La séparation entre public et privé a été parachevée à l’époque moderne. Elle définit des limites à l’intrusion de l’État dans la vie des individus et dégage une marge d’action : le droit de choisir son occupation, la liberté d’aller et de venir, etc. Le domaine privé n’est pas hors la loi, mais la loi le protège. Or le développement des États modernes remet en cause cette séparation, ne serait-ce que par l’extension infinie du domaine de la surveillance et la multiplication des lois restreignant les libertés individuelles élémentaires. J’ai eu l’occasion de dire ce qu’il fallait en penser dans La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011. Il y a un point que je voudrais développer maintenant, celui de la politisation de l’intime.
L’intime ne saurait être confondu avec le privé. Il en est
un domaine particulier, celui dans lequel les individus sont entièrement libres
de leurs choix tant qu’ils ne mettent pas en cause la liberté des autres. L’intime
est opposé à toute forme de publicité et à toute forme de « mise en commun ».
On sait combien est liberticide la pose de caméras ou de micros à l’intérieur
du domicile privé. Il y a là quelque chose du domaine de l’effraction et même
du viol. L’intime a à voir avec ce qui est caché, ce qui ne regarde pas les
autres. On se cache pour faire ses besoins et on ne fait pas l’amour en public !
Il y a aussi nécessairement des états de notre conscience que nous voulons
taire. Ce plus intérieur qu’est l’intime est la demeure inviolable de l’individu.
Or, chose surprenante, en apparence, l’intime est maintenant
exposé aux yeux de tous. La communication téléphonique puis par internet permet
déjà cette atteinte à l’intimité. Quand j’envoie une lettre, son destinataire l’ouvre
quand bon lui semble et peut même la jeter à la poubelle. Le coup de téléphone
est déjà plus intrusif : il me surprend dans n’importe quelle circonstance,
il sonne comme un rappel à l’ordre. Tous les dispositifs techniques qui envahissent
aujourd’hui notre monde participent de ce que Maurizio Ferraris a appelé « mobilisation
totale ». Nous sommes en quelque sorte transplantés sans quitter notre domicile
dans ces lieux où l’intimité est réduite au minimum (internats à l’ancienne,
chambrées à l’armée). La communication vidéo, si pratique, participe aussi de
ce processus global.
Nous n’avons pas besoin d’être soumis au regard de Big
brother. Nous avons nous-mêmes entrepris de mettre partout dans notre vie
le regard de la « chose » numérique. L’abolition de l’intime touche aussi
particulièrement le domaine de la vie sexuelle. Dans La volonté de savoir,
Michel Foucault avait bien mis en lumière cette obsession du discours sur la
sexualité, cette volonté d’arracher les secrets les plus intimes. Mais ce qui
était jadis circonscrit au confessionnal (« mon père, pardonnez-moi d’avoir eu
des pensées ou des actes impurs, seul ou avec d’autres ») est maintenant une
obligation presque civique. Il y a déjà pas mal de temps, on a incité les homosexuels
à faire leur « coming out ». C’est déjà de la préhistoire. Les « pratiques »
sont devenues des « orientations » sexuelles qui permettent de faire entrer
les individus dans la cage d’acier de la sexualité moderne, normalisée, validée
par l’instance « psy ». LGBTQNA++, voilà la loi et les prophètes ! Il y a là
une disciplinarisation du sexe qui dépasse tout ce que les époques antérieures
avaient pu imaginer. L’intime n’existe plus, car ne pas vouloir confesser sa
binarité, c’est cacher un secret ! L’apologie du « trans » dès l’école et l’autorisation
donnée d’entamer la transition des enfants (sous contrôle psy évidemment !) s’inscrit
dans une vaste offensive contre la sexualité elle-même (« Faut-il
en finir avec le sexe ? ») ou, à tout le moins, sa mise au pas.
C’est ainsi que le discours du nouveau sexe, pardon, du « genre »,
a envahi l’espace public au point de le saturer. On peut sans rire demander l’inscription
dans la constitution du droit de chaque individu à déclarer, quand bon lui
semble, son changement de genre. Qu’un homme politique, jadis réputé sérieux, ait
pu se prononcer pour une revendication aussi inepte en dit long sur l’état de décomposition
sociale et morale de notre société. Une candidate aux élections législatives,
ancienne candidate à la présidentielle, a demandé qu’une loi établisse la répartition
des tâches ménagères à l’intérieur du couple.
Il serait utile de « désexualiser » le discours public, c’est-à-dire
de réduire la place qu’on a donnée à ces questions qui ressortissent à l’intimité.
Chacun fait ce qu’il veut, chacun prend son plaisir comme bon lui semble, mais
évidemment cela ne regarde ni les lecteurs de journaux, ni les politiciens. Ne
regardent l’ordre politique que la législation du droit civil (droit du
mariage, droit de la nationalité, etc.) et la protection de l’enfance. Deux exigences
donc : qu’on en finisse avec le sociétal qui ne sert qu’à évacuer du débat
politique les questions sociales majeures. Qu’on rétablisse la valeur et la
protection de l’intime.
Le 11 juin 2022
C est vrai que cela devient fou et aberrant, ce déballage sur les réseaux sociaux du moindre petit événement personnel , etc ...
RépondreSupprimer