lundi 13 juin 2022

Démocratie et élites

En ce lendemain d’élections, la question du rapport entre élites et démocratie s’impose. L’élite est ce qui résulte de notre choix et donc elle est le meilleur. Un élu est un saint qui a mérité le paradis et il fait donc partie de l’élite, des meilleurs. On les appelait « ottimati » dans l’Italie médiévale et renaissante. Les « ottimati », les optimates étaient les meilleurs, comme les aristocrates si l’on préfère l’étymologie grecque à l’étymologie latine. Le suffrage est un moyen de sélectionner l’élite politique – on ne sélectionnerait pas l’élite médicale ni l’élite militaire par le suffrage.

Le problème surgit immédiatement et il est bien connu. L’élection, incarnation du pouvoir de tous, à égalité, produit une inégalité majeure, elle institue la division entre le peuple des égaux et la minorité des « meilleurs » plus égaux que le reste du peuple et détenant le pouvoir politique qui est, en son essence, selon les théories du droit naturel qui fondent la pensée moderne, le pouvoir du peuple qui se fait peuple, du peuple constituant. Ainsi l’élection n’est-elle pas l’expression de la démocratie, mais sa négation ! La seule démocratie acceptable serait la démocratie directe, celle où toutes les décisions seraient prises par l’assemblée du peuple. Le référendum est un reste de la démocratie directe : on n’y choisit pas un homme pour gouverner les autres, on y choisit des lois. Ainsi le 12 juin 2022, en Italie, les citoyens étaient appelés à voter pour ou contre un certain nombre de réformes de la justice. Signe des temps, la participation à cette consultation a été catastrophique.

Cependant, on voit mal comment une société pourrait se passer d’élites à tous les niveaux. De Machiavel à Gramsci en passant par Mosca et Pareto, les penseurs italiens ont fait des élites un de leurs soucis de réflexion politique majeur. Personne ne confierait sa vie à un médecin sans qualification. Pourquoi devrions-nous confier la direction des affaires du pays au premier venu. Le gouvernement de la cuisinière que Lénine appelait de ses vœux ne se réalisa que sous la forme de la dictature du parti, de la dictature des organes dirigeants sur le parti et finalement de la dictature du secrétaire général. En son essence, le léninisme est un élitisme assumé, depuis le célèbre Que faire ? de 1903 : le parti sélectionne ses membres, les forme, pour qu’ils deviennent des militants professionnels. Quiconque a fréquenté les partis qui se réclament du léninisme, trotskistes inclus, sait bien de quoi il s’agit.

Les classes dominantes, quand elles manifestent encore une certaine « conscience de classe », s’attachent à assurer la circulation des élites qu’a très bien analysée Pareto (par exemple dans son Traité de Sociologie Générale¸1917). La généralisation de l’instruction publique n’avait pas seulement pour but de donner l’instruction nécessaire à la future main-d’œuvre. Elle visait aussi à permettre l’ascension des éléments des classes dominées vers les classes dominantes, l’État prenant la place qu’occupait jadis l’Église. Il ne s’agit pas seulement des élites politiques, mais aussi des élites intellectuelles ou des dirigeants d’entreprise. Selon Pareto, les éléments des basses classes viennent ainsi régénérer les hautes classes ! Cette circulation des élites contribue à la paix sociale et à l’intégration des classes dominées au système de leur propre domination !

Machiavel voyait dans la république un système conflictuel, opposant les grands et le peuple. Machiavel ne « croyait » pas à la démocratie directe, tout simplement parce que le peuple a souvent autre chose à faire qu’à s’occuper de politique ! Par contre, il louait fort le suffrage pour choisir les dirigeants. Mais d’un autre côté, ces grands, même élus, sont toujours tentés d’user et d’abuser du pouvoir pour opprimer le peuple. La capacité du peuple à surveiller les gouvernements et à les combattre si nécessaire est alors considérée comme une vertu essentielle de la république. On voit mal comment on pourrait sortir de cette dialectique machiavélienne autrement qu’en songes.

Le problème que nous rencontrons aujourd’hui est que cette dialectique des grands et du peuple ne fonctionne plus. Le peuple ne produit plus ses propres élites, ces ouvriers instruits qui ont longtemps formé l’ossature du vieux mouvement ouvrier. Une des raisons en est la disparition des « ouvriers » au profit des « salariés », des « employés » et des « employables » et avec eux la fin de la culture ouvrière. Mais la classe dominante de son côté a renoncé à organiser la circulation des élites. Le blocage du fameux « ascenseur social » ne signifie rien d’autre. On produit en masse des diplômés mais ce n’est pas la même chose ! L’effondrement dramatique du niveau moyen des bacheliers est un indicateur inquiétant. C’est d’ailleurs particulièrement vrai en France. De Gaulle écrivait : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » (1934) Aujourd’hui, on fabrique toutes sortes de nuisibles, des spécialistes en management, en audit, en commerce, mais la culture générale est en voie de disparition.

Nous assistons donc à une véritable extinction progressive des élites dans le même temps où s’éteint tout sens du bien commun et de la simple honnêteté dans l’exercice des charges publiques. Quand on apprend que la hiérarchie de l’Éducations nationale remonte les notes des candidats au baccalauréat sans même en avertir les professeurs correcteurs, dans le seul but d’annoncer que ce bac sera une « bonne cuvée » et surtout que l’on n’aura pas de redoublants à caser à la rentrée, on a un petit aperçu de ce règne des malfrats et tricheurs qui a remplacé l’éthique républicaine.

Le 13 juin 2022

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