« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?
Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour
appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une
et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre
disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du
Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de
troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on
apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou
directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée »
pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements.
Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts
considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration
elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.
On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale
et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son
opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin
avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam !
Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch
dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un
argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on
ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la
parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus
est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit
d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et
on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale
était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se
consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée
qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément
jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du
conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir
un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien
radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.
Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut
se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre
que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des
puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il
existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a
progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie
dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme »
avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes
de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est
d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir
deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans
phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est
approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre
sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait
demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique
civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des
écoles dignes de ce nom.
Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé,
je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui
sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est
absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme
l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques
soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information
aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste
de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de
mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne
soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 %
de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs
objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes
qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement
de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy
Debord.
Le 16 juin 2022
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