Hier, j’ai parlé du triple processus par lequel advient l’humain : hominisation (l’évolution biologique), anthropisation (l’invention technique) et symbolisation. Je reviens sur ce dernier point qui me semble le plus proprement humain, celui qui permet à l’être humain, être naturel, de se placer d’une certaine manière en distance avec la nature, ce par quoi l’animal devient sujet.
On peut d’abord considérer la symbolisation comme le
processus inverse de l’appropriation technique du monde. Dans la technique,
l’homme projette son esprit sur la nature qu’il cherche à modifier selon ses
propres idées, en fonction de ses propres besoins. La symbolisation consiste au
contraire à transformer les choses de la nature en éléments spirituels. Une
chose matérielle (par exemple une statuette ou des incisions sur une arme) est
transformée en « chose mentale ». Cette « mise ensemble » est proprement le
processus de symbolisation. Le « symbole », désignait ce rapport, après avoir
désigné les deux fragments de poteries que se partageaient deux individus
passant un contrat (la mise en relation exacte des deux fragments permettant d’authentifier
le contrat).
Le symbole est doublement multiple, si on ose dire. D’une
part, n’importe quoi peut devenir symbole : un son, une inscription, un
chose quelconque, mais aussi un être vivant (le lion est symbole de la force)
et un symbole peut avoir plusieurs sens, c’est typiquement le cas des mots,
mais aussi des œuvres d’art que l’on peut interpréter. Le symbole est du reste
fait pour être interprété, comme une partition de musique doit être interprétée
pour être entendue. De ce point de vue, Aristote avait déjà dit l’essentiel
dans le Peri hermeneia (« De l’interprétation ») : « Les sons émis
par la voix sont les symboles [συµβολον] des états de l’âme, et les mots
écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est
pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les
mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes
immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses
dont ces états sont les images. »
Un symbole ne vaut que par l’interprétation. Dès qu’on parle
de symbolisation, on est donc entré de plain-pied dans le monde humain, dans le
monde de l’intelligence : il faut faire sens. Les machines ne symbolisent
pas, elles n’interprètent pas, elles ne font qu’exécuter des opérations en
fonction des signaux reçus et, de ce point de vue, parler d’intelligence
artificielle est une simple escroquerie intellectuelle. Si l’homme est l’animal
qui symbolise comme il respire, son entrée dans l’ordre symbolique ne se fait
pas toute seule. La relation fondamentale est celle qui confronte le sujet
humain en formation, le tout petit enfant, à sa mère et, généralement, à son
père. Mais ce rapport prend immédiatement une forme spécifique, si on suit
Jacques Lacan : le sujet (imaginaire) se joue dans la confrontation avec
le symbolique (le père) et le réel (la mère). Pourquoi le père est-il
symbolique ? Parce que sa fonction biologique a été accomplie neuf mois avant
la naissance du sujet et que le père n’est père que parce qu’il y a un ordre
institutionnel qui le fait être tel. Parce qu’elle n’est pas une chose vivante,
parce qu’elle n’a ni père ni mère, une machine ne peut donc avoir aucun rapport
avec cette chose que nous appelons intelligence. Voilà une proposition qui
paraît évidente, mais qu’il faut surtout ne pas divulguer parce qu’elle
ruinerait immédiatement laboratoires et chercheurs spécialisés dans la
construction de théories fumeuses là il n’y a que la dextérité technique du
programmeur.
Les humains doivent devenir des êtres parlants. Aristote
l’avait dit : l’homme est le vivant qui possède le logos. Et c’est
parce qu’il possède le logos, que l’homme est aussi un « vivant
politique ». Qu’est-ce qu’accéder au monde de la parole ? Je
reprends ici une définition de Pierre Legendre : « la capacité de décoller
du plan de la chose pour en faire un objet humain. » (in La 901e conclusion.
Étude sur le théâtre de la Raison, Fayard, 1998) Il s’agit avec la parole
d’un « espace d’humanisation » que vient habiter l’humain. Or, pour faire
exister cet espace, il est nécessaire d’opérer une séparation, celle de
l’enfant d’avec la mère tout d’abord, séparation qui est double : d’une
part, la mère à l’enfant et l’enfant doit parler pour que ses besoins soient
satisfaits ; d’autre part, le père sépare la mère de l’enfant et cette
séparation institue l’interdit majeur, celui de l’inceste.
Comprendre le mécanisme de la symbolisation, c’est aller au
plus profond de l’âme humaine et pénétrer les processus par lequel
l’inconscient nous gouverne. Mais cette nécessaire séparation, cette coupure,
est aussi ce qui fait lien, car pour qu’il y ait lien il faut deux êtres à lier !
Tout cela nous rappelle que l’être humain pour grandir doit être étayé. Les montages
du droit sont précisément ce qui permet d’étayer le petit d’homme pour qu’il
puisse devenir homme. La manière dont nous traitons les morts fait aussi partie
de ces montages symboliques qui font l’humain. Nous sommes entrés dans une ère
de gestion technique de l’être humain, il faut que chacun devienne le manager
de lui-même. À la gestion technique de la naissance (planification du
déclenchement en fonction du planning de la maternité), répond l’exigence de l’euthanasie
médicalement assistée qui permettra la planification de la mort. Voilà comment
se met en place, progressivement, une « désymbolisation » qui est l’autre face
de la désinstitutionnalisation propre à l’ère des managers. Ce qui n’est rien d’autre
que la barbarie techniquement assistée.
Le 21 juin 2022
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