mardi 15 décembre 2009

La ville détruite par le « capitalisme absolu »


I.

Nous sommes dans l’âge du « capitalisme absolu ». L’expression est sans doute discutable puisque l’absolu est l’indéterminé, ce qui à l’évidence n’est pas le cas du capitalisme d’aujourd’hui. Mais elle permet de souligner que, pour la première fois de son histoire, le capitalisme est complètement débarrassé des encombrants fantômes du passé pré-capitaliste – il est, par exemple, en passe de se défaire complètement des entraves religieuses catholiques – et n’a plus à composer avec la force menaçante du mouvement ouvrier. La destruction méthodique de l’État social, « modèle 1945 », en témoigne. De cette situation nouvelle, nous sommes loin d’avoir pris toute la mesure. Elle produit pourtant toutes sortes d’involutions et de renversements dialectiques qui devraient nous obliger à revoir nos idées et nos manières de penser. Les clivages, les systèmes d’opposition qui structuraient la représentation du monde de la majorité des individus, au moins en Europe occidentale et aux États-Unis sont train de s’effacer et laissent place, dans la confusion, à de nouvelles oppositions.
L’opposition ville/campagne fait partie de ces oppositions structurantes de toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours. L’apparition de la ville est le plus souvent vue comme un « progrès ». Dans l’opposition ville/campagne, le pôle positif est celui de la ville : il vaut mieux être urbain et faire preuve de civilité qu’être un rustre (un habitant de la campagne – rus, en latin). Le civilisé est celui qui habité dans une cité, alors que le sauvage est l’homme des bois (silva). Marx présente l’opposition de la ville et de la campagne comme résultat de la division du travail, d’où découle l’antagonisme de leurs intérêts. Mais évidemment la ville est du côté du sens de l’histoire, comme l’est le capitalisme qui y trouve l’espace adéquat à son propre développement – alors que la campagne représente le monde d’hier, le monde de ceux qui tournent le dos à l’histoire.
Ce sont effectivement les villes européennes qui ont été le berceau des idées modernes. Toutes les villes sont des lieux d’échange, donc des lieux de circulation des idées, des lieux où les écoles peuvent ouvrir, où les lettrés – d’abord les scribes – peuvent commencer à former une classe nouvelle. Les villes européennes par des voies détournées et fort complexes ont porté l’héritage de la polis grecque autant que celui des villes romaines, conçues comme des copies de Rome avec leurs institutions municipales (sénats, consuls, etc.). Mais cet héritage était déjà chargé d’un nouveau contenu. L’histoire des cités-États italiennes en témoigne : profitant de l’impuissance par neutralisation réciproque des pouvoirs impérial et pontifical, elles ne se sont pas contentées de rejouer les drames des cités antiques, mais elles ont commencé d’inventer cette liberté des Modernes dont la théorie sera faite quelques siècles plus tard. Ce qui est vrai de l’Italie vaut à des degrés divers pour la France ou l’Allemagne: le mouvement des communes libres est véritablement un mouvement européen.
La grande fresque d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du Conseil des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne peut être vue comme le manifeste politique de cet « humanisme civique » qui s’épanouit aux XIVe et XVe siècle. Cette fresque dite « du bon gouvernement » repose sur deux idées maîtresses. En premier lieu, dans l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, nous avons une peinture de l’idéal constitutionnel de la cité italienne – car ce qui vaut pour Sienne vaut aussi pour les auteurs florentins ou pour la république de Lucca, par exemple –, un idéal qui combine la soumission à des vertus morales communes, l’égalité des citoyens qui se lient tous volontairement par un fil commun dont l’origine est la sagesse (la « sapienza ») et un pouvoir commun, le véritable corps collectif de la cité, représenté par Lorenzetti sous la forme de la figure royale, c’est-à-dire du détenteur de la « potestas ». En second lieu, sur un autre mur, la grande fresque qui dépeint les effets du bon gouvernement à la ville et à la campagne, a pour fonction de justifier la doctrine civique par ses avantages en termes de bonheur commun. Dans la Sienne idéalisée par l’artiste, on construit partout de nouveaux édifices pour embellir la ville, les ouvriers travaillent, les enfants étudient sous la conduite de leurs maîtres, les places publiques sont les lieux de rencontre et de plaisir des jeunes gens ; les portes de la ville sont grand ouvertes sur une campagne prospère avec laquelle les échanges vont bon train. La ville est bien, selon la thèse aristotélicienne, tout à la fois la véritable source des bonnes mœurs et le lieu où l’homme peut trouver son bonheur véritable, le bonheur de cette vie commune qui suppose en même temps une aisance matérielle honnête et sans excès, à l’image de ces constructions à la fois sobres et harmonieuses de la fresque de Lorenzetti. À une aristocratie pillarde et riche, s’oppose une classe citadine travailleuse et prospère – cette opposition de la richesse et de la prospérité sera l’un des thèmes centraux de la pensée politique de Rousseau.
Mais si le capitalisme est né dans ces villes de l’Italie du Nord et du Centre, cette naissance ne sera qu’un avortement. Le véritable capitalisme, celui qui se fonde sur le commerce lointain et les privilèges royaux, celui qui se développe à partir des conquêtes coloniales consécutives à la « découverte » de l’Amérique, va bientôt signer la fin du rêve italien et faire entrer dans le sommeil de la Belle au Bois dormant les cités construites sur le modèle de Lorenzetti.
Aristote notait que la chrématistique (la recherche de la richesse monétaire pour elle-même) est née, bien qu’étant sa négation, de l’économique, c’est-à-dire l’échange des biens en vue de la satisfaction des besoins. Une transformation « dialectique » que Marx reprend quand il étudie, à partir de la circulation simple la transformation de l’argent en capital. De la même façon, on peut dire que le capitalisme a trouvé dans la ville son berceau nourricier mais bientôt il détruira cette ville traditionnelle, ce lieu de la « civilité » pour faire naître la ville capitaliste, ces « villes tentaculaires » qu’Émile Verhearen décrit avec la précision d’un bon reporter.
Cette transformation a pris du temps mais elle explose maintenant sous nos yeux. Dans un premier temps, avec la révolution industrielle, la saleté, la misère, la pollution sont venues se greffer sur le corps des villes où les bourgeois guindés ont dû apprendre à cohabiter avec « le peuple de l’abîme ». Lieux du conflit social, lieu d’affrontement entre les classes laborieuses et les dominants, ces villes de transition étaient les produits d’un capitalisme qui n’était pas encore complètement chez lui mais devait composer avec les restes de la vieille société dont il était sorti. Le nettoyage et la transformation de fond en comble de la ville se sont engagés à vitesse accélérée dans le dernier demi-siècle.

II.

Les centres-villes sont transformés progressivement en « parcs à thème » : rues piétonnes, façades refaites, monuments historiques restaurés et dûment étiquetés, magasins chics, banques et boutiques « high tech », cafés branchés, c’est l’illusion de la ville d’antan qui se maintient en une espèce de vie artificielle où les classes moyennes supérieures viennent s’ébrouer. La vraie vie commence un peu plus loin.
Première zone : les quartiers de relégation sociale, vestiges de « trente glorieuses », construits d’abord pour loger une classe ouvrière revendicatrice. À présent, ils sont réservés à ces « populations en difficultés » sur lesquelles la bonne conscience (« de gauche ») et les experts en « remédiation » se penchent sentencieusement. Il y reste encore un peu de la ville, pourtant, des rues, des lieux de rencontre, des places. Lieu de bannissement, la « banlieue », même s’il s’agit d’un quartier d’immeubles d’une ville moyenne, reste tant bien que mal un endroit où l’on peut vivre en communauté, même si la cohabitation des communautés et le communautarisme tant décrié créent des tensions permanentes qui tournent si vite au drame.
Deuxième zone : les immenses zones d’achalandage où sont posés un peu au hasard. Des enseignes, les mêmes dans toute la France mais aussi, de plus en plus souvent, dans les autres villes d’Europe. Des rues qui n’en sont pas. Seulement des corridors qui permettent aux automobiles d’aller d’un parking à l’autre. Des magasins qui ne sont que des hangars à l’existence parfois éphémère. À l’intérieur, le bruit, les « jingles »,  les annonces publicitaires. Pour se comprendre, il faut souvent crier. Sociabilité: presque zéro.
Et puis une zone en voie de disparition : la zone industrielle. Les industrialisateurs ont perdu. L’industrie est ailleurs: la moitié des automobiles PSA, les 2/3 des Renault sont produites hors de France, surtout dans les pays à coûts salariaux cassés. Les usines, quand elles se construisent, sont maintenant souvent en rase campagne. Perdues au milieu des champs. Les salariés, au régime du travail posté, s’y croisent. Pas de bistrot où l’on pourrait éventuellement discuter le morceau de gras avec les copains, monter un syndicat, ou plus subversif encore.
Et parmi les dernières zones, les ZRU, zones de rénovation urbaine : ici on casse les immeubles – puis on ira se plaindre de la cruelle et fatale pénurie de logements sociaux. Et puis aussi les zones franches. J’en connais une qui devait réindustrialiser la ville et créer des milliers d’emploi. Des centaines d’hectares de terres agricoles transformées en routes, échangeurs, « pépinières d’entreprises ». Des hôtels sinistres s’y sont installés. Excellents pour celui qui voudrait se suicider et hésiterait encore. Des parcs privés, des clôtures en fer hautes de deux mètres cinquante, à l’intérieur des cubes blanchâtres abritent des bureaux où les professions libérales accourent pour être dégrevées d’impôts locaux : ici un immeuble d’avocats, là un immeuble de médecins et ainsi de suite. Le degré zéro de la ville est atteint. Un urbanisme digne des contre-utopies dont le siècle précédent n’a pas été avare. Les cinéastes (Tati et bien d’autres) nous avaient prévenus et nous y sommes.
Le zonage, c’est-à-dire le quadrillage administratif, technique, social et policier, voilà ce qui remplace la ville. À la place de l’urbanisme qui demandait de l’urbanité, on classe, on discrimine, on organise la ségrégation sociale (avec évidemment des discours contre la ségrégation sociale). Et on installe des caméras de vidéo-surveillance. Droite, gauche, peu importe : tous veillent sur notre sécurité.
Au-delà des zones, il y a les villages pavillonnaires, rêve des petites classes moyennes, des ouvriers qualifiés, des gagnants des trente glorieuses qui n’ont pas encore tout perdu. Repliés sur eux-mêmes, ayant fui « la cité », c’est-à-dire les HLM, et craignant d’y être à nouveau précipités. Le trouillomètre à zéro. Et en ces périodes de densification de l’habitat, de dénonciation des mauvais citoyens qui prennent leur voiture pour aller travailler, ils vont devenir les boucs émissaires du « développement durable ».
Et comme tout cela,  c’est encore trop peu, trop peu pour le cycle d’accumulation du capital, on se prépare à construire, partout où ce sera possible, des mégalopoles. Le « Grand Paris »: dernier projet pharaonique du président de la république, avec l’anneau de métro cher à l’ex-socialiste Blanc. Expropriations, opérations mobilières juteuses en perspective, et, accessoirement, mise sur la touche des collectivités locales au profit de l’alliance de l’exécutif national, de la technocratie et des milieux d’affaire. Le « Grand Paris », qui devrait aller jusqu’au Havre (dixit M. Sarkozy), réalisant enfin la prolongation du boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer, voilà le symbole de la nouvelle alliance. Et il fait des émules. Tous les maires se voient à la tête d’u « grand » quelque chose. On a le « Grand Toulouse », le « Grand Nantes », le « Grand Lyon » … et même le « Grand Évreux »! La folie des grandeurs frappe et il n’y a pas de vaccin...
La transformation de la ville en un système multizone a ses conséquences. En argot, quand on dit « c’est la zone », c’est pour signaler que « ça craint ». Et, effectivement, l’explosion de la ville entraîne mécaniquement la disparition des habitudes de l’urbanité. Le zonage fait qu’on n’habite réellement nulle part. On est logé mais on n’habite plus, si habiter c’est vivre dans un endroit où l’on a ses habitudes, où l’on est reconnu et où l’on reconnaît les autres. C’est ainsi que la ville moderne n’est plus le lieu de la civilisation mais celui de l’ensauvagement, propre au triomphe d’un capitalisme qui n’a plus d’autre limite que lui-même.
Dans les milieux « de gauche » ou « progressistes » (tous ces mots sont si usés !), on pense que l’obsession sécuritaire est, pour l’essentiel, une manoeuvre politicienne de la droite en vue de récupérer le vote de la peur : le gouvernement par la crainte est un grand classique. Pourtant, cette vision manipulatoire n’est que partiellement vraie. Le développement des mégalopoles, qui va de pair avec l’isolement croissant des individus, entraîne quasi mécaniquement la nécessité de systèmes de surveillance de plus en plus sophistiqués et rend l’ensemble de la vie sociale, de plus en plus commandée techniquement, d’une extrême sensibilité aux moindres actions délinquantes. Les caméras, les badges électroniques, les moyens de repérage et de contrôle des individus ne sont donc pas des perversions de la technique dues à quelques cerveaux maniaques ou complotant contre la démocratie et liberté. Ils en sont au contraire les résultats naturels d’une société qui fonctionne de plus en plus sur un mode technique et exige des individus un conformisme total et des comportements prévisibles afin de pouvoir gérer au mieux le trafic qui peut être perturbé par le moindre incident – on le sait maintenant : rien n’est plus facile que d’arrêter les trains et créer la panique dans les grands noeuds ferroviaires. Réciproquement, l’isolement individuel et le conformisme de masse secrètent une révolte contre la civilisation conforme aux sombres prédictions de Freud dans Le malaise dans la culture.
Denis Collin – Décembre 2009

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