mercredi 8 juin 2022

Détruire les illusions

Le constat que seul le travail vivant produit de la survaleur et que, par conséquent, le capital ne peut poursuivre son accumulation que s’il trouve de nouveaux secteurs de production pour embrigader ces forces de travail dans la grande machinerie du capital, c’est une chose. Il faudrait avoir les yeux bouchés pour ne pas le voir. Toute l’analyse du procès de production capitaliste et de ses contradictions, telle qu’on la trouve dans le Capital et les divers manuscrits qui l’accompagnent (livre II et III, Grundrisse), toute cette analyse est profondément vraie et parfaitement « scientifique » si on tient à ce qualificatif un peu dévalué de nos jours.

Faut-il déduire de cela une « mission historique » du prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune, Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. » Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».

La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de 1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.) que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le « travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition ressemble à celle des canuts au début du XIXsiècle. Les chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement à se forger une « conscience de classe ».

Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes. Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ». Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.

Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses. Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.

Le 8 juin 2022.

 

 

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