La mort n’est rien pour nous… dit Épicure, avec la plupart des autres philosophes grecs antiques. La mort n’est rien pour nous, car tant que nous sommes là, elle n’est pas là et quand elle y est, nous ne sommes plus ! Nous n’avons donc rien de commun avec elle. En outre, comme la mort est privation de sensation, elle ne peut nous procurer ni bien ni mal et donc elle n’est pas à craindre. Avec tout le respect que je dois aux maîtres anciens, que je révère très profondément, je trouve qu’il y a va un peu vite, le camarade Épicure !
Il est en effet impossible de prononcer l’expression e être
mort » en tant qu’elle se rapporterait à soi-même comme sujet. « Je suis mort »
est une expression dépourvue de sens, un simple bruit, sauf pour dire
métaphoriquement « je suis épuisé ». Même « je serai mort », comme dans « quand
je serai mort, je veux que X » est une phrase douteuse, car, quand je serai
mort, je ne serai plus rien, pas même mort et donc je ne pourrai rien vouloir.
C’est Spinoza qui a raison : la pensée de la mort est nécessairement une
pensée inadéquate, car elle n’est une pensée de rien, une idée sans idéat, c’est-à-dire
une impossibilité logique. Je peux regarder le cadavre de quelqu’un, mais au
mort il manque toujours l’essentiel, être. C’est sans cela qu’Épicure entend
par son fameux « la mort n’est rien pour nous », parce que nous n’en pouvons
rien dire.
La syntaxe nous permet de prononcer toutes sortes de phrases
sur la mort, mais la logique est beaucoup plus rétive. Elle ne se laisse pas
faire ! César n’est pas au-dessus de la grammaire, disait-on. Mais surtout il
n’est pas au-dessus de la logique. Et donc les belles phrases de nos maîtres,
phrases qu’il est toujours bon de se répéter, sont des consolations
philosophiques qui nous laissent devant l’indicible.
Il y a un deuxième aspect : la mort n’est peut-être
rien, mais le problème commence quand il s’agit de mourir. Épicure a deux
remèdes. En premier lieu, on peut supporter la souffrance, notamment en se
remémorant les biens passés — tous les bons moments, tous les plaisirs entiers,
sans contrepartie, toutes ces tranches de vie éprouvées dans la plénitude de
l’être nous seront de précieux médicaments, dit-il. Psychologiquement,
l’affaire se discute. Ces bons souvenirs pourraient bien rendre encore plus
insupportable la souffrance présente. La deuxième solution est qu’on peut
toujours abréger sa vie. Certes. Mais Épicure ignorant la puissance de la
médecine et notamment de la médecine scientifique, qui permet de laisser en vie
— si on appelle ça une vie — des centaines de milliers et des millions
d’individus qui ne peuvent même plus traîner leur carcasse. C’est cela qui pose
la question de l’euthanasie et rien d’autre. L’euthanasie n’est pas un droit et
encore moins « un droit à mourir dans la dignité ». Cette question se pose
comme problème social parce qu’il est devenu intolérable de mourir, parce que,
comme l’a dit un homme politique, nous pouvons vaincre la mort (sic). Et
pourtant, nous allons mourir (un jour).
Il y a un troisième aspect : ma propre mort n’est rien
pour moi, mais celle des autres peut-être tout pour moi ! Je n’ai pas vraiment
peur de mourir — encore que l’on se débarrasse difficilement de l’angoisse de
la mort — mais la mort possible de ceux qui me sont chers me terrifie. Quand on
atteint un certain âge, on traîne avec soi un cortège de disparus. Les fantômes
existent : ce sont les pensées que nous avons de nos morts, à qui on
voudrait parfois encore dire un mot et qui ne n’entendront pas. Comment faire
avec ça ? Épicure n’a pas d’autre réponse que l’amitié. Et voilà une nouvelle
version, inattendue, du célèbre « l’enfer, c’est les autres » !
Il ne reste qu’à s’arranger avec la mort. Les croyants
s’arrangent à leur façon en espérant la vie éternelle. C’est ce qu’ils disent.
Mais je n’en crois pas un mot. L’expérience montre les croyants craignent la
mort autant que les non-croyants et ceux que la foi aide à mourir en paix ne
sont sans doute pas plus nombreux que ces sages qui s’apprêtent à quitter ce
monde en sachant que « seuls les atomes sont éternels ». Dans le film de Denys
Arcand, Les invasions barbares, Rémy meurt au moment qu’il choisit,
entouré de ses amis, se remémorant les meilleurs moments de leur vie… Qui ne
voudrait pouvoir en faire autant ! Dans la sacralité qui entoure la mort,
l’important n’est sans doute pas dans la foi dans la vie éternelle, mais dans
le rituel, rituel dans lequel les catholiques — selon mon expérience — sont
insurpassables. La mise en scène d’un enterrement permet aux vivants d’accepter
la mort et permet au mort de vivre encore un peu dans l’âme des vivants. L’enterrement,
c’est à la fois la défaite des prétentions de la technoscience médicale et un
témoin, pour l’heure encore vivant, de l’éternelle condition humaine, même si
la modernité vise à nous débarrasser du souci de la mort, tout ce qui tourne
autour des funérailles étant pris en charge techniquement, par des gens
compétents et sans affects.
Dans le christianisme, la promesse la plus extravagante et
la plus extraordinaire est celle de la résurrection des corps, car le
christianisme n’est pas un dualisme et les chrétiens savent bien que sans corps
l’âme va s’ennuyer ferme ! L’idée de la résurrection des corps n’est pas si
absurde qu’elle en a l’air : elle proclame que c’est la vie humaine, en
tant que telle, qui est éternelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise au
rythme des horloges, mais peut se penser par elle-même. Spinoza dit : « j’entends
par éternité l’existence elle-même ». Rien de plus profond !
Le 23 juin 2022
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire