Penser, c’est rompre avec l’immédiat, cesser d’être englué dans l’ici et maintenant des sensations confuses, qui semblent les plus riches mais se révèlent finalement les plus pauvres, les plus indéterminées et se résument par « il y a ». Penser, c’est s’abstraire de cette immédiateté pour introduire des médiations. S’abstraire, c’est se tirer de quelque chose, laisser de côté quelque chose. Faire abstraction de quelque chose, c’est ne pas en tenir compte. Si je dis : mon bureau est rectangulaire, j’ai remplacé la perception complexe de ce bureau par l’abstraction « rectangle » qui justement fait abstraction de la couleur, de la rugosité ou non, et de la forme réelle elle-même – en fait il n'est pas tout à fait rectangulaire, les côtés opposés ne sont sans doute pas vraiment parallèles et les coins ne forment sans doute pas un angle de 90°.
L’abstraction consiste seulement à ne retenir que quelques
prédicats — utiles pour des raisons pragmatiques à un moment donné, et donc à
ne pas se placer du point de vue de la totalité. La science doit penser le
concret — elle ne peut s’en tenir à des généralités abstraites — mais le
concret singulier n’existe que comme la synthèse de multiples déterminations,
produites par l’analyse, et ces
déterminations ne peuvent être obtenues que par abstraction à partir de ce qui
se présente immédiatement. C’est le mouvement d’ensemble qui est le vrai et non
l’un de ses moments. L’abstraction est seulement un moment nécessaire de la
production de la pensée qui soit réellement une pensée adéquate.
Mais que l’abstraction ne soit qu’un moment ne lui retire
pas sa valeur. Nous pouvons donner des noms généraux aux choses parce que nous procédons
par abstraction. Tous les hommes sont différents, mais en faisant abstraction de
ces différences j’obtiens l’homme, l’homme abstrait qui n’existe nulle part et dont
nous faisons pourtant le sujet du droit. Il faut une bonne capacité d’abstraction
pour appeler « chien » cette grosse bête poilue et ce petit animal à poil ras
qui aboie aux passages des badauds. Si nous n’avions pas cette capacité d’abstraction
qui s’exprime dans les mots, nous ne pourrions rien faire d’autre que désigner
en montrant du doigt, mais comment montrer du doigt ce qui n’est pas
effectivement présent ?
Toute une pédagogie dénonce « l’abstraction », l’abstraction
des « concepts », l’abstraction d’un enseignement trop aride pour les enfants… Certes,
on doit adapter le niveau d’abstraction à l’évolution de la formation des
enfants. Mais ils sont déjà entrés dans l’abstraction bien avant d’avoir mis les
pieds à l’école, dès qu’ils ont commencé à parler. Quand l’enfant qui a appris
que le chien de la maison s’appelle Pif, appelle tous les autres chiens qu’il
croise « Pif », il a tout simplement transformé le signe « concret » « Pif » en
un mot abstrait, « Pif » devant être traduit par « chien » en langage ordinaire.
Mais il faut encore remarquer que l’abstrait est ce qui est
le plus facile à apprendre ! Apprendre la grammaire française, c’est de la
rigolade pour celui qui tente de déchiffrer un texte de Montaigne ou une page
de Proust. Pour jouir de Proust, il faut donc commencer par la grammaire et par
l’orthographe. Rien de plus abstrait que la langue ! Les mathématiques sont
bien plus aisées à connaître que la physique. En mathématiques, la somme des
trois angles d’un triangle fait bien deux droits, si on accepte le cinquième
postulat d’Euclide. Si on fait de la triangulation à grande échelle pour
établir des cartes, alors là, patatras, la somme des angles d’un triangle ne
fait plus deux droits — raison pour laquelle le grand Gauss a inventé une
géométrie courbe.
On ne peut être « concret » qu’en ayant parcouru tous les
chemins de l’abstraction. Certes, il y a une bonne abstraction et une mauvaise
abstraction, celle qui conduit simplement à des généralités anhistoriques dont
la vérité n’est pas éprouvée dans la concrétude des choses. La bonne
abstraction est, par exemple, celle que l’on trouve dans des sciences comme la
chimie. En chimie, les éléments ne sont jamais donnés ; le tableau de Mendeleïev n’est pas une collection
de corps simples ramassés dans la nature par un collectionneur. Le fer ou l’oxygène
n’apparaissent pas au début, mais à la fin du travail d’analyse, du travail d’abstraction
qui dépouille les substances réelles de tous les accidents. La bonne
abstraction suit le chemin de la différenciation, alors que la mauvaise produit
de l’indifférencié et constitue le « fond de sauce » de l’idéologie. Nous croulons
sous des avalanches d’indifférenciation.
Suivons Walter Benjamin, il faut « … traverser les déserts
glacés de l’abstraction pour parvenir au point où il est possible de
philosopher concrètement. »
Le 22 juin 2022.
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