I.
Nous sommes dans l’âge du « capitalisme absolu ».
L’expression est sans doute discutable puisque l’absolu est l’indéterminé, ce
qui à l’évidence n’est pas le cas du capitalisme d’aujourd’hui. Mais elle
permet de souligner que, pour la première fois de son histoire, le capitalisme
est complètement débarrassé des encombrants fantômes du passé pré-capitaliste –
il est, par exemple, en passe de se défaire complètement des entraves
religieuses catholiques – et n’a plus à composer avec la force menaçante du
mouvement ouvrier. La destruction méthodique de l’État social, « modèle
1945 », en témoigne. De cette situation nouvelle, nous sommes loin d’avoir
pris toute la mesure. Elle produit pourtant toutes sortes d’involutions et de
renversements dialectiques qui devraient nous obliger à revoir nos idées et nos
manières de penser. Les clivages, les systèmes d’opposition qui structuraient
la représentation du monde de la majorité des individus, au moins en Europe
occidentale et aux États-Unis sont train de s’effacer et laissent place, dans
la confusion, à de nouvelles oppositions.
L’opposition ville/campagne fait partie de ces oppositions
structurantes de toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours.
L’apparition de la ville est le plus souvent vue comme un
« progrès ». Dans l’opposition ville/campagne, le pôle positif est
celui de la ville : il vaut mieux être urbain et faire preuve de civilité
qu’être un rustre (un habitant de la campagne – rus, en latin). Le
civilisé est celui qui habité dans une cité, alors que le sauvage est l’homme
des bois (silva). Marx présente l’opposition de la ville et de la
campagne comme résultat de la division du travail, d’où découle l’antagonisme
de leurs intérêts. Mais évidemment la ville est du côté du sens de l’histoire,
comme l’est le capitalisme qui y trouve l’espace adéquat à son propre
développement – alors que la campagne représente le monde d’hier, le monde de
ceux qui tournent le dos à l’histoire.
Ce sont effectivement les villes européennes qui ont été le
berceau des idées modernes. Toutes les villes sont des lieux d’échange, donc
des lieux de circulation des idées, des lieux où les écoles peuvent ouvrir, où
les lettrés – d’abord les scribes – peuvent commencer à former une classe
nouvelle. Les villes européennes par des voies détournées et fort complexes ont
porté l’héritage de la polis grecque autant que celui des villes
romaines, conçues comme des copies de Rome avec leurs institutions municipales
(sénats, consuls, etc.). Mais cet héritage était déjà chargé d’un nouveau
contenu. L’histoire des cités-États italiennes en témoigne : profitant de
l’impuissance par neutralisation réciproque des pouvoirs impérial et
pontifical, elles ne se sont pas contentées de rejouer les drames des cités
antiques, mais elles ont commencé d’inventer cette liberté des Modernes dont la
théorie sera faite quelques siècles plus tard. Ce qui est vrai de l’Italie vaut
à des degrés divers pour la France ou l’Allemagne: le mouvement des communes
libres est véritablement un mouvement européen.
La grande fresque d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du
Conseil des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne peut être vue comme le manifeste
politique de cet « humanisme civique » qui s’épanouit aux XIVe
et XVe siècle. Cette fresque dite « du bon gouvernement »
repose sur deux idées maîtresses. En premier lieu, dans l’allégorie du bon
gouvernement proprement dite, nous avons une peinture de l’idéal constitutionnel
de la cité italienne – car ce qui vaut pour Sienne vaut aussi pour les auteurs
florentins ou pour la république de Lucca, par exemple –, un idéal qui combine
la soumission à des vertus morales communes, l’égalité des citoyens qui se
lient tous volontairement par un fil commun dont l’origine est la sagesse (la
« sapienza ») et un pouvoir commun, le véritable corps collectif de
la cité, représenté par Lorenzetti sous la forme de la figure royale,
c’est-à-dire du détenteur de la « potestas ». En second lieu, sur un
autre mur, la grande fresque qui dépeint les effets du bon gouvernement à la
ville et à la campagne, a pour fonction de justifier la doctrine civique par
ses avantages en termes de bonheur commun. Dans la Sienne idéalisée par l’artiste,
on construit partout de nouveaux édifices pour embellir la ville, les ouvriers
travaillent, les enfants étudient sous la conduite de leurs maîtres, les places
publiques sont les lieux de rencontre et de plaisir des jeunes gens ; les
portes de la ville sont grand ouvertes sur une campagne prospère avec laquelle
les échanges vont bon train. La ville est bien, selon la thèse
aristotélicienne, tout à la fois la véritable source des bonnes mœurs et le
lieu où l’homme peut trouver son bonheur véritable, le bonheur de cette vie
commune qui suppose en même temps une aisance matérielle honnête et sans excès,
à l’image de ces constructions à la fois sobres et harmonieuses de la fresque
de Lorenzetti. À une aristocratie pillarde et riche, s’oppose une classe citadine
travailleuse et prospère – cette opposition de la richesse et de la prospérité
sera l’un des thèmes centraux de la pensée politique de Rousseau.
Mais si le capitalisme est né dans ces villes de l’Italie du
Nord et du Centre, cette naissance ne sera qu’un avortement. Le véritable
capitalisme, celui qui se fonde sur le commerce lointain et les privilèges
royaux, celui qui se développe à partir des conquêtes coloniales consécutives à
la « découverte » de l’Amérique, va bientôt signer la fin du rêve
italien et faire entrer dans le sommeil de la Belle au Bois dormant les cités
construites sur le modèle de Lorenzetti.
Aristote notait que la chrématistique (la recherche de la
richesse monétaire pour elle-même) est née, bien qu’étant sa négation, de
l’économique, c’est-à-dire l’échange des biens en vue de la satisfaction des
besoins. Une transformation « dialectique » que Marx reprend quand il
étudie, à partir de la circulation simple la transformation de l’argent en
capital. De la même façon, on peut dire que le capitalisme a trouvé dans la
ville son berceau nourricier mais bientôt il détruira cette ville
traditionnelle, ce lieu de la « civilité » pour faire naître la ville
capitaliste, ces « villes tentaculaires » qu’Émile Verhearen décrit
avec la précision d’un bon reporter.
Cette transformation a pris du temps mais elle explose
maintenant sous nos yeux. Dans un premier temps, avec la révolution
industrielle, la saleté, la misère, la pollution sont venues se greffer sur le
corps des villes où les bourgeois guindés ont dû apprendre à cohabiter avec
« le peuple de l’abîme ». Lieux du conflit social, lieu
d’affrontement entre les classes laborieuses et les dominants, ces villes de
transition étaient les produits d’un capitalisme qui n’était pas encore complètement
chez lui mais devait composer avec les restes de la vieille société dont il
était sorti. Le nettoyage et la transformation de fond en comble de la ville se
sont engagés à vitesse accélérée dans le dernier demi-siècle.
II.
Les centres-villes sont transformés progressivement en
« parcs à thème » : rues piétonnes, façades refaites, monuments
historiques restaurés et dûment étiquetés, magasins chics, banques et boutiques
« high tech », cafés branchés, c’est l’illusion de la ville d’antan
qui se maintient en une espèce de vie artificielle où les classes moyennes
supérieures viennent s’ébrouer. La vraie vie commence un peu plus loin.
Première zone : les quartiers de relégation sociale,
vestiges de « trente glorieuses », construits d’abord pour loger une
classe ouvrière revendicatrice. À présent, ils sont réservés à ces
« populations en difficultés » sur lesquelles la bonne conscience
(« de gauche ») et les experts en « remédiation » se
penchent sentencieusement. Il y reste encore un peu de la ville, pourtant, des
rues, des lieux de rencontre, des places. Lieu de bannissement, la
« banlieue », même s’il s’agit d’un quartier d’immeubles d’une ville
moyenne, reste tant bien que mal un endroit où l’on peut vivre en communauté,
même si la cohabitation des communautés et le communautarisme tant décrié
créent des tensions permanentes qui tournent si vite au drame.
Deuxième zone : les immenses zones d’achalandage où sont
posés un peu au hasard. Des enseignes, les mêmes dans toute la France mais
aussi, de plus en plus souvent, dans les autres villes d’Europe. Des rues qui
n’en sont pas. Seulement des corridors qui permettent aux automobiles d’aller
d’un parking à l’autre. Des magasins qui ne sont que des hangars à l’existence
parfois éphémère. À l’intérieur, le bruit, les « jingles », les annonces publicitaires. Pour se
comprendre, il faut souvent crier. Sociabilité: presque zéro.
Et puis une zone en voie de disparition : la zone
industrielle. Les industrialisateurs ont perdu. L’industrie est ailleurs: la
moitié des automobiles PSA, les 2/3 des Renault sont produites hors de France,
surtout dans les pays à coûts salariaux cassés. Les usines, quand elles se
construisent, sont maintenant souvent en rase campagne. Perdues au milieu des
champs. Les salariés, au régime du travail posté, s’y croisent. Pas de bistrot
où l’on pourrait éventuellement discuter le morceau de gras avec les copains,
monter un syndicat, ou plus subversif encore.
Et parmi les dernières zones, les ZRU, zones de rénovation
urbaine : ici on casse les immeubles – puis on ira se plaindre de la
cruelle et fatale pénurie de logements sociaux. Et puis aussi les zones
franches. J’en connais une qui devait réindustrialiser la ville et créer des
milliers d’emploi. Des centaines d’hectares de terres agricoles transformées en
routes, échangeurs, « pépinières d’entreprises ». Des hôtels
sinistres s’y sont installés. Excellents pour celui qui voudrait se suicider et
hésiterait encore. Des parcs privés, des clôtures en fer hautes de deux mètres
cinquante, à l’intérieur des cubes blanchâtres abritent des bureaux où les
professions libérales accourent pour être dégrevées d’impôts locaux : ici
un immeuble d’avocats, là un immeuble de médecins et ainsi de suite. Le degré
zéro de la ville est atteint. Un urbanisme digne des contre-utopies dont le
siècle précédent n’a pas été avare. Les cinéastes (Tati et bien d’autres) nous
avaient prévenus et nous y sommes.
Le zonage, c’est-à-dire le quadrillage administratif,
technique, social et policier, voilà ce qui remplace la ville. À la place de l’urbanisme
qui demandait de l’urbanité, on classe, on discrimine, on organise la
ségrégation sociale (avec évidemment des discours contre la ségrégation
sociale). Et on installe des caméras de vidéo-surveillance. Droite, gauche, peu
importe : tous veillent sur notre sécurité.
Au-delà des zones, il y a les villages pavillonnaires, rêve
des petites classes moyennes, des ouvriers qualifiés, des gagnants des trente
glorieuses qui n’ont pas encore tout perdu. Repliés sur eux-mêmes, ayant fui
« la cité », c’est-à-dire les HLM, et craignant d’y être à nouveau
précipités. Le trouillomètre à zéro. Et en ces périodes de densification de
l’habitat, de dénonciation des mauvais citoyens qui prennent leur voiture pour
aller travailler, ils vont devenir les boucs émissaires du « développement
durable ».
Et comme tout cela,
c’est encore trop peu, trop peu pour le cycle d’accumulation du capital,
on se prépare à construire, partout où ce sera possible, des mégalopoles. Le
« Grand Paris »: dernier projet pharaonique du président de la
république, avec l’anneau de métro cher à l’ex-socialiste Blanc.
Expropriations, opérations mobilières juteuses en perspective, et,
accessoirement, mise sur la touche des collectivités locales au profit de
l’alliance de l’exécutif national, de la technocratie et des milieux d’affaire.
Le « Grand Paris », qui devrait aller jusqu’au Havre (dixit M.
Sarkozy), réalisant enfin la prolongation du boulevard Saint-Michel jusqu’à la
mer, voilà le symbole de la nouvelle alliance. Et il fait des émules. Tous les
maires se voient à la tête d’u « grand » quelque chose. On a le
« Grand Toulouse », le « Grand Nantes », le « Grand
Lyon » … et même le « Grand Évreux »! La folie des grandeurs
frappe et il n’y a pas de vaccin...
La transformation de la ville en un système multizone a ses
conséquences. En argot, quand on dit « c’est la zone », c’est pour
signaler que « ça craint ». Et, effectivement, l’explosion de la
ville entraîne mécaniquement la disparition des habitudes de l’urbanité. Le zonage
fait qu’on n’habite réellement nulle part. On est logé mais on n’habite plus,
si habiter c’est vivre dans un endroit où l’on a ses habitudes, où l’on est
reconnu et où l’on reconnaît les autres. C’est ainsi que la ville moderne n’est
plus le lieu de la civilisation mais celui de l’ensauvagement, propre au
triomphe d’un capitalisme qui n’a plus d’autre limite que lui-même.
Dans les milieux « de gauche » ou
« progressistes » (tous ces mots sont si usés !), on pense que
l’obsession sécuritaire est, pour l’essentiel, une manoeuvre politicienne de la
droite en vue de récupérer le vote de la peur : le gouvernement par la
crainte est un grand classique. Pourtant, cette vision manipulatoire n’est que
partiellement vraie. Le développement des mégalopoles, qui va de pair avec l’isolement
croissant des individus, entraîne quasi mécaniquement la nécessité de systèmes
de surveillance de plus en plus sophistiqués et rend l’ensemble de la vie
sociale, de plus en plus commandée techniquement, d’une extrême sensibilité aux
moindres actions délinquantes. Les caméras, les badges électroniques, les
moyens de repérage et de contrôle des individus ne sont donc pas des
perversions de la technique dues à quelques cerveaux maniaques ou complotant
contre la démocratie et liberté. Ils en sont au contraire les résultats
naturels d’une société qui fonctionne de plus en plus sur un mode technique et
exige des individus un conformisme total et des comportements prévisibles afin
de pouvoir gérer au mieux le trafic qui peut être perturbé par le moindre
incident – on le sait maintenant : rien n’est plus facile que d’arrêter
les trains et créer la panique dans les grands noeuds ferroviaires.
Réciproquement, l’isolement individuel et le conformisme de masse secrètent une
révolte contre la civilisation conforme aux sombres prédictions de Freud dans Le
malaise dans la culture.
Denis Collin – Décembre 2009
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