En ce lendemain d’élections, la question du rapport entre élites et démocratie s’impose. L’élite est ce qui résulte de notre choix et donc elle est le meilleur. Un élu est un saint qui a mérité le paradis et il fait donc partie de l’élite, des meilleurs. On les appelait « ottimati » dans l’Italie médiévale et renaissante. Les « ottimati », les optimates étaient les meilleurs, comme les aristocrates si l’on préfère l’étymologie grecque à l’étymologie latine. Le suffrage est un moyen de sélectionner l’élite politique – on ne sélectionnerait pas l’élite médicale ni l’élite militaire par le suffrage.
Le problème surgit immédiatement et il est bien connu. L’élection,
incarnation du pouvoir de tous, à égalité, produit une inégalité majeure, elle
institue la division entre le peuple des égaux et la minorité des « meilleurs »
plus égaux que le reste du peuple et détenant le pouvoir politique qui est, en
son essence, selon les théories du droit naturel qui fondent la pensée moderne,
le pouvoir du peuple qui se fait peuple, du peuple constituant. Ainsi l’élection
n’est-elle pas l’expression de la démocratie, mais sa négation ! La seule
démocratie acceptable serait la démocratie directe, celle où toutes les décisions
seraient prises par l’assemblée du peuple. Le référendum est un reste de la
démocratie directe : on n’y choisit pas un homme pour gouverner les
autres, on y choisit des lois. Ainsi le 12 juin 2022, en Italie, les citoyens
étaient appelés à voter pour ou contre un certain nombre de réformes de la
justice. Signe des temps, la participation à cette consultation a été catastrophique.
Cependant, on voit mal comment une société pourrait se
passer d’élites à tous les niveaux. De Machiavel à Gramsci en passant par Mosca
et Pareto, les penseurs italiens ont fait des élites un de leurs soucis de réflexion
politique majeur. Personne ne confierait sa vie à un médecin sans qualification.
Pourquoi devrions-nous confier la direction des affaires du pays au premier
venu. Le gouvernement de la cuisinière que Lénine appelait de ses vœux ne se
réalisa que sous la forme de la dictature du parti, de la dictature des organes
dirigeants sur le parti et finalement de la dictature du secrétaire général. En
son essence, le léninisme est un élitisme assumé, depuis le célèbre Que faire ?
de 1903 : le parti sélectionne ses membres, les forme, pour qu’ils deviennent
des militants professionnels. Quiconque a fréquenté les partis qui se réclament
du léninisme, trotskistes inclus, sait bien de quoi il s’agit.
Les classes dominantes, quand elles manifestent encore une
certaine « conscience de classe », s’attachent à assurer la circulation
des élites qu’a très bien analysée Pareto (par exemple dans son Traité de
Sociologie Générale¸1917). La généralisation de l’instruction publique n’avait
pas seulement pour but de donner l’instruction nécessaire à la future main-d’œuvre.
Elle visait aussi à permettre l’ascension des éléments des classes dominées
vers les classes dominantes, l’État prenant la place qu’occupait jadis l’Église.
Il ne s’agit pas seulement des élites politiques, mais aussi des élites
intellectuelles ou des dirigeants d’entreprise. Selon Pareto, les éléments des
basses classes viennent ainsi régénérer les hautes classes ! Cette circulation
des élites contribue à la paix sociale et à l’intégration des classes dominées
au système de leur propre domination !
Machiavel voyait dans la république un système conflictuel,
opposant les grands et le peuple. Machiavel ne « croyait » pas à la
démocratie directe, tout simplement parce que le peuple a souvent autre chose à
faire qu’à s’occuper de politique ! Par contre, il louait fort le suffrage
pour choisir les dirigeants. Mais d’un autre côté, ces grands, même élus, sont
toujours tentés d’user et d’abuser du pouvoir pour opprimer le peuple. La capacité
du peuple à surveiller les gouvernements et à les combattre si nécessaire est
alors considérée comme une vertu essentielle de la république. On voit mal
comment on pourrait sortir de cette dialectique machiavélienne autrement qu’en songes.
Le problème que nous rencontrons aujourd’hui est que cette
dialectique des grands et du peuple ne fonctionne plus. Le peuple ne produit
plus ses propres élites, ces ouvriers instruits qui ont longtemps formé l’ossature
du vieux mouvement ouvrier. Une des raisons en est la disparition des « ouvriers »
au profit des « salariés », des « employés » et des « employables »
et avec eux la fin de la culture ouvrière. Mais la classe dominante de son côté
a renoncé à organiser la circulation des élites. Le blocage du fameux « ascenseur
social » ne signifie rien d’autre. On produit en masse des diplômés mais
ce n’est pas la même chose ! L’effondrement dramatique du niveau moyen des
bacheliers est un indicateur inquiétant. C’est d’ailleurs particulièrement vrai
en France. De Gaulle écrivait : « La véritable école du commandement
est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer
avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire,
d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce
degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre
capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit
humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours
Aristote. » (1934) Aujourd’hui, on fabrique toutes sortes de nuisibles,
des spécialistes en management, en audit, en commerce, mais la culture générale
est en voie de disparition.
Nous assistons donc à une véritable extinction progressive
des élites dans le même temps où s’éteint tout sens du bien commun et de la
simple honnêteté dans l’exercice des charges publiques. Quand on apprend que la
hiérarchie de l’Éducations nationale remonte les notes des candidats au baccalauréat
sans même en avertir les professeurs correcteurs, dans le seul but d’annoncer
que ce bac sera une « bonne cuvée » et surtout que l’on n’aura pas de
redoublants à caser à la rentrée, on a un petit aperçu de ce règne des malfrats
et tricheurs qui a remplacé l’éthique républicaine.
Le 13 juin 2022
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