lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

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