jeudi 16 juin 2022

De la vérité

« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?

Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée » pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements. Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.

On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam ! Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.

Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme » avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des écoles dignes de ce nom.

Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé, je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 % de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy Debord.

Le 16 juin 2022

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