vendredi 25 décembre 2009

La science philosophique

Remarques sur la Préface à la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel

Je poursuis ici, dans le désordre le plus complet mes notes de lecture sur Hegel. Après avoir posé la question des rapports entre logique et vérité dans l’Encyclopédie, je fais un demi-tour et reviens à la Phénoménologie de l’Esprit, et notamment sa préface, brillant exposé de ce qu’on appelerait à tort « méthode » hégélienne, puisque la méthode n’est pas séparable de la substance même de la philosophie.

mardi 15 décembre 2009

La ville détruite par le « capitalisme absolu »


I.

Nous sommes dans l’âge du « capitalisme absolu ». L’expression est sans doute discutable puisque l’absolu est l’indéterminé, ce qui à l’évidence n’est pas le cas du capitalisme d’aujourd’hui. Mais elle permet de souligner que, pour la première fois de son histoire, le capitalisme est complètement débarrassé des encombrants fantômes du passé pré-capitaliste – il est, par exemple, en passe de se défaire complètement des entraves religieuses catholiques – et n’a plus à composer avec la force menaçante du mouvement ouvrier. La destruction méthodique de l’État social, « modèle 1945 », en témoigne. De cette situation nouvelle, nous sommes loin d’avoir pris toute la mesure. Elle produit pourtant toutes sortes d’involutions et de renversements dialectiques qui devraient nous obliger à revoir nos idées et nos manières de penser. Les clivages, les systèmes d’opposition qui structuraient la représentation du monde de la majorité des individus, au moins en Europe occidentale et aux États-Unis sont train de s’effacer et laissent place, dans la confusion, à de nouvelles oppositions.
L’opposition ville/campagne fait partie de ces oppositions structurantes de toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours. L’apparition de la ville est le plus souvent vue comme un « progrès ». Dans l’opposition ville/campagne, le pôle positif est celui de la ville : il vaut mieux être urbain et faire preuve de civilité qu’être un rustre (un habitant de la campagne – rus, en latin). Le civilisé est celui qui habité dans une cité, alors que le sauvage est l’homme des bois (silva). Marx présente l’opposition de la ville et de la campagne comme résultat de la division du travail, d’où découle l’antagonisme de leurs intérêts. Mais évidemment la ville est du côté du sens de l’histoire, comme l’est le capitalisme qui y trouve l’espace adéquat à son propre développement – alors que la campagne représente le monde d’hier, le monde de ceux qui tournent le dos à l’histoire.
Ce sont effectivement les villes européennes qui ont été le berceau des idées modernes. Toutes les villes sont des lieux d’échange, donc des lieux de circulation des idées, des lieux où les écoles peuvent ouvrir, où les lettrés – d’abord les scribes – peuvent commencer à former une classe nouvelle. Les villes européennes par des voies détournées et fort complexes ont porté l’héritage de la polis grecque autant que celui des villes romaines, conçues comme des copies de Rome avec leurs institutions municipales (sénats, consuls, etc.). Mais cet héritage était déjà chargé d’un nouveau contenu. L’histoire des cités-États italiennes en témoigne : profitant de l’impuissance par neutralisation réciproque des pouvoirs impérial et pontifical, elles ne se sont pas contentées de rejouer les drames des cités antiques, mais elles ont commencé d’inventer cette liberté des Modernes dont la théorie sera faite quelques siècles plus tard. Ce qui est vrai de l’Italie vaut à des degrés divers pour la France ou l’Allemagne: le mouvement des communes libres est véritablement un mouvement européen.
La grande fresque d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du Conseil des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne peut être vue comme le manifeste politique de cet « humanisme civique » qui s’épanouit aux XIVe et XVe siècle. Cette fresque dite « du bon gouvernement » repose sur deux idées maîtresses. En premier lieu, dans l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, nous avons une peinture de l’idéal constitutionnel de la cité italienne – car ce qui vaut pour Sienne vaut aussi pour les auteurs florentins ou pour la république de Lucca, par exemple –, un idéal qui combine la soumission à des vertus morales communes, l’égalité des citoyens qui se lient tous volontairement par un fil commun dont l’origine est la sagesse (la « sapienza ») et un pouvoir commun, le véritable corps collectif de la cité, représenté par Lorenzetti sous la forme de la figure royale, c’est-à-dire du détenteur de la « potestas ». En second lieu, sur un autre mur, la grande fresque qui dépeint les effets du bon gouvernement à la ville et à la campagne, a pour fonction de justifier la doctrine civique par ses avantages en termes de bonheur commun. Dans la Sienne idéalisée par l’artiste, on construit partout de nouveaux édifices pour embellir la ville, les ouvriers travaillent, les enfants étudient sous la conduite de leurs maîtres, les places publiques sont les lieux de rencontre et de plaisir des jeunes gens ; les portes de la ville sont grand ouvertes sur une campagne prospère avec laquelle les échanges vont bon train. La ville est bien, selon la thèse aristotélicienne, tout à la fois la véritable source des bonnes mœurs et le lieu où l’homme peut trouver son bonheur véritable, le bonheur de cette vie commune qui suppose en même temps une aisance matérielle honnête et sans excès, à l’image de ces constructions à la fois sobres et harmonieuses de la fresque de Lorenzetti. À une aristocratie pillarde et riche, s’oppose une classe citadine travailleuse et prospère – cette opposition de la richesse et de la prospérité sera l’un des thèmes centraux de la pensée politique de Rousseau.
Mais si le capitalisme est né dans ces villes de l’Italie du Nord et du Centre, cette naissance ne sera qu’un avortement. Le véritable capitalisme, celui qui se fonde sur le commerce lointain et les privilèges royaux, celui qui se développe à partir des conquêtes coloniales consécutives à la « découverte » de l’Amérique, va bientôt signer la fin du rêve italien et faire entrer dans le sommeil de la Belle au Bois dormant les cités construites sur le modèle de Lorenzetti.
Aristote notait que la chrématistique (la recherche de la richesse monétaire pour elle-même) est née, bien qu’étant sa négation, de l’économique, c’est-à-dire l’échange des biens en vue de la satisfaction des besoins. Une transformation « dialectique » que Marx reprend quand il étudie, à partir de la circulation simple la transformation de l’argent en capital. De la même façon, on peut dire que le capitalisme a trouvé dans la ville son berceau nourricier mais bientôt il détruira cette ville traditionnelle, ce lieu de la « civilité » pour faire naître la ville capitaliste, ces « villes tentaculaires » qu’Émile Verhearen décrit avec la précision d’un bon reporter.
Cette transformation a pris du temps mais elle explose maintenant sous nos yeux. Dans un premier temps, avec la révolution industrielle, la saleté, la misère, la pollution sont venues se greffer sur le corps des villes où les bourgeois guindés ont dû apprendre à cohabiter avec « le peuple de l’abîme ». Lieux du conflit social, lieu d’affrontement entre les classes laborieuses et les dominants, ces villes de transition étaient les produits d’un capitalisme qui n’était pas encore complètement chez lui mais devait composer avec les restes de la vieille société dont il était sorti. Le nettoyage et la transformation de fond en comble de la ville se sont engagés à vitesse accélérée dans le dernier demi-siècle.

II.

Les centres-villes sont transformés progressivement en « parcs à thème » : rues piétonnes, façades refaites, monuments historiques restaurés et dûment étiquetés, magasins chics, banques et boutiques « high tech », cafés branchés, c’est l’illusion de la ville d’antan qui se maintient en une espèce de vie artificielle où les classes moyennes supérieures viennent s’ébrouer. La vraie vie commence un peu plus loin.
Première zone : les quartiers de relégation sociale, vestiges de « trente glorieuses », construits d’abord pour loger une classe ouvrière revendicatrice. À présent, ils sont réservés à ces « populations en difficultés » sur lesquelles la bonne conscience (« de gauche ») et les experts en « remédiation » se penchent sentencieusement. Il y reste encore un peu de la ville, pourtant, des rues, des lieux de rencontre, des places. Lieu de bannissement, la « banlieue », même s’il s’agit d’un quartier d’immeubles d’une ville moyenne, reste tant bien que mal un endroit où l’on peut vivre en communauté, même si la cohabitation des communautés et le communautarisme tant décrié créent des tensions permanentes qui tournent si vite au drame.
Deuxième zone : les immenses zones d’achalandage où sont posés un peu au hasard. Des enseignes, les mêmes dans toute la France mais aussi, de plus en plus souvent, dans les autres villes d’Europe. Des rues qui n’en sont pas. Seulement des corridors qui permettent aux automobiles d’aller d’un parking à l’autre. Des magasins qui ne sont que des hangars à l’existence parfois éphémère. À l’intérieur, le bruit, les « jingles »,  les annonces publicitaires. Pour se comprendre, il faut souvent crier. Sociabilité: presque zéro.
Et puis une zone en voie de disparition : la zone industrielle. Les industrialisateurs ont perdu. L’industrie est ailleurs: la moitié des automobiles PSA, les 2/3 des Renault sont produites hors de France, surtout dans les pays à coûts salariaux cassés. Les usines, quand elles se construisent, sont maintenant souvent en rase campagne. Perdues au milieu des champs. Les salariés, au régime du travail posté, s’y croisent. Pas de bistrot où l’on pourrait éventuellement discuter le morceau de gras avec les copains, monter un syndicat, ou plus subversif encore.
Et parmi les dernières zones, les ZRU, zones de rénovation urbaine : ici on casse les immeubles – puis on ira se plaindre de la cruelle et fatale pénurie de logements sociaux. Et puis aussi les zones franches. J’en connais une qui devait réindustrialiser la ville et créer des milliers d’emploi. Des centaines d’hectares de terres agricoles transformées en routes, échangeurs, « pépinières d’entreprises ». Des hôtels sinistres s’y sont installés. Excellents pour celui qui voudrait se suicider et hésiterait encore. Des parcs privés, des clôtures en fer hautes de deux mètres cinquante, à l’intérieur des cubes blanchâtres abritent des bureaux où les professions libérales accourent pour être dégrevées d’impôts locaux : ici un immeuble d’avocats, là un immeuble de médecins et ainsi de suite. Le degré zéro de la ville est atteint. Un urbanisme digne des contre-utopies dont le siècle précédent n’a pas été avare. Les cinéastes (Tati et bien d’autres) nous avaient prévenus et nous y sommes.
Le zonage, c’est-à-dire le quadrillage administratif, technique, social et policier, voilà ce qui remplace la ville. À la place de l’urbanisme qui demandait de l’urbanité, on classe, on discrimine, on organise la ségrégation sociale (avec évidemment des discours contre la ségrégation sociale). Et on installe des caméras de vidéo-surveillance. Droite, gauche, peu importe : tous veillent sur notre sécurité.
Au-delà des zones, il y a les villages pavillonnaires, rêve des petites classes moyennes, des ouvriers qualifiés, des gagnants des trente glorieuses qui n’ont pas encore tout perdu. Repliés sur eux-mêmes, ayant fui « la cité », c’est-à-dire les HLM, et craignant d’y être à nouveau précipités. Le trouillomètre à zéro. Et en ces périodes de densification de l’habitat, de dénonciation des mauvais citoyens qui prennent leur voiture pour aller travailler, ils vont devenir les boucs émissaires du « développement durable ».
Et comme tout cela,  c’est encore trop peu, trop peu pour le cycle d’accumulation du capital, on se prépare à construire, partout où ce sera possible, des mégalopoles. Le « Grand Paris »: dernier projet pharaonique du président de la république, avec l’anneau de métro cher à l’ex-socialiste Blanc. Expropriations, opérations mobilières juteuses en perspective, et, accessoirement, mise sur la touche des collectivités locales au profit de l’alliance de l’exécutif national, de la technocratie et des milieux d’affaire. Le « Grand Paris », qui devrait aller jusqu’au Havre (dixit M. Sarkozy), réalisant enfin la prolongation du boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer, voilà le symbole de la nouvelle alliance. Et il fait des émules. Tous les maires se voient à la tête d’u « grand » quelque chose. On a le « Grand Toulouse », le « Grand Nantes », le « Grand Lyon » … et même le « Grand Évreux »! La folie des grandeurs frappe et il n’y a pas de vaccin...
La transformation de la ville en un système multizone a ses conséquences. En argot, quand on dit « c’est la zone », c’est pour signaler que « ça craint ». Et, effectivement, l’explosion de la ville entraîne mécaniquement la disparition des habitudes de l’urbanité. Le zonage fait qu’on n’habite réellement nulle part. On est logé mais on n’habite plus, si habiter c’est vivre dans un endroit où l’on a ses habitudes, où l’on est reconnu et où l’on reconnaît les autres. C’est ainsi que la ville moderne n’est plus le lieu de la civilisation mais celui de l’ensauvagement, propre au triomphe d’un capitalisme qui n’a plus d’autre limite que lui-même.
Dans les milieux « de gauche » ou « progressistes » (tous ces mots sont si usés !), on pense que l’obsession sécuritaire est, pour l’essentiel, une manoeuvre politicienne de la droite en vue de récupérer le vote de la peur : le gouvernement par la crainte est un grand classique. Pourtant, cette vision manipulatoire n’est que partiellement vraie. Le développement des mégalopoles, qui va de pair avec l’isolement croissant des individus, entraîne quasi mécaniquement la nécessité de systèmes de surveillance de plus en plus sophistiqués et rend l’ensemble de la vie sociale, de plus en plus commandée techniquement, d’une extrême sensibilité aux moindres actions délinquantes. Les caméras, les badges électroniques, les moyens de repérage et de contrôle des individus ne sont donc pas des perversions de la technique dues à quelques cerveaux maniaques ou complotant contre la démocratie et liberté. Ils en sont au contraire les résultats naturels d’une société qui fonctionne de plus en plus sur un mode technique et exige des individus un conformisme total et des comportements prévisibles afin de pouvoir gérer au mieux le trafic qui peut être perturbé par le moindre incident – on le sait maintenant : rien n’est plus facile que d’arrêter les trains et créer la panique dans les grands noeuds ferroviaires. Réciproquement, l’isolement individuel et le conformisme de masse secrètent une révolte contre la civilisation conforme aux sombres prédictions de Freud dans Le malaise dans la culture.
Denis Collin – Décembre 2009

dimanche 13 décembre 2009

Manifeste pour une philosophie sociale

Un livre de Franck Fischbach


Existe-t-il une philosophie sociale comme il existe une philosophie politique, une philosophie  ou une philosophie des sciences ? Un colloque universitaire, tenu début décembre 2009 à l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble, a tenté de répondre à cette question. Parmi les co-organisateurs de ce colloque, Franck Fischbach, dont le Manifeste pour une philosophie sociale, paru en septembre, définissait en quelque sorte la problématique générale.
Le livre de Franck Fischbach est un manifeste. À la fois un acte de combat et un texte fondateur. Un acte de combat pour faire exister dans notre pays une philosophie qui revienne à la pensée de la « question sociale », et pour nous débarrasser de la soupe aigre et tiédasse de la « philosophie politique » à la Luc Ferry et ses discours creux sur « l’État de droit ». Un texte fondateur, car il s’agit 1° de montrer l’existence de fait d’une philosophie sociale reconnue comme dans d’autres pays comme l’Allemagne – avec, pour ne parler que nos contemporains stricts, la figure d’Axel Honneth, par exemple ; 2° de fonder la légitimité de cette entreprise ; et 3° d’en définir l’objet et les finalités.
Pour comprendre ce qu’est la philosophie sociale, on peut commencer par la distinguer de cette proche parente qui a envahi tout le territoire au cours des dernières décennies, la philosophie politique. Alors que la philosophie politique moderne part « d’un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et libre, conscient de son intérêt propre », « Il en va tout autrement dans la philosophie sociale : en lieu et place d’un individu rationnel et isolé, elle part d’un individu rationnellement constitué et compris comme étant d’abord et avant tout un être naturel, c’est-à-dire un être de besoins. » (p.50) C’est pourquoi la philosophie sociale est radicalement opposée à « l’hypothèse d’un Moi détaché de tout contexte » – comme dans la fiction du voile d’ignorance rawlsien et Fischbach précise: « pour le dire dans les termes typiques d’une opposition entre les Anciens et les Modernes, la philosophie sociale se range clairement du côté de l’idée ancienne selon laquelle les individus découvrent leurs fins dans la société où ils vivent et elle s’oppose à l’idée moderne selon laquelle les individus choisissent leurs fins indépendamment de tout contexte. » (p.160)
L’orientation philosophique que défend Fischbach est, bien sûr, insérée dans une conjoncture intellectuelle précise. Fischbach pointe du doigt ces « petits maîtres » ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990: « après s’être engouffrés dans l’abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant “nouveaux philosophes” dont l’aventure se termine maintenant dans le cynisme d’une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d’œuvre. » (p.8) Mais cette période est « close », au moins sous la forme de la « philosophie politique dépolitisante » (p.11) qu’elle a prise en France. Contre le normativisme abstrait d’un Ferry qui se demande « qu’est-ce qu’une vie réussie », Fischbach affirme que la question propre à la philosophie sociale est « qu’est-ce qu’une vie mutilée ou aliénée ? » (p.14)
Très paradoxalement, la philosophie sociale est inconnue en France comme discipline partie prenante de la philosophie alors que c’est en France que le terme a été inventé, pendant la révolution française (à Paris, Moses Dobruska publie anonymement en 1793, un ouvrage intitulé Philosophie sociale. Dédiée au peuple français) et c’est en France, notamment à travers le saint-simonisme et son héritage comtien que la philosophie sociale a connu ses premiers développements notoires. Pourtant à la fin du XIXe siècle, c’est la sociologie durkheimienne qui va occuper tout le champ de la philosophie sociale. En Allemagne, au contraire, la sociologie (Simmel, Tönnies, Weber) s’est imposée sans rupture avec la philosophie, bien au contraire et c’est en Allemagne que la philosophie sociale sera la plus vivante et la mieux reconnue institutionnellement avec l’Institut pour la recherche sociale de Francfort, dont les illustres fondateurs sont Adorno et Horkheimer et qui continue de vivre aujourd’hui avec Axel Honneth.
Le livre de Fischbach tente de déterminer la place propre de la philosophie sociale qui n’est ni purement normative comme la philosophie politique contemporaine (Rawls) ni réductible à la sociologie. Des catégories propres à la philosophie sociale, comme celle d’aliénation ou de réification sont des catégories philosophiques – elles sont impensables sans référence à une certaine conception du bien et de la recherche de l’accomplissement humain – mais elles irriguent les sciences sociales qui les utilisent à leur tour pour saisir ce qui s’offre sur le terrain de l’enquête.
La philosophie sociale se sépare de la philosophie politique moderne par ce rapport particulier au concept de la vie bonne : « la philosophie politique classique ayant abandonné la réflexion sur les institutions politiques en tant que conditions d’une vie bonne et accomplie, au profit de la réflexion sur les conditions d’un ordre stable et légitime, le terrain se trouvait dégagé pour une démarche de philosophie sociale qui reprenne cette interrogation à son compte, c’est-à-dire qui reprenne à son compte la question du Salut, mais sous la forme désormais sécularisée des conditions d’une vie bonne et accomplie » (p. 42). Néanmoins cette opposition entre une philosophie sociale héritière d’une tradition « aristotélicienne » et la philosophie politique moderne ne doit pas être considérée de manière trop schématique. Spinoza apparaît ainsi comme une exception dans la philosophie moderne, lui qui « aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l’angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la puissance d’agir collective » (p.43).
Si la philosophie sociale naît quand la question du « social » est posée par le développement historique, elle n’est pas une thérapeutique pour calmer les maux sociaux et proposer des remèdes qui rendent acceptable l’ordre existant. Fischbach souligne à maintes reprises combien elle est fondamentalement une philosophie critique qui considère que le point de vue des opprimés ou des plus défavorisés est le seul point de vue pertinent pour analyser adéquatement la totalité sociale. Beaucoup d’autres points mériteraient d’être soulignés : les rapports paradoxaux d’une philosophie sociale « révolutionnaire » avec la pensée « réactionnaire » d’un Bonald et de tous ces courants intellectuels qui voient la société comme une totalité organique ; l’existence d’une philosophie sociale « réformiste » qui se pense essentiellement comme une pédagogie (dont Fischbach analyse quelques exemples français comme celui de Célestin Bouglé) ; la question de l’auto-réflexion de la philosophie sociale (dans la lignée de ce que propose Habermas dans Connaissance et intérêt); etc. Ces quelques thèmes illustrent la richesse des pistes ouvertes par ce livre relativement bref, mais tout à la fois dense et écrit avec la plus grande clarté.

Franck FischbachManifeste pour une philosophie sociale, La Découverte, 2006, 164 pages, 16€


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...