Faut-il déduire de cela une « mission historique » du
prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx
d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le
Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du
directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont
prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase
I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y
a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce
qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe
d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le
contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de
rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation
opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce
sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des
expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la
fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes
dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y
a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la
répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique
utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années
de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire
pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune,
Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple
soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la
Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose
de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis
utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre
à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle
aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. »
Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx
dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui
va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».
La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la
classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de
1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé
une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par
le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la
condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a
succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la
société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.)
que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur
d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de
sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols
blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des
technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers
du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les
ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement
diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont
multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le
« travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition
ressemble à celle des canuts au début du XIXe siècle. Les
chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons
pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo
pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont
tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement
à se forger une « conscience de classe ».
Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis
ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes.
Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon
puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du
trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les
partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des
formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires
au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ».
Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire
sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.
Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est
pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses.
Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation
l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des
immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.
Le 8 juin 2022.
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