Le mouvement de la science

La philosophie doit être une science. Dans toute science et encore plus en philosophie, nous sommes conduits à méconnaître l’essence même de ce qu’est le travail scientifique en considérant que la science réside d’abord dans ses résultats ultimes (les lois, les thèses), résultats universels qui nous permettraient de tenir pour inessentiels les développements qui y conduisent. C’est bien ainsi que généralement on apprend les sciences de la nature et les mathématiques dans le cadre scolaire. Contre cette conception commune, Hegel affirme :
« La chose même en effet n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise,mais dans le développement progressif de sa réalisation, pas plus que le résultat n’est le tout effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est l’universel non vivant, de même que la tendance n’est que la pure poussée de son effectivité et que le résultat nu est le cadavre qui a laissé cette tendance derrière lui. » (L.V, 29).1
Nous avons ici un premier aperçu de ce qu’est la manière dont procède Hegel. Alors que l’entendement (« l’entendement abstrait ») sépare et oppose les catégories (fin/processus par exemple), la véritable science philosophique doit en saisir l’unité et c’est seulement dans la saisie de cette unité que le savoir atteint la chose même.
Le résultat pensé indépendamment du processus est un « cadavre », la vie l’a déserté, ne cessera de répéter Hegel. On le sait bien en philosophie : les thèses de Descartes, on s’en moque, elles ne seraient que des « citations », des opinions d’un philosophie illustre, comme on les recueillait jadis pour servir de vade me cum aux étudiants et comme telles elles n’auraient aucun intérêt, sauf pour les collectionneurs. Ce qui compte, ce sont les problèmes posés par Descartes et ces longues chaînes de raisons qui nous mènent au cœur de sa pensée. Mais c’est aussi vrai dans les sciences de la nature ou même en mathématique : un théorème, c’est le résultat et sa démonstration. Mais inversement, il est impossible de penser le mouvement, le processus sans penser sa fin puisque sa fin est ce qui lui donne forme et sens ; un mouvement sans fin est informe et, au fond impensable.
Voilà ce que c’est que penser « l’unité des contraires » qui caractérise la « dialectique » de Hegel. Voilà ce qui est à l’œuvre dans la pensée philosophique. On – c'est-à-dire l’opinion, la doxa au sens de Platon – on a coutume de voir dans la succession des systèmes philosophique la contradiction (Aristote contredit la théorie platonicienne des idées, Hegel contredit Kant, etc.) Mais il faut au contraire y saisir « le développement progressif de la vérité ». Chaque philosophie est un « moment » d’une « unité organique ». Il faut donc apprendre à
« reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires » (L.IV,28)

Le système

« La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut-être que le système scientifique de celle-ci. » (L.VI, 30)
Qu’est-ce que c’est qu’un système ?
  1. C’est une totalité : on doit pouvoir l’isoler et en construire un concept par différenciation avec ce qui est pas lui. Le corps d’un être vivant est un système car il possède une séparation de l’intérieur et de l’extérieur (la peau !) et une autonomie relative de l’intérieur par rapport à l’extérieur.
  2. Mais c’est une totalité articulée (tout agrégat d’éléments disparates n’est pas un système !) : les éléments qui composent le système sont en rapport les avec les autres, en rapport d’interaction réciproque ; mais c’est encore plus qu’une simple interaction. Chacun des composants se définit par ses rapports. La langue est de ce point de vue un système paradigmatique.
  3. Il y a un principe d’unité de la diversité, un principe qui n’abolit pas les différences mais produit la différenciation comme élément du tout.
Si on comprend bien ce que l'on a dit dans la section précédente, l’idée que la vérité n’existe que comme système se comprend de soi-même.
« Le Vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant définitivement par son développement. » (L.XXII, 39)

Le cercle du savoir

La Phénoménologie de l’Esprit est l’annonce d’un esprit nouveau pour des temps nouveaux. Hegel critique bien les rêveries, la « Schwärmerei » dirait Kant, la « fantasmagorie exaltante et passionnée » de celui qui se contente du sentiment, de l’intuition, de l’indicible au lieu du travail patient du concept. À ceux qui cherche l’Un, il oppose la nécessité du travail de distinction faut de quoi on est dans le « vide de connaissance » et on prend pour l’absolu « la nuit où toutes les vaches sont noires » (LXIX, 37).
Mais il critique aussi le « formalisme » du rationalisme, de la « logique identitaire » qui voit l’absolu dans la pure affirmation logique selon laquelle A=A. Le vrai est processus :
« Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin. (XXI,38)
La connaissance est un processus « en spirale ». Le commencement et la fin sont identiques mais le processus est essentiel à la reconnaissance de cette identité. Voilà pourquoi le vrai est « vie ». « En soi », l’esprit est la pure identité avec lui-même, « qui ne prend pas au sérieux l’être autre et l’étrangement [Entfremdung]. C’est seulement dans « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » que se construit le savoir, la connaissance de l’identité qui nécessite la différence. Tout cela peut paraître assez obscur, mais Hegel nous éclaire :
« la raison est l’activité adéquate à une fin » ou encore « le commencement est une fin visée » (L.XXV,40)
Pour commencer, il faut d’une certaine manière avoir déjà commencé ! Et ce commencement, c’est la pure inquiétude qu’est le Soi-même. Autrement dit au point de départ comme à la fin est l’esprit. L’absolu est l’esprit et ce « concept sublime entre tous » « appartient bien à l’époque moderne et à sa religion ». (L.XXVIII, 42). C’est la première formulation de l’idéalisme hégélien qui peut encore se dire de la manière suivante :
« L’esprit qui se sait ainsi développé comme esprit est la science. Elle est son effectivité et le royaume qu’il édifie dans son propre élément » (L.XXIX, 42).
Si on n’oublie ce grand commencement de la philosophie hégélienne, les Principes de la Philosophie du Droit sont au sens strict incompréhensibles.

La vérité

Il faut dire ici quelques mots de la manière dont Hegel conçoit le travail de la science en tant qu’elle est la recherche de la vérité. Le point de départ est très classique, finalement, on pourrait le dire presque platonicien :
  1. C’est d’abord la critique de l’opinion :
    « Les choses qu’on sait comme ça, en général, précisément parce qu’elles nous sont bien connues et familières ne sont pas connues, c’est l’auto-illusion la plus ordinaire. » (L.XXXVI, 47)
2. le travail est du savoir est d’abord celui de l’analyse, qui décompose la représentation en ses éléments originels. C’est l’activité de l’entendement, qui dissocie et classifie. Ce qui est ainsi obtenu est la mort ! Et c’est pourquoi la puissance de l’entendement est la puissance absolue car il faut cette puissance pour la mort.
    1. Hegel considère que ce moment est essentiel. Donc on ne trouve pas chez lui cette opposition au rationalisme, cette opposition à la science elle-même. Celui qui hait ce travail, celui de Descartes, de Leibniz, celui de la science de la nature, celui-là c’est celui qui aime « la beauté sans force ». Mais
      « la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte et se conserve en elle. L’esprit n’acquiert sa vérité n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue. » (L. XXXVIII, 48)
4. Ce travail de l’entendement est celui qui s’imposait dans les études antiques, afin d’extirper la pensée de sa naturalité. Mais les temps ont changé. Pour ces temps nouveaux il faut une nouvelle pensée philosophique. L’homme moderne trouve les abstractions toutes prêtes, c’est pourquoi « le travail ne consiste pas tant aujourd’hui à purifier l’individu de la modalité sensible immédiate et à faire de lui la substance pensée et pensante, qu’à rendre au contraire l’universel effectif et à lui insuffler l’esprit en abolissant les pensées solidement établies.
Il faut donc comprendre ce mouvement effectif de l’esprit comme mouvement « dialectique ». Il s’agit de cesser de considérer le vrai et le faux comme des essences séparées :
« le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu’en l’absence de mouvement on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l’autre côté par rapport à l’autre, sans aucune  avec lui, campant sur sa position. » (L.XLV, 52)
Ce sont des « notions », des « Gedanken » dit Hegel, ce sont des résultats de la pensée, des « êtres de pensée » et non des êtres substantiels. « La vérité n’est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et qu’on peut empocher comme ça. » Et Hegel souligne, en une formule qui irrésistiblement fait penser à Spinoza : « Il n’y a pas plus de faux qu’il n’y a un mal ».
La suite confirme cette référence spinoziste ésotérique : le faux, dit Hegel, n’est pas le négatif de la substance (« le faux tableau » par exemple), puisque
« la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part en tant que différenciation et détermination du contenu, d’autre part en tant qu’elle est un acte de différenciation simple, c'est-à-dire en tant que Soi-même et que savoir. On peut bien savoir faussement. » (L.XLVI, 52)
C’est à partir de là que Hegel articule sa critique du dogmatisme, qui
« n’est rien d’autre que l’opinion qui considère que le vrai consiste en une proposition qui est un résultat fermement établi, ou encore qui est immédiatement sue. » (L. XLVII, 53)
C’est pourquoi Hegel centre sa critique sur « la connaissance défectueuse dont les mathématiques sont fières ». C’est ici qu’apparaît clairement la rupture avec la philosophie classique, Kant compris. Toute la pensée moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant, fait des mathématiques le modèle même de toute science. C’est pourquoi les Éléments d’Euclide sont le modèle même de la construction d’une science. L’Éthique de Spinoza est construite selon ce modèle. Les juristes s’essayent aussi à reconstruire le droit sur ce schéma axiomatique. C’est avec cela que Hegel rompt, pas avec le rationalisme en tant que tel, selon l’interprétation romantique, mais avec cette conception du rationalisme qui marque le XVIIet le XVIIIe siècle.
Le problème qu’on soulignera ici : l’héritage de cette rupture avec la conception « mathématique » du savoir, cet héritage sera lourd puisque c’est à l’évidence en lui que s’enracinera un certain irrationalisme ou une manière totalement désinvolte de traiter les mathématiques.
« La philosophie, en revanche, n’examine pas de détermination inessentielle » : voilà comment Hegel conclut ce passage sur les mathématiques dans la Phénoménologie de l’Esprit. Ce qui se profile évidemment, c’est la critique d’une construction monde sur la base de la logique ensembliste identitaire, pour parler comme Castoriadis (cf. L’institution imaginaire de la société). Il faudrait ici et commenter tout ce passage (L.XLV-XLVI, 57) qui définit le vrai le « vertige bachique » et qu’on peut conclure ainsi :
« la vérité est le mouvement d’elle-même chez elle-même. » (XLVII, 58)
Une conception qui débouche sur une critique du « formalisme monotone » caractéristique des sciences de la nature (LXIII, 60-61) comme « entendement mort et connaissance extérieure ».

L’unité du sujet et de l’objet

Pour Hegel, l'Esprit est pensant : il est une pensée qui prend pour objet ce qui est le penser tel qu'il est et comme il est. Il est savoir et le savoir est la connaissance d'un objet rationnel. En outre l'Esprit est conscient dans la mesure seulement où il a conscience de soi. Cela veut dire que je connais l'objet dans la mesure seulement où je m'y connais et connais ma détermination – dans la mesure où ce que je suis est devenu un objet pour moi, dans la mesure où je ne suis pas seulement ceci ou cela mais ce que je connais.2
L'unité du sujet connaissant et de l'objet de la connaissance est réalisée dans le sujet connaissant. Ici nous avons une des articulations essentielles par lesquelles se comprend la dialectique hégélienne, dans ce mouvement qui part de l'Esprit, le conduit à se connaître et à se reconnaître dans l'objet extérieur de la connaissance, à supprimer cet objet en tant que tel pour en faire une simple détermination de l'Esprit lui-même.

Le parcours de l’esprit

La vie de l’esprit est donc une aventure. C’est cela qu’expose la Phénoménologie de l’Esprit : ce « devenir de la science en général ».
  1. « le savoir tel qu’il est d’abord ou encore l’esprit immédiat, est la conscience sans esprit, ou encore la conscience sensible. »
  2. il doit parcourir un long chemin, un chemin laborieux, mais, et c’est là que Hegel rompt avec le rationalisme, ce chemin il ne le garde pas en suivant un guide scientifique, on dirait un « discours de la méthode ». Ce n’est pas « l’enthousiasme qui commence immédiatement comme un coup de pistolet par le savoir absolu et qui, pour se débarrasser des points de vue autres, se contente de déclarer qu’il ne veut pas en entendre parler. » (L.XXXIII, 45)
  3. Ce chemin n’est pas un chemin individuel : « l’individu particulier est l’esprit incomplet ». Mais « tout individu singulier parcourt aussi les différents degrés de culture de l’esprit universel, mais comme autant de figures déjà déposées par l’esprit, comme des étapes d’un chemin déjà frayé et aplani ; de même que pour ce qui est des connaissances nous voyons ce qui, à des époques antérieures, l’esprit mur des hommes descendre au niveau de connaissances, d’exercices, voire de jeux du jeune garçon et que dans la progression pédagogique nous rencontrons, comme redessinée en ombres chinoises l’histoire de l’acculturation du monde. » (L. XXXIV, 45)
L’esprit est en soi, il est raison, la raison du développement historique, mais il se déploie et se connaît lui-même dans l’histoire de la culture humaine, cette histoire que chacun doit re-parcourir pour son propre compte, ce chemin que l’esprit du monde a eu la patience de parcourir.
L’individu est donc toujours le fils de son époque, sa culture se meut dans l’esprit du temps. Il y a une sorte de dé-triplement : l’histoire du monde, l’histoire de la philosophie et l’histoire de l’individu sont un seul et même processus sous trois formes différentes.
1Les citations de la Phénoménologie de l’esprit sont référencées d’abord dans la pagination Lasson (L.) et dans la traduction française de J.P. Lefebvre (Aubier, 1991).

2 Raison dans l’histoirepage 75, édition Papaionanou, 10/18