dimanche 12 juin 2022

La démocratie oligarchique

Il est difficile de donner une définition suffisamment précise de la démocratie. Trop vague et trop plein de bonnes intentions ! La vérité est que, sauf en de brefs éclairs de l’histoire, la démocratie n’a toujours été que la couverture plébiscitaire de l’oligarchie. C’était vrai à Athènes où les citoyens influents dirigeaient de fait. C’était non moins vrai dans les meilleures époques de la République romaine — Jules César fut selon le mot de Luciano Canfora un dictateur démocratique. Dans les cités-États italiennes du Moyen âge, ce sont les riches qui usaient de leurs pouvoirs pour manipuler telle ou telle fraction du « popolo ». La démocratie américaine n’a proclamé que l’égalité des égaux, c’est-à-dire les WASP, entérinant dès le commencement l’esclavage. Quiconque connaît un peu l’histoire française sait que notre république fut toujours le lieu où s’affrontèrent les diverses sous-classes de la classe dominante, les classes populaires ne jouant que des pressions qu’elles pouvaient exercer grâce à l’existence de « partis ouvriers ».

Bref, la démocratie réelle n’est pas le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, mais bien un gouvernement du petit nombre avec l’approbation plus ou moins extorquée du grand nombre, à qui il arrive que l’on concède quelques miettes, pourvu que les intérêts du petit nombre des riches soient suffisamment préservés. Que l’on ait le droit dans les « démocraties » de faire des discours flamboyants contre le capitalisme, cela ne change rien à l’affaire. Les bourgeois sont tous capables de faire ce genre d’envolées lyriques. Dans son fameux discours d’Épinay (1971), Mitterrand dénonça « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. » Mais cela ne l’empêcha nullement de donner à la France ce « jeune premier ministre » qui fit de « la France qui gagne » (de l’argent) son drapeau, tout en faisant le sale boulot dans la liquidation de la sidérurgie pour le compte de la CEE. N’oublions pas non plus que même la liberté de crier dans le désert n’est pas toujours garantie dans les « démocraties oligarchiques » : les États-Unis ne reculèrent jamais quand il s’agissait de mettre en prison les socialistes antiguerre (comme Eugen Debbs en 1917) ou plus tard les communistes. Cette grande démocratie condamna à mort et exécuta des militants syndicalistes qui manifestaient pour la journée de 8 heures à Chicago en 1886.

Quelque part, Costanzo Preve remarque que jamais les classes dominées ne peuvent devenir des classes dominantes. Les classes dominées donnent leur appui à une partie des classes dominantes — ce fut souvent la petite bourgeoisie intellectuelle qui occupa cette place — mais ne gouvernent jamais en personne. On peut en déduire que la démocratie n’est jamais que de la rhétorique. En voyant dans la démocratie athénienne le règne des beaux parleurs, des spécialistes de la flatterie et des montreurs de marionnettes[1], Platon n’avait peut-être pas tort.

Une autre hypothèse se peut déduire de la lecture de Jean-Jacques Rousseau. Pour que la république soit vraiment l’expression de la volonté générale, il faut rendre les factions impossibles et en premier lieu il faut l’égalité de conditions : que personne ne soit si riche qu’il puisse acheter quelqu’un et que personne ne soit si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. La condition de la démocratie est donc une révolution sociale radicale. Qui ne peut pas se faire par la voie « démocratique ».

Comment avancer, donc ? La première chose est de cesser de se laisser éblouir par la rhétorique démocratique dont le principal usage au cours de dernières décennies a été de justifier guerres et destructions : c’est au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme que les États-Unis ont tué deux millions de civils vietnamiens et un million de combattants, toujours au nom de la démocratie, qu’ils ont soutenu Pol Pot contre le Vietnam, au nom de la démocratie qu’ils ont propulsé les talibans, envahi l’Irak, détruit les Libye, etc. Dénoncer sans relâche la « démocratie de la race des seigneurs » et ses valets les montreurs de marionnettes. Du même pas, défendre les droits réels, droits individuels autant que droits sociaux, que seule la lutte et les rapports de force peuvent garantir.

Le 12 juin 2022

 



[1] Voir l’allégorie de la caverne dans La République de Platon.

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