Affichage des articles dont le libellé est éducation. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est éducation. Afficher tous les articles

samedi 18 avril 2015

Sur la crise de l'éducation

Écrit voilà près de vingt-et-un ans, à l'époque de François Bayrou, ce texte n'a hélas pas vieilli, à ceci près que la situation qui y est décrite s'est considérablement dégradée aujourd'hui et que les possiblités de sauver ce qui peut encore l'être se sont plutôt sérieusement amenuisées. Alors que François Bayrou avait - timidement - proposé la revalorisation de l'étude des langues anciennes, c'est sa liquidation pure et simple qui est à l'ordre du jour. Une menace grave pèse sur la possiblité même de transmettre même partiellement ce qui a constitué la culture française et européenne et au delà-la possibilité de l'ouverture sur la  humaine dans son ensemble. Quand on pense que l'enseignement de l'allemand risque, avec le nouvelle réforme des collèges prévue pour la rentrée 2016, d'être complètement marginalisé (au point même que l'ancien premier ministre Jean-Marc Eyrault s'en est ému), on mesure ce qui est en train de se passer. On pourrait croire que c'est l'orientation d'un gouvernement, d'une majorité qui est en cause, mais il n'en est rien. Chaque gouvernement, chaque majorité parlementaire poursuit le travail des précédents, toujours dans la même direction. Si, selon Hannah Arendt, l'éducation est conservatrice par essence, parce qu'il s'agit de préserver le monde, on ne peut que se demander si cette préservation est encore possible.
 
Les idées reçues du pédagogisme
Le texte de Hannah Arendt sur « La crise de l’éducation »[1] est consacré à la situation américaine mais il peut parfaitement s’appliquer au système mis en place en France dans les deux dernières décennies. Arendt montre comment les bonnes intentions envers les enfants constituent un véritable enfermement dans un univers d’enfants, coupé du monde des adultes et en fin de compte leur interdisant l’accès à ce monde. Il peut être utile d’étudier la question de l’échec scolaire à la lumière des propositions théoriques de Hannah Arendt.
Pour commencer, j’essaierai de résumer ces propositions.
Hannah Arendt commence par les trois idées de base de la pédagogie moderne :
·         Il existe un monde autonome des enfants.
·         La pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner.
·         L’enseignement est soumis à la thèse pragmatiste qui affirme que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même.
La première idée aboutit non à la « libération » des enfants mais à une tyrannie bien plus grande et plus difficile à supporter que l’autorité « naturelle » des adultes. La deuxième à vider le rapport enseignant-enseigné de tout contenu puisque les ressorts naturels de l’autorité de l’enseignant sont brisés. Quant à la troisième, en substituant le faire à l’apprendre, elle substitue le savoir-faire au savoir.
Si la première de ces idées n’est pas systématiquement mise en oeuvre dans le système scolaire français, les deux dernières ont fait l’objet d’une élaboration à peu près complète au fil des années, particulièrement dans les programmes de remédiation destinés à lutter contre l’échec scolaire. L’idée que l’école ne doit pas transmettre un savoir mais d’abord « apprendre à apprendre », constitue le fil directeur des divers plans de rénovation de l’école. L’absurdité théorique de cette proposition saute aux yeux. Si, avant d’apprendre, il faut apprendre à apprendre, il faudra aussi bien évidemment apprendre à apprendre à apprendre et ainsi de suite à l’infini. On tombe dans le regressus ad infinitum déjà dénoncé par Spinoza à propos de l’idée, de l’idée de l’idée, etc.. Le problème classique du commencement est rendu insoluble par la suite infinie des médiations qui empêchent de commencer. Pour commencer, il suffit de commencer, comme pour vouloir, il n’est pas besoin de vouloir vouloir. Il y a un saut obligatoire, un immédiat nécessaire dans l’apprendre comme dans le commencer ou dans le vouloir. Pour apprendre à nager, il faut se mettre à l’eau. Pour apprendre à apprendre, il faut d’abord apprendre quelque chose. La proposition des pédagogues est inversée. Chez Descartes, on le sait bien, le discours de la méthode n’est le préalable de la connaissance, il en est la réflexion post festum.
La difficulté tient au fait que tous les enseignants se sont rendu compte qu’il ne suffisait pas d’énoncer un savoir pour que ce savoir soit transmis. Parler (ou écrire) c’est transmettre un message, une information ; le récepteur du message — l’élève — enregistre des sons mais ce message peut parfaitement rester du bruit, une suite de signes sans signification. Les pédagogues confondent transmission d’un savoir et cours magistral. Bien évidemment, la transmission du savoir suppose que l’élève soit capable de « décoder le message » et donc qu’il soit actif. Ce qui suppose un certain nombre de techniques, extrêmement variables suivant les âges, la personnalité des élèves, les disciplines. Il est souvent plus difficile de guider l’élève dans une recherche active que de parler. Faire lire un texte de philosophie est plus payant que de le lire soi-même. Amener l’élève à retrouver et à utiliser ce qu’il sait déjà pour acquérir un nouveau savoir. Tout cela n’est que l’enfance de l’art pédagogique. Mais ce sont pour, l’essentiel, des « trucs et astuces » et non une science nouvelle. L’enseignant apprend également à utiliser et à maîtriser la théâtralité de l’acte d’enseigner. Les élèves n’apprennent pas en jouant. Mais l’enseignant doit savoir « jouer » au même sens, ou presque, que le comédien. Or l’art du comédien ne découle pas d’un savoir mais est un savoir-faire qui s’obtient par apprentissage.
C’est précisément parce qu’il se sent désarmé par les difficultés de son propre apprentissage pratique que l’enseignant cherche à inverser les rôles, à transformer l’élève en apprenti et, pour lui-même, à apprendre ce qui est propre à son métier comme une science qui ne relèverait que d’un processus cognitif théorique. Le succès, chez les enseignants, de la « formation professionnelle » au métier d’enseignant tient précisément à ce qu’il permet d’évacuer du métier la dimension propre à tout métier, qui est expérience, savoir-faire, et de remplacer cette dimension par une formation « scolaire » qui est précisément la seule chose qu’il sait bien faire au terme de ses longues études.
La priorité accordée aux « méthodes d’enseignement » sur le contenu disciplinaire a bien abouti, comme le dit Hannah Arendt, à ce que les enseignants ne savent pas beaucoup plus choses que leurs élèves sur la matière qu’ils doivent enseigner. L’affirmation peut paraître exagérée si on considère le savoir uniquement comme une certaine quantité d’informations, mesurable par exemple au moyen des méthodes de Shannon. Mais l’enseignant n’en sait pas « plus » que ses élèves s’il se contente de connaître plus de théorèmes, plus de faits historiques, plus de lois physiques, etc.. Il en sait vraiment plus s’il a atteint un niveau où il est capable de faire retour sur son propre savoir, de comprendre comment les algorithmes élémentaires des mathématiques entrent dans la structure générale de toute connaissance, en quoi le groupe commutatif ou l’isomorphisme ne sont pas des constructions arbitraires des mathématiciens, mais bien des formes fondamentales de tout savoir rationnel. On dit parfois que les enseignants sont trop érudits pour leurs élèves. C’est l’inverse. Ils ne le sont jamais assez et c’est une loi générale que les meilleurs pédagogues sont les plus « savants ».
L’école et la société
Le problème de la crise de l’enseignement ne peut pas être réduit au problème de la relation pédagogique. C’est un problème de relations sociales et politiques et un problème de vision de l’avenir de notre civilisation. Depuis les origines de notre histoire, l’enseignement est marqué d’une ambiguïté que masque le mot d’école. D’un bout à l’autre de ses dialogues, Platon s’interroge sur l’enseignement de la , qu’il ne faut pas comprendre au sens moral et même moralisant actuel mais au sens grec de l’αρέτή, c'est-à-dire de l’excellence en quelque art. Le menuisier possède la science du bois. Le politique s’intéresse à la science du gouvernement des affaires humaines. Chacune de ces sciences a un but pratique qui concerne tous les hommes. Mais quelle est la science du philosophe, la science de celui qui aime la sagesse en général ? C’est la science qui s’acquiert non par l’activité en vue d’une fin extérieure mais dans l’activité qui se tourne vers soi-même et qui est proprement l’objet du loisir, de la skholê, de l’otium de Romains. Dans l’école moderne les deux types de savoir sont étroitement mêlés. Il s’agit tout à la fois d’apprendre des excellences utiles dans tel ou tel domaine et d’acquérir un savoir en soi désintéressé.
Dans l’école de la IIIe République, les deux objectifs étaient, en partie, séparés. L’école primaire, complétée éventuellement par le primaire supérieur, fournissait les bases d’un savoir pratique (lire, écrire, compter) et inculquait les vertus nécessaires à un bon citoyen et à un bon soldat (pour reprendre l’Alsace et la Lorraine) pendant que la filière secondaire-supérieur était dominée par les « humanités classiques » qui visaient à former « l’honnête homme », selon l’idéal de Lumières — fort mâtiné, cependant, de la tradition philosophique spiritualiste française. Bien évidemment, cette opposition est schématique : le primaire enseignait aussi un savoir « désintéressé » élémentaire pendant que le secondaire offrait des savoirs parfaitement intéressés. D’ailleurs la République, en créant l’école Polytechnique, se dotait des moyens d’avoir des ingénieurs et pas seulement des « honnêtes hommes », ce qui est la charge de l’École Normale Supérieure. Le point commun était cependant la rupture entre l’école et le « monde ». La fonction de l’école primaire de Jules Ferry était certes de fournir une main-d’œuvre qualifiée au capitalisme mais aussi et surtout de combattre l’influence de l’Église, des régionalismes, des habitudes ancestrales. Elle donnait une idée de l’universel, sachant que, pour les vieux « radsocs », l’universel s’identifiait à la  française. La conception des EN comme « couvents laïques » correspondait bien à cette visée qui n’était pas réductible à des objectifs utilitaristes économiques — quoiqu’en aient dit les gauchistes des années 70.
La caractéristique de l’école de la Ve République est, précisément, que cette dualité d’objectifs disparaît. L’école doit être « ouverte sur la vie », c'est-à-dire qu’elle n’est plus du tout une scolh préparatoire à la praxis véritablement humaine mais un apprentissage en vue de la poiesis, pour reprendre l’opposition aristotélicienne. Par un paradoxe étonnant, on introduit le jeu à l’école au moment même où l’école est transformée en annexe de l’usine et du bureau. C’est pourquoi l’objectif central poursuivi par les réformes successives a été la substitution de l’apprentissage d’un savoir-faire à la transmission d’un savoir, avec pour corollaire la destruction systématique des « humanités » — marginalisation des langues « mortes », transformation de l’étude des langues, y compris la langue maternelle, en apprentissage de la « communication », attaques contre la philosophie, etc.. Jusqu’à la supériorité des mathématiques et des disciplines scientifiques témoigne de cette entreprise puisque les mathématiques se réduisent — y compris dans les classes de terminales scientifiques — à des techniques de calcul et la physique théorique disparaît au profit d’un apprentissage pseudo-expérimental. Les benêts disent que, derrière tout cela, il n’y a pas un plan machiavélique mais une sorte de pression sociale objective et anonyme. Il suffit de lire les discours patronaux concernant l’éducation pour comprendre qu’ils savent ce qu’ils font. L’idée même d’un savoir « désintéressé » est une idée insupportable, non seulement parce qu’elle engendre des faux frais pour le capitalisme, mais parce que, en elle-même, elle est une critique des fins que le capitalisme impose à l’humanité.
Dans la pratique, la mise en œuvre de ces plans rencontre toutes sortes d’obstacles. Les résistances des « archaïques » qui se recrutent dans tous les courants politiques, d’abord. Mais on peut espérer que d’ici quelques décennies ceux qui ont été formés à l’ancienne école auront disparu et avec eux les derniers souvenirs d’une culture qui se meurt. Les lois de la biologie sont très convaincantes ! Se débarrasser des « archaïques » sera d’autant plus facile que, trop souvent, les défenseurs de la tradition apparaissent comme les défenseurs d’une corporation qui refuse le changement et se préoccupe trop peu des élèves. De toutes parts, et pour des raisons évidentes, on cherche à assimiler la défense de l’école républicaine à la défense réactionnaire du passé. Et il est alors très facile de dénoncer les mythes de « l’âge d’or », de citer les complaintes datant de Platon sur la baisse du niveau. On ne peut vraiment défendre l’école républicaine que si on comprend les tendances contradictoires qui sont à l’œuvre en son sein depuis les origines.
Les contradictions internes du système seront plus difficiles à éliminer. La croissance de la violence scolaire n’est pas un simple reflet de la croissance de la violence sociale. D’abord parce que la « croissance de la violence » est une notion toute faite qu’on n’interroge pas sérieusement. Le sentiment d’insécurité se développe à partir de ce qui se passe dans certains quartiers urbains, mais on a, en général, plutôt moins de « chances » de se faire égorger au coin d’un bois qu’il y a un siècle. Ensuite parce qu’il y a toujours eu une certaine violence scolaire dont le bizutage ou les châtiments corporels imposés par les enseignants étaient des manifestations réglées et organisées. Ce qui est nouveau, c’est une violence non ritualisée des élèves contre les autres élèves (racket, …) et contre les enseignants. En arrière-plan, il y a l’idée que l’école n’est plus un havre séparé de la société mais un rouage de la machine à exclure, un rouage d’autant plus insupportable qu’il rend, insidieusement, l’élève responsable de la ségrégation sociale dont il est victime. Celui qui quittait l’école pour aller à la mine pouvait rendre le « système capitaliste » responsable ; aujourd’hui, on ne quitte plus l’école transformée en garderie pour les 2-22 ans. On y reste « en échec » et il ne reste plus à l’enfant qu’à se retourner contre soi-même ou contre cette représentation socialisée de soi-même qu’est l’institution scolaire. Les saccages d’écoles — même d’écoles maternelles — expriment cette violence retournée contre l’institution.
Le « collège unique » : ventre mou du système
Face à l’échec scolaire, le mot d’ordre est celui de la pédagogie différenciée. Il s’agit cependant d’une pure hypocrisie, qui, au nom de l’intérêt des élèves et de fumeuses théories pédagogiques, couvre la dislocation des diplômes nationaux et l’abandon du monopole d’État de la collation des grades. Cette entreprise reçoit l’aide bénévole des partisans des « écoles alternatives » qui n’hésitent pas à invoquer le modèle anglo-saxon, c'est-à-dire le modèle du  scolaire. Il est assez curieux de voir fleurir les mots d’ordres de la pédagogie différenciée alors même que le collège unique de M.Haby vise à supprimer toute différenciation pédagogique en organisant le passage systématique de tous les enfants en classe de Sixième, c’est-à-dire dans un système de fractionnement des disciplines, de maîtres multiples, de découpage rigide des horaires, pour lequel de nombreux enfants ne manifestent pas la maturité suffisante. Dans ce système, la pédagogie différenciée n’a pas d’autre résultat que de souligner et renforcer la situation d’échec de l’élève, situation qui est vécue de la façon la plus dure en raison même du principe du « collège unique ». L’exclusion et la ségrégation sociale sont d’autant plus dures qu’elles sont sournoises.
Le « collège unique » n’est unique que nominalement. En fait, le premier degré de l’enseignement secondaire est éclaté suivant les villes, les quartiers, les options enseignées et le sort de l’enfant se joue pour beaucoup dans la connaissance que les parents peuvent avoir — ou ne pas avoir — de la stratégie gagnante, c'est-à-dire la connaissance des chemins cachés et les relations utiles pour disposer des dérogations nécessaires pour changer, le cas échéant de collège, quand la carte scolaire vous a placé dans la zone de recrutement d’un "mauvais collège". L’enseignement privé prospère sur cette base.
Dans cette classification des établissements scolaires, il y a une bonne part d’escroquerie. On confond les statistiques avec le destin individuel des enfants. Question de méthode élémentaire que la plupart des parents sont cependant incapables de comprendre. Ce n’est parce que le collège A envoie 60% de ses Troisièmes en second degré général que l’enfant X déterminé a 60% de chances d’entrer dans une seconde S ou L. Les résultats scolaires de l’établissement ne sont pas obligatoirement un critère de la qualité des enseignants et de la direction, si on veut bien admettre que les handicaps « socioculturels » jouent un rôle important. Plaçons les enseignants de H.IV ou Condorcet (100% de réussite au bac) dans un collège de ZEP et on verra qu’ils n’y font aucun miracle. Inversement, même des professeurs médiocres obtiendront de bons résultats dans les beaux quartiers parisiens — il n’est d’ailleurs par certain que les bons lycées aient de bons enseignants. Mais les idées reçues ont la vie dure et les illusions statistiques sont plus puissantes que l’analyse rationnelle.
Il reste que le « collège unique », spécialement dans les « quartiers défavorisés », apparaît comme un lieu chaotique où s’opère un tri aveugle. La notion de mérite, qui fondait l’école républicaine traditionnelle, y a disparu au profit de la promotion « à l’ancienneté » du fait des limitations drastiques des redoublements. L’enfant n’y est jamais confronté avec son propre avenir et ses propres responsabilités. L’enseignant y apprend à perdre la « foi » et à accepter, avec fatalisme et parfois un brin de cynisme, la vanité de son métier. A la sortie, il faudra pourtant être capable de se réveiller et d’affronter un monde de concurrence impitoyable.
Le problème des programmes et des contenus
Paradoxalement, à l’heure du pédagogisme triomphant, jamais les programmes n’ont été aussi chargés. On répète en citant Montaigne qu’il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Et pourtant, on cherche à « enfourner » le maximum de choses dans les « chères têtes blondes ». Dès le primaire, il faut — en moins de 24 heures par semaine — apprendre, en plus des savoirs fondamentaux, l’informatique, une langue vivante, les guerres de religion, que sais-je encore. Les parents, qui investissent dans la formation, ne sont pas les derniers à pousser à cette accumulation puisque, comme tout le monde, ils confondent instruction et quantité d’information. En introduisant dans les horaires, le travail dirigé, on s’est aperçu que ça allait finir par coincer. Chose curieuse, les instituteurs — pardon ! Les professeurs d’école — n’avaient pas imaginé que le travail dirigé pût être une activité pédagogique aussi utile que la leçon !
La surcharge s’accroît quand on passe du primaire au secondaire. On impose aux élèves des horaires de travail que les parents n’acceptent plus depuis longtemps. Au collège des semaines de plus de 30 heures de cours, auxquels il faut ajouter les devoirs à la maison et les leçons à apprendre : on dépasse allègrement les 40 heures de 1936. Heureusement, que l’année scolaire est régulièrement amputée par les examens, les conseils de classe, les réunions pédagogiques, etc. ! Pour de mauvaises raisons, Jospin avait pris la bonne décision de supprimer la physique en Sixième et Cinquième. C’est le type même de connaissance inutile parce que, en réalité, incompréhensible par un élève normal, en raison du degré d’abstraction qu’elle exige. Un potentiel électrique ou une force sont des concepts théoriques que l’humanité a mis des milliers d’années à élaborer, qui supposent des outils mathématiques en dehors desquels ils sont dépourvus de sens. Or, la plupart des élèves de troisième sont aujourd’hui incapables de résoudre les problèmes d’arithmétique du certificat d’études primaires d’antan, lesquels étaient pourtant une bonne manière de faire des mathématiques d’une manière concrète.
L’accumulation générale des disciplines se retrouve, sous une autre forme, à l’intérieur des programmes de chaque discipline. Le goût des détails inutiles envahit tout au détriment des structures essentielles. En mathématiques, on apprend beaucoup d’analyse et de techniques de calcul mais on oublie les structures fondamentales, ensemble, groupe, anneau, corps, définition précise d’une relation, d’une application, d’une fonction. En physique, on multiplie les expériences au point que la physique théorique est menacée de disparition dans le second degré. Pour justifier cette révision des programmes, les pédagogues prétendent s’appuyer sur une stratégie de la découverte. Le cycle du « Claude Bernard standard »[2], observation, hypothèse, vérification par l’expérience, est élevé au rang de pédagogie passe-partout. Jamais les physiciens n’ont travaillé selon cette « méthode ». Quant aux élèves, on les induit en erreur et on multiplie les « obstacles épistémologiques à une véritable prise de conscience de ce qu’est l’activité scientifique. On inculque un empirisme vulgaire qui fait de la connaissance un acte de recueil du « réel » sans que jamais soit interrogé le statut du « réel » en question. Vérifier la loi d’Ohm à l’aide d’un ohmmètre ou d’un voltmètre ne prouve rien du tout puisque l’ohmmètre est construit sur la base de la loi l’Ohm. On oublie que l’appareil expérimental n’est pas une chose neutre mais d’abord un dispositif théorique. Un plan incliné ne permet pas de découvrir la loi de la chute des corps, si auparavant on n’a pas formulé théoriquement les grands principes de cette loi. Toute expérience, prise comme simple donné est susceptible de multiples interprétations théoriques : le plan incliné de Galilée aurait très bien pu recevoir une interprétation cohérente dans la physique d’Aristote.
On pourrait multiplier les exemples. Ainsi la pédagogie apparaît comme le recueil des préjugés concernant le savoir. L’enseignement de la philosophie n’échappe pas à la règle. La liste des notions qui doivent être abordées dans une année de Terminales est suffisamment impressionnante pour décourager les meilleurs volontés. D’autant que les élèves font de la philosophie une année et une seule pour l’immense majorité d’entre eux. Ce n’est donc qu’un mauvais moment à passer. Les théoriciens de la didactique de la philosophie se payent de mots en ressassant la phrase de Kant qui veut qu’on n’apprenne point la philosophie mais seulement à philosopher. Apprendre à penser par soi-même, tel est le résumé de l’instruction ministérielle. Mais comment est-il possible d’apprendre à penser par soi-même quand la langue française n’est même pas maîtrisée, quand on a remplacé l’étude des auteurs de la littérature française par des techniques de « communication », quand les repères chronologiques ont disparu, quand l’enseignement des langues étrangères se résume de plus en plus à « Je regarde la télé, je vais au stade jouer au basket, Mr. Smith arrive au bureau, etc. » ? Ajoutons le recul des langues anciennes et l’absence à peu près totale de culture générale et on comprend que la mission du professeur de philosophie est une véritable mission impossible. Au risque de passer pour un radoteur, faut-il rappeler que l’élève de terminale du lycée pré-Faure et pré-Haby (on pourrait dire pré-Cinquième République) avait étudié, les années précédentes, des textes de Montaigne, Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot, que bien souvent il avait entendu parler de Lucrèce et de Cicéron en latin, que les noms de Goethe, Schiller ne ressemblaient pas à des noms de joueurs du Bayern de Munich, que par l’exercice répété de la version allemande, anglaise ou latine, il avait appris à lire un texte mot à mot, à en rechercher la logique et à le traduire en un français correct, tous exercices qui, soit ont disparu purement et simplement, soit ont été réduits à la portion congrue. Bref, c’était l’époque où l’école n’écartait pas systématiquement tout « ce qui prend la tête » et n’a aucune utilité pratique pour être employé de bureau ou jeune cadre dynamique aux dents longues.
Évidemment cette école ancienne mode n’enseignait ni le code de la route, ni l’éducation sexuelle. Quand on songe au malheureux professeur de biologie chargé de cette dernière tâche face à des adolescents en plein bouillonnement des humeurs, on ne peut qu’être interloqué par la stupidité et l’absence de tout sens psychologique des faiseurs de programmes[3]. L’école instruisait mais n’éduquait pas, laissant cette tâche à la charge de la famille ou de la « société ».[4] Curieux paradoxe encore qu’on doit remarquer : l’école ouverte sur la vie transforme la vie entière en disciplines scolaires qui relèveraient d’un savoir que le professeur devrait transmettre …
La dictature des mathématiques
Depuis plusieurs années, les ministres successifs prétendent lutter contre la « dictature des mathématiques ». C’est évidemment une sinistre plaisanterie. La « dictature des mathématiques » se porte mieux que jamais et cela ne pourra aller qu’en s’aggravant. Il est sans doute utile de se demander pourquoi il en est ainsi — pourquoi par exemple les futurs médecins ne choisissent pas les bacs à option « sciences de la vie » et pourquoi ceux qui se destinent aux grandes écoles de commerce boudent les bacs « sciences économiques et sociales ». Les critères de sélection de ces formations ne sont pas seuls en cause puisque la philosophie (ou du moins la culture générale rebaptisée philosophie) joue un grand rôle pour l’admission à HEC et autres écoles de moindre importance. Le caractère irrationnel de cette poussée vers les mathématiques est tout à fait surprenant, quand on songe que 90% des métiers ne demandent en mathématiques que le niveau de l’ancien certificat d’études primaires (et encore !) et que 95% au moins des bacheliers scientifiques n’auront jamais, au grand jamais, à résoudre d’équations différentielles (à l’exception de ceux qui deviendront professeurs de mathématiques et devront l’enseigner à leur tour).
Moins que quiconque je ne voudrais mettre en cause les vertus propédeutiques des mathématiques. Les longues chaînes de raisons, chères à Descartes, sont supposées enseigner la rigueur formelle aux jeunes gens. Malheureusement cette supposition est erronée. Il n’y a, hélas, aucun rapport entre l’aptitude à la rationalité et l’aptitude à la réussite des études de mathématiques et plus généralement scientifiques. On peut, par exemple, se demander pourquoi les intégristes islamistes et plus généralement les diverses variétés de chevaliers de l’obscurantisme contemporain se recrutent avec une telle constance dans les branches scientifiques des Universités. Ou pourquoi les sectes les plus ahurissantes (Mandarom, Lotus d’Or et autres) font le bonheur des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs, des cadres stressés beaucoup plus souvent que celui des âmes un peu simplettes. Essayons de donner quelques raisons plausibles.
L’organisation moderne du savoir scientifique est compatible avec l’irrationalité la plus débridée. Réduite à une pure manipulation de signes, la science s’apparente de fait, sans difficulté, aux pratiques rituelles des religions ou des sectes. C’est en effet une activité le plus souvent dépourvue de sens puisqu’elle n’a pas un but pratique et ne s’intègre pas comme composante d’un savoir plus global ou d’une vision du monde, l’idéal « humaniste » ayant bel et bien vécu. La vulgarisation de certains thèmes scientifiques contribue a cette décomposition du sens des propositions scientifiques. Il suffit de penser au « big bang » et aux diverses présentations délirantes auxquelles cette théorie cosmologique a donné lieu. Ou encore de se rappeler l’affaire de la « mémoire de l’eau ».
Les sciences dures en général et les mathématiques en particulier ne favorisent pas le sens critique. Bien au contraire, dans la façon même dont elles sont enseignées, ces disciplines sont les prototypes du dogmatisme le plus obtus, des vérités qui ne se discutent pas et qu’on doit accepter parce que « c’est comme ça ». On peut aisément faire rire les élèves avec la critique des forces occultes telle que Molière nous la présente avec la fameuse vis dormitiva de l’opium. Mais pas un ne s’avise qu’au fond ils expliquent le mouvement des planètes par la « force d’attraction » attribuée à Newton[5], c’est-à-dire que la pesanteur est attribuée à la vis attractiva. La nature réelle de la loi scientifique n’est jamais soupçonnée et la « vérité scientifique » prend un caractère très proche de celui des vérités révélées censées fournir l’explication ultime de tous les phénomènes. Loin d’être l’ouverture d’esprit qu’en attendaient ses promoteurs du XVIIIe et du XIXe siècle, l’enseignement des sciences fonctionne comme une école de dressage des cerveaux. Ce deuxième point se combine aisément avec le premier.
Sans faire de marxisme simpliste, on peut subodorer que la domination de « l’équivalent général » sur toutes les activités sociales n’est pas sans rapport avec le goût pour la science des nombres. Tous les rapports humains apparaissant sous la forme magique de rapports entre des quantités de choses, les mathématiques apparaissent ainsi non comme une connaissance particulière mais bien comme la connaissance en général, la connaissance de tout ce qui doit être connu dans la vie.
Évidemment ce ne sont pas les mathématiques ni les sciences de la nature en elles-mêmes que je mets en cause. Mais tout à la fois leur place dans l’enseignement et cet enseignement lui-même. Car, et c’est un paradoxe qu’il faut souligner, cette domination totale des mathématiques et des sciences de la nature s’accompagne d’une inculture scientifique galopante comparée au poids des « sciences » dans l’information et la vie quotidienne. On pourrait ici donner de nombreux exemples — les professeurs de physique s’arrachent les cheveux devant l’ignorance mathématique de leurs élèves …
Si on examine cette situation dans toute son ampleur, on mesurera aisément combien vaines sont les bonnes paroles ministérielles sur la revalorisation de l’enseignement littéraire ou le renouveau des langues anciennes[6]. Car ce n’est pas d’une compétition entre disciplines qu’il s’agit mais plutôt d’une émulation mutuelle vers le bas ! Le déclin de la culture scientifique malgré la toute-puissance apparente des mathématiques est la conséquence directe du déclin de la culture classique  … et réciproquement ! Plus le français est réduit à l’état de moyen de communication et moins le sens des mathématiques est saisissable ; moins on fait de latin, de grec, de français ancien, d’explication de textes et plus difficile devient l’acquisition d’un raisonnement abstrait. Réciproquement, plus la culture scientifique s’affaiblit et plus la philosophie est réduite au rang de bavardage mondain et de pur jargon.
Ainsi la « dictature des mathématiques » apparaît-elle comme un faux problème. C’est un certain type d’enseignement scientifique, et donc une certaine conception de la science qui est en cause. Je suis ne pas d’accord, en général, avec la formule de Heidegger qui dit que « la science ne pense pas ». Mais il est clair que la science scolaire est faite pour ne pas penser et fonctionne comme une système d’abrutissement des élèves — qu’on songe aux malheureux qui passent du bac scientifique à une Math’sup ! Que ce système soit construit consciemment ou qu’il émerge spontanément de l’interaction des divers intérêts sociaux, c’est alors une question secondaire. On a pu croire un moment à une volonté systématique de destruction des enseignements littéraires et philosophiques. Il n’est pas si sûr qu’il en aille de même aujourd’hui : les « sciences humaines » s’avèrent des auxiliaires utiles dans les techniques de « management » et la philosophie comme machine à produire de l’éthique peut être efficacement intégrée au dispositif de production de l’idéologie dominante — certaines entreprises embauchent des philosophes, Socrate ouvre un cabinet de consultant ! Le résultat est cependant le même. C’est l’idée même d’une activité intellectuelle désintéressée qui est mise en cause ; qu’on sauve la philosophie au nom de son utilité est sans doute le meilleur moyen de l’achever. Or c’est ce qui se cache derrière la prétendue dictature des mathématiques, c’est bien cet utilitarisme généralisé[7].
Ce qu’on pourrait faire.
Il pourrait sembler que, sur de nombreux points, le constat, que je viens de faire, gagne du terrain dans les esprits, des parents, des enseignants, des « décideurs ». En affirmant la priorité à l’enseignement de la langue maternelle à l’école primaire, en prenant la défense du latin et du grec dans le second degré, le ministre Bayrou semble aller dans le bon sens. Malheureusement le détail concret des mesures du fameux catalogue rend beaucoup plus pessimiste. Lire, écrire, compter, d’accord, mais il faudra en plus une initiation à une langue étrangère (façon pudique de dire « initiation à l’anglais »), de l’informatique, des « arts plastiques », de la musique, deux heures minimum d’éducation physique, et tutti quanti avec un horaire encore en diminution pour satisfaire la réunionnite des IA, la manie du week-end des classes moyennes et les desiderata de notre sainte mère l’Église en matière de catéchisme. Le latin d’accord, mais où sont les professeurs de lettres classiques dans les collèges ? Les études dirigées pour le collège, qui serait contre ? Mais personne ne sait qui les dirigera puisqu’on ne peut pas toucher aux horaires des professeurs et qu’on ne veut pas recruter de « pions » ? Dans le catalogue des bonnes intentions, chacun peut trouver ce qui l’intéresse, mais la ligne générale de destruction de l’instruction publique, de « l’exception française », va se poursuivre.
Il faudrait s’attaquer radicalement aux orientations actuelles et d’abord à la première qui veut que l’école prépare à l’emploi. L’école est inapte à faire de la formation professionnelle et ce n’est pas son rôle. La formation professionnelle, au sens strict, se fait « sur le tas », par des systèmes d’apprentissage. Le problème est que l’apprentissage, ça coûte et que les patrons voudraient bien en avoir les avantages sans en avoir les charges. On cite le modèle allemand, mais on oublie d’ajouter qu’en Allemagne les apprentis sont payés, sont syndiqués, couverts par des conventions collectives qui sont surveillées par des syndicats puissants. Les patrons français voudraient des apprentis gratuits, les frais d’instruction générale technique étant pris en charge par la . Les entreprises qui, pour des raisons diverses, ont pris en charge la formation professionnelle de leur personnel — par exemple France-Télécom — lui consacraient 11% de la masse salariale. La moyenne des entreprises françaises tourne autour de 2% !
L’instruction, selon Marx, devait être une instruction « polytechnique ». Ce n’est évidemment pas dans cette direction qu’on avance, mais au contraire vers une pseudo formation professionnelle qui n’est ni généraliste, ni spécialisée. Le première des choses à faire consiste donc à clarifier les missions de l’école fondamentale, de la primaire au lycée, en la séparant radicalement de toute velléité de faire une formation pré-professionnelle[8]. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer l’enseignement technique et professionnel public (par exemple les IUT et les BTS forment de bons exemples de réussite dans ce domaine), mais cet enseignement technique et professionnel ne peut venir qu’après l’école fondamentale et ne doit pas absolument pas interférer avec les préoccupations de l’école fondamentale.
La deuxième bonne mesure consisterait en une réduction drastique du nombre de disciplines enseignées dans une classe donnée. Ce qui impliquerait, d’une manière ou d’une autre, la reconstruction des filières (comme, par exemple, les anciennes filières « classique » et « moderne » dans le premier cycle des collèges) à condition de ménager un certain nombre de passerelles. En tout cas la technologie, telle qu’elle est enseignée au collège — c’est une discipline qui n’a aucun objet précis — pourrait fort bien être supprimée. Tout comme les « sciences économiques et sociales » et quelques autres balivernes du même type qui se réduisent à un discours idéologique sans contenu de savoir réel, quand on s’adresse à des enfants de 11 à 15 ans. Tout comme l’éducation physique sous ses formes rabougries actuelles (elle pourrait reprendre toute sa place, et de manière beaucoup plus « ludique » dans le cadre d’une journée scolaire à mi-temps — disciplines fondamentales le matin, activités d’éveil et loisirs l’après-midi).
Sur le plan pédagogique, sans aucun doute faut-il encourager les méthodes « centrées sur l’élève », tout ce qu’on regroupe sous le terme de pédagogie active. A condition qu’on cesse, d’abord, de parler des pédagogies actives dans des classes de 30 ou 40 élèves. Du reste, si on en reste à 40 élèves par classe, rien n’interdit de passer à 80 ou 100 : dans tous les cas, on est réduit au cours magistral. Ensuite qu’on s’entende sur ce que doivent être ces méthodes actives. Les professeurs perdent un temps précieux à dispenser des cours magistraux qui entrent par une oreille et sortent par l’autre. La place accordée aux travaux dirigés, aux exercices, à la lecture à voix haute, à la copie, devrait être beaucoup plus grande. La traditionnelle « dictée » qui a perdu de son aura (sauf chez Pivot !) est trop souvent en voie d’extinction au collège. Il en va de même pour la récitation — en français ou en langue étrangère — qui, tout à la fois, exerce la mémoire et accoutume l’élève à parler une autre langue que le charabia des cours de récréation. Je me souviens encore de « Ich weiss nicht was soll est bedeuten … » ou de « Tityre tu patulae recubans sub tegmine fagi », trente ans après. Enfin le système du contrôle continu et l’abandon de la composition a exercé des ravages terribles qu’on commence seulement à mesurer maintenant. C’est que certains enseignants appellent le système « Veleda » : on apprend pour le lendemain et on efface tout ; alors que la composition trimestrielle obligeait à une révision globale et à une synthèse de ce qui avait été acquis redonnant un sens global au travail de l’année.
On invoque le problème des moyens. L’école coûte en effet cher, et de plus en plus cher, à la , pour un résultat des plus décevants — et encore, il paraît que de nombreux pays envient le système français ! C’est un faux problèmes : l’école a des moyens qui sont gaspillés dans les dernières lubies du pédagogisme — par exemple les IUFM[9] qui coûtent beaucoup plus cher et ne valent pas les anciens CPR. La suppression des enseignements inutiles et des réunions de pure parlote dégagerait aussi des moyens considérables, sans compter ce qu’on gagnerait par une réorganisation de ce gigantesque chaos qu’est l’administration de l’Éducation Nationale. Ce n’est pas une question d’enveloppe financière globale qui est la cause majeure des difficultés de l’éducation aujourd’hui, mais bien une question politique et philosophique au plus haut point.
(Octobre/Décembre 1994)


[1]in Hannah Arendt : La crise de la culture
[2]qui est une extrapolation osée de ce que Claude Bernard explique dans « L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale ».
[3]Que ce soit le professeur de biologie qui soit chargé de l’éducation sexuelle en dit d’ailleurs long sur la conception que les technocrates ministériels se font de la sexualité humaine mise sur le même plan que celle des oursins et vaches …
[4]Notons, en passant que, si l’école d’aujourd’hui se goberge de la « culture de l’image », c’est pourtant le lycée « de papa » qui nous a appris le cinéma par les ciné-clubs, aujourd’hui presque tous morts.
[5]Je dis bien attribuée puisque Newton refuse toute « explication » (hypotheses non fingo) et se contente d’exhiber une loi mathématique.
[6]Ce dernier point est à lui seul … tout une programme, car il n’y a pas assez de professeurs de lettres classiques, même pour mettre en œuvre les modestes mesures Bayrou, le nombre des diplômés de Latin et Grec ayant chuté verticalement dans la dernière décennie.
[7]Notons en passant que l’utilitarisme le plus sordide cohabite merveilleusement avec le « droit-de-l’hommisme » qui sert d’arôme moral à notre société. Marx, polémiquant contre l’utilitarisme et contre son héraut Bentham, notait déjà que la sphère de la circulation marchande « est en réalité une véritable Eden pour les droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. Liberté ! Car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en tant que personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! Car ils n’entrent un rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! Car chacun ne dispose que ce qui lui appartient. Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices , et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun. » (Capital I, Section II - Chapitre VI)
[8]On lira le livre très polémique, mais souvent fort juste, de Despins et Bartoly sur l’introduction de l’informatique à l’école, « Arsenic et jeunes cervelles » qui démontre l’absurdité de l’introduction de cette technique dans l’école fondamentale, tout en en soulignant les arrière-plans idéologiques.
[9]Alain Finkielkraut a consacré plusieurs bonnes émissions de « Répliques » à cette question. On peut également se reporter aux témoignages publiés par le journal du SNLC-FO qui a consacré deux numéros spéciaux aux IUFM. Cette création jospinienne qui a fourni quelques bons fromages aux chefs de la FEN est épinglée dans un rapport au vitriol de l’Inspection Générale, mais curieusement le « Monde de l’Éducation » et autres porte-parole officieux du Ministère n’en ont pas fait mention.

lundi 13 avril 2015

Sommes-nous devenus ignorants?


«Aujourd’hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance »1
La question posée semble assez curieuse et même paradoxale. Après tout, on dit qu’il y a aujourd’hui bien plus de savants vivants et en activité qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité. Nos connaissances de la nature ont fait des bonds prodigieux au cours du dernier siècle, qu’il s’agisse de la physique ou de la biologie. Les connaissances ne sont pas restées confinées au petit monde des savants, mais elles sont répandues dans le public, d’abord par les progrès de l’instruction et le recul massif de l’alphabétisme, mais aussi par les moyens de communication de masse dont le dernier, l’internet, semble mettre à disposition de chacun tout le savoir de l’humanité. La science n’est plus et depuis longtemps une activité théorique, elle est pratique, incorporée dans les techniques et on nous annonce que nous entrons maintenant dans « l’économie de la connaissance ». La science, comme le disait Marx, semble devenir une « force productive directe ». Bref, nous ne sommes pas devenus ignorants mais savants ! Qu’est-ce donc qui pourrait refréner cet enthousiasme qui nous porte depuis le commencement des « temps modernes » et singulièrement depuis l’époque des « Lumières » ? Qu’est-ce qui pourrait nous transformer en vieux grincheux répétant, depuis Platon, que « tout fout le camp » : Platon déplorait que l’écriture ait affaibli la mémoire ! Que dirait-il avec le moteur de recherches à notre disposition qui nous dispense d’apprendre par cœur et nous permet de vérifier instantanément l’état de nos connaissances ? Certes, nous avons oublié des savoirs ancestraux, certes nous n’apprenons plus guère le latin ni le grec et les « humanités » sont en perdition, mais n’est-ce pas le prix à payer de la formation de nouvelles humanités et de nouveaux savoirs beaucoup plus certains et beaucoup mieux fondés ?
On pourrait s’arrêter là ou encore développer chacun des points que je viens de citer. Un étudiant moyen en licence de physique est plus savant que Newton ; nous connaissons dans le détail les mécanismes de la reproduction des êtres vivants alors que nous avions qu’une vision très vague et très superficielle il y a encore un siècle. Et il suffirait de considérer combien la technique issue de la science a transformé notre vie – et parfois même la menace – pour achever la démonstration. Depuis 1945, nous sommes même en possession des moyens de détruire toute vie sur Terre en quelques heures. Nombreux sont les auteurs qui estiment que nous sommes entrés depuis deux siècles dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est devenue un facteur géologique de premier plan et cela nous le devons non à la puissance de nos corps mais à celle de nos esprits. Une puissance que nous pouvons même démultiplier grâce à nos machines « intelligentes » auxquelles nous pouvons sous-traiter un certain nombre de tâches intellectuelles (trier, calculer, simuler) pour mieux nous concentrer sur la création scientifique.
On pourrait s’arrêter là … et on va s’arrêter là car il y a peut-être dans ce tableau des progrès de l’esprit humain quelque chose qui cloche ! Quelque chose de biaisé.
  • En premier lieu, j’essaierai de montrer que l’accumulation quantitative de connaissances n’est pas le gage que nous sommes devenus plus savants, car précisément nous ne savons pas mesurer la connaissance.
  • En second lieu, je dirai pourquoi on ne peut passer aux pertes et profits la perte des savoirs du passé.
  • Enfin je montrerai pourquoi, si les progrès du savoir sont formidables, il y a aussi, un progrès tout aussi colossal de l’ignorance.

Comment mesurer la quantité de connaissances ?

Voilà une question compliquée. On sait que le monde ancien vénérait les Anciens : plus Anciens, ils étaient plus sages et nous ne pouvions que nous mettre à leur école. À l’époque moderne, ce rapport est renversé. Chez Giordano Bruno, Descartes ou Pascal, on trouve le même argument : les Anciens ne sont Anciens que par rapport à nous, comme s’ils étaient encore nos contemporains nés il y a 2500 ans. En réalité, ces Anciens appartiennent à l’enfance et la jeunesse de l’humanité et nous sommes bien plus vieux qu’eux, bien plus vieux de 2500 ans et par conséquent nous, nous avons plus d’âge et plus d’expérience qu’eux. Et toute l’idée du progrès se fonde sur ce raisonnement.
J’en sais bien plus que Platon dans toutes les sciences. Cela n’est guère douteux. Le monde que mon esprit peut embrasser est bien plus vaste que le sien – qui se limitait à cette Méditerranée autour de laquelle les Grecs s’étaient installés comme les grenouilles autour d’une mare. Mais comment puis-je dire que je suis moins ignorant que Platon ? J’ai appris et j’apprends encore beaucoup de Platon, chaque fois que je le relis ou que je me remémore les problèmes philosophiques qu’il a posés pour la première fois. Mais si Platon revenait, qu’apprendrait-il moi ? Qu’apprendrait-il qui soit véritablement utile au propos qui est le sien : définir la vie bonne comme la vie théorétique ? En quoi mes connaissances en physique feraient-elles ou font-elles avancer, de quelque manière que ce soit, la question de la nature de la connaissance telle qu’elle posée dans le Théétète ? Au mieux, je parviendrais à montrer que les problèmes qu’il pose sont encore les nôtres ; au mieux je trouverai de nouvelles illustrations. Mais j’ai le sentiment que, en dépit de tout mon savoir, je ne peux pas faire mieux que lui ! J’ai pris Platon, mais j’aurai pu prendre n’importe lequel des grands philosophes. Pourquoi en est-il ainsi ? Pas parce que je suis indécrottablement attaché à la tradition et que je vénère les Anciens et méprise les Modernes. C’est parce que fondamentalement nos savoirs sont incommensurables, c’est-à-dire que nous n’avons d’instrument de mesure, de commune mesure qui permette d’établir une hiérarchie fondée objectivement, qui permettrait de classer les savoirs des Anciens et ceux des Modernes sur une échelle, du moins au plus.
Pour me faire comprendre, je vais donner deux analogies. Nous n’avons aucune échelle pour mesurer le progrès en art. l’art grec classique (l’architecture et la sculpture) est fort différent du nôtre ; il s’explique par le contexte de son époque : comme le dit Marx, on n’inventerait plus Hermès à l’époque du télégraphe – ou d’internet ! Mais il continue d’avoir pour nous encore presque une valeur de modèle – du moins c’est ce que dit Marx. Et nous n’avons aucune raison que penser que Jeff Koons est supérieur à Phydias ! J’aurais plutôt tendance à penser le contraire... En tout cas nous acceptons sans problème que dans ce domaine de la culture humaine, il n’y a pas d’échelle croissante, pas de progrès. Peut-être en va-t-il de même en . Notre  est-elle supérieure à celle je ne dis pas seulement de Socrate mais de l’honnête citoyen athénien du Ve siècle avant JC ? Sans doute pourrait-on montrer que statistiquement nous sommes plus respectueux de la vue humaine, mais notre sens de l’hospitalité, notre des devoirs envers notre  se seraient au contraire singulièrement affaiblis. Voilà donc deux domaines importants de la vie de l’esprit dans lesquels il est impossible d’affirmer que nous sommes supérieurs aux anciens.
Ce qui est mesurable en revanche, c’est notre puissance technique : les avions vont beaucoup plus vite que les galères antiques et le téléphone portable aurait éviter au célèbre coureur de Marathon d’arriver épuisé à Athènes pour annoncer la victoire grecque. D’où cette question qu’il est impossible d’éviter : est-ce qu’en affirmant que nous sommes plus savants que les générations qui nous ont précédés, nous n’affirmons pas en fait que notre technique est bien plus puissante ? C’est bien l’arrière-plan de notre triomphalisme : nos savoirs sont plus vrais et nous sommes plus puissants que les anciens parce que ce que nous sommes capables de fabriquer à partir de ces connaissances scientifiques fonctionne admirablement. Mais les capacités instrumentales de la raison s’identifient-elles au savoir ? Pourtant si j’en viens directement à certaines connaissances fondamentales en physique, on voit immédiatement que le progrès est beaucoup moins évident. Aristote soutenait que l’univers est fini et Épicure au contraire le pensait infini.Avons-nous tranché cette controverse cosmologique ? Évidemment non ! De même, la question de savoir si la matière est continue (ce que croyait Aristote) ou si elle est discontinue (ce que soutenait Épicure avec les atomistes) est une question qui est loin d’être tranchée. Nous savons que certains modèles discontinuistes fonctionnent bien et dans d’autres cas, c’est le modèle continuiste qui est le plus efficace. En réalité ces questions semblent impossibles à trancher empiriquement et nous choisissons des modèles en fonction de leur intérêt pratique et non en fonction de la plus ou moins grande vérité. Or la  d’une théorie, c’est la vérité !
Nous touchons ainsi du doigt cette idée selon laquelle nous ne sommes peut-être pas si savants que cela. En quelque manière nous avons infiniment plus de connaissances que Platon et Aristote mais sans que ces connaissances nouvelles portent sur l’essentiel. Si on laisse de côté les sciences de la nature et leurs applications techniques et qu’on s’intéresse au vaste domaine des affaires humaines, les choses sont encore plus claires : toute la sociologie du monde nous a-t-elle vraiment appris quelque chose que les Anciens ignoraient ?

Pourquoi le progrès ne va pas sans pertes

Après avoir ouvert une brèche dans l’optimisme satisfait de nos contemporains, je voudrais maintenant enfoncer le coin. Ce que nous avons gagné d’un côté, nous l’avons perdu de l’autre. Ce processus est en large partie inévitable. Nous ne savons plus tailler les silex pour en faire des outils pour découper des animaux que nous ne saurions plus chasser comme les chassaient nos lointains ancêtres. L’oubli est nécessaire pour une part. Mais il vaut mieux le savoir avant de nous enorgueillir de notre supériorité. On pourrait ici rappeler Rousseau et son Discours sur les sciences et les arts, dans lequel il ose heurter « de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes » et affirme que « la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Le progrès des sciences et arts engendre la paresse et le luxe, corrompent les âmes, nous font oublier les choses utiles à la vie au fur et à mesure que nous nous occupons des plus futiles.
Bien sûr Rousseau exagère ! Mais l’exagération est un procédé heuristique tout à fait légitime. C’est seulement ainsi que les traits essentiels peuvent surgir. Au-delà de la rhétorique rousseauiste, le premier discours met en évidence les contradictions du progrès et en particulier les contradictions de ce progrès des Lumières. Le progrès de l’esprit scientifique dans la lignée de la révolution galiléenne et newtonienne amorce le déclin de la culture classique humaniste. On peut suivre cela à la trace dans l’histoire de la philosophie, de la critique radicale d’Aristote chez Bacon et Descartes jusqu’au scientisme du XIXe siècle. Le conflit des deux éducations, l’éducation humaniste traditionnelle et l’éducation moderne inspirée de Descartes est particulièrement mis en évidence chez Vico, défenseur de l’éducation humaniste et en même temps plus novateur et plus en avance sur son temps, à bien des égards, que les cartésiens qu’il critique. Sans aucun doute ce refoulement de la culture humaniste était-il inévitable. La science nouvelle doit s’imposer par un coup de force révolutionnaire, détrônant la culture traditionnelle. De ce fait, c’est tout un pan du savoir humain qui est relativisé et perd progressivement de son importance pour arriver aujourd’hui au moment de son extinction totale.
Encore une fois, c’est sans doute, en partie quelque chose d’inévitable : nous avons oublié la culture antique pour les raisons mêmes qui font que nous ne savons plus tailler nos outils dans les pierres ni chasser avec les instruments de l’homme du paléolithique. Mais ce processus est aggravé dans des proportions considérables par l’idéologie du progrès, la conviction profonde qu’aujourd’hui est absolument supérieur à hier, que demain sera mieux qu’aujourd’hui, que les enfants en savent forcément plus que les parents et qu’en réalité il n’y a rien à transmettre du passé à part ce qui peut être transformé en « produit culturel », vendable dans les boutiques des musées ou sur les sites archéologiques ou, éventuellement ce qui peut servir de scénario pour une série à grand spectacle et effets spéciaux.
Ajoutons, pour terminer sur ce point, que les processus d’accumulation du savoir n’ont absolument rien de linéaire. En Europe, l’effondrement (lent) de l’empire romain a conduit à une régression de la culture, du savoir mais aussi des techniques dans la première partie du Moyen Âge. Une régression également du niveau moyen d’instruction de la population. Ceux qui se sont prétendus les successeurs des Césars étaient souvent des presque analphabètes. Mais cet effondrement de la civilisation romaine a laissé place à quelque chose de nouveau, dans tous les domaines, d’abord dans les techniques tant de la guerre que des arts d’agrément puis dans le domaine d’un savoir tombé la coupe des ordres religieux. Le résultat en est que le Moyen Âge n’est absolument pas cette période sombre d’où les Lumières émergent, selon le mythe moderne. Et quand la Renaissance – qui commence en fait au XIVe siècle en Italie – redécouvre et restaure dans toute sa dignité la culture antique, elle le fait sur la base des acquis de l’époque médiévale. Encore faut-il ajouter que ce qui vaut pour l’Europe occidentale ne vaut pas pour l’empire romain d’Orient et encore moins pour le monde arabo-musulman pour lequel notre Moyen Âge est au contraire un véritable âge des Lumières.
Enfin, nous avons oublié quelque chose de très important. Socrate se méfiait apparemment du savoir. Face à ses interlocuteurs, il affirme qu’il ne sait rien, et que, cependant, il en sait plus qu’eux puisque, lui au moins sait qu’il ne sait pas. La savoir de l’ignorance, cette « docte ignorance » que reprendra Nicolas de Cues est un thème récurrent de toute la tradition antique et humaniste. Mesurer l’étendue de son ignorance est la condition d’un vrai savoir. Il est remarquable que cette dialectique du savoir et de l’ignorance ait pratiquement disparu de notre culture. Nous avons tant loué le savoir que nous ignorons notre propre ignorance. J’en pourrais donner de nombreux exemples dans le domaine scientifique où les hypothèses les plus fragiles sont assénées comme autant de vérités indiscutables ... jusqu’au jour où l’on doit remplacer cett vérité indiscutable par une autre vérité tout aussi indiscutable.

Les progrès de l’ignorance.

C’est évidemment à notre époque que les processus très anciens et particulièrement accentués à partir du XVIIe et XVIIIe siècle prennent toute leur extension. La « dialectique du progrès » s’y révèle particulièrement destructrice. La destruction créatrice chère Schumpeter ne fonctionne guère dans le domaine du savoir et le processus d’accumulation illimitée du capital (la valorisation de la valeur, dit Marx) présente un double aspect dont on pourra mesurer ensuite tous les effets dans le domaine de l’instruction et de la culture.
  1. Le mode de production capitaliste ne peut exister qu’en révolutionnant sans cesse les conditions de la production. Le mode de production capitaliste n’est pas simplement l’exploitation du travail salarié par un capitaliste, il est d’abord la soumission du travailleur aux conditions du travail, ce qui se réalise pleinement avec l’introduction du machinisme et l’extension continuelle des processus techniques. Ce implique une incorporation croissante du savoir scientifique dans le processus de production.
  2. Mais dans le même temps, au fur et mesure que la puissance des hommes est réifiée, transformée en chose dans le travail mort qu’est la machine, le besoin de travailleurs qualifiés disparaît.
Un rapport de l’OCDE disait les choses crûment. Voici quelques extraits d’un article de Nico Hirtt que l’on peut trouver sur le site du Monde Diplomatique :
La pensée éducative de Mme Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l’éducation, tient en quelques phrases : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », « aider l’Europe à engager la compétition globalisée », « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et« répondre aux conséquences de la crise économique ».
Analysant les documents produits par les instances de la « gouvernance internationale, Hirtt montre que les discours sur la « société de la connaissance » ne sont que des mots creux. Il s’agit en effet de former des masses de travailleurs non qualifiés :
Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) prévoit, pour les années à venir, une augmentation de l’emploi hautement qualifié, mais également « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles- ». Un phénomène auquel l’agence européenne donne le nom de « polarisation dans la demande de compétences ».
Une tendance que les États-Unis connaissent aussi : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, huit seulement nécessitent de très hauts niveaux de qualification (baccalauréat + 4 ou davantage) alors qu’une vingtaine ne requièrent qu’une courte formation « sur le tas » (short-term on-the-job training). Divers auteurs anglo-saxons décrivent cette polarisation en opposant « MacJobs » et « McJobs » (par référence au Mac, l’ordinateur de la firme Apple, et au « Mc » de  [ajouter]’s). Pour les économistes David H. Autor, Lawrence F. Katz et Melissa S. Kearney, « l’évolution de l’emploi [depuis] les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés ».
Et un peu plus loin :
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». En France, M. Claude Thélot, président de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, reprit la même thèse dans le rapport remis en 2004 au ministre de l’éducation François Fillon : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »
Voilà la réalité qui se cache derrière « l’économie de la connaissance » qui, traduit de la novlangue, peut s’entendre comme économie de l’ignorance massive.
Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer l’évolution des réformes successives dans notre système éducatif. Il faut aussi considérer les implications de la marchandisation généralisée et de la transformation des œuvres de la culture humaine en « produits culturels ». Je pourrais me contenter de renvoyer à deux essais de Hannah Arendt, La crise de l’éducation et La crise de la culture. Mais je prendrai les problèmes autrement, bien que les conclusions ne diffèrent pas beaucoup sur le fond de celles de Arendt.
C’est Jean-Claude Michéa, un excellent auteur, qui a trouvé la formule juste : « l’enseignement de l’ignorance ». Reste à s’entendre sur le sens du mot ignorance. On peut faire une sorte de décompte des connaissances : les élèves ne savent plus faire une division « à la main », mais ils savent des tas d’autres choses (se déplacer sur internet, envoyer des SMS avec un téléphone portable, etc.). Si on additionne des torchons et des serviettes, on n’y comprendra rien du tout. Je vais donc prendre la définition que Michéa donne de l’ignorance :
On entendra ici par « progrès de l’ignorance » moins la disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et, assez souvent, à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique, c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité vitale. (op. cit. p.14)
Entrons dans le détail. Telle qu’est fut conçue dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’école publique visait un double but. D’une part, elle correspondait aux impératifs de la bourgeoisie française : unifier le pays (notamment linguistiquement) et fournir une main-d’œuvre disposant du minimum de qualification nécessaire – lire, écrire, compter – et, d’autre part, transmettre les éléments d’une culture traditionnelle (les « humanités ») qui pouvaient non seulement unifier la nouvelle élite mais aussi assurer sa légitimité.
Il y a, à l’évidence, un changement profond qui s’est opéré au cours des dernières décennies. Les impératifs de l’adaptation de la main-d’œuvre au marché du travail ont progressivement tout emporté. Ou plus exactement d’un côté les besoins très spécialisés du marché du travail « haut de gamme » évacuent progressivement toute la culture humaniste, pendant, que l’autre côté on transforme le système scolaire en une immense garderie destinée à masquer le chômage réel, mais où le contenu du savoir n’a aucune espèce d’importance – ils en savent toujours bien assez ! L’ensemble a été présenté sous le nom alléchant de « démocratisation de l’enseignement », une démocratisation rendue équivalente à la « massification ». Partons de quelques constats que chacun peut faire.
  1. Il s’agit d’abord d’un abaissement général du contenu de ce qui est enseigné, bien qu’officiellement on ait fait entrer parfois dans l’énoncé des programmes des contenus complexes et souvent marqués par un pédantisme extravagant. En pratique ce sont les exigences minimales qui sont abandonnées. Il suffirait ici de citer l’évolution de l’enseignement du français avec une régression formidable de l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe. Nous avons aujourd’hui au baccalauréat et dans les classes préparatoires des élèves qui n’auraient jamais pu avoir leur certificat d’études primaires en raison de leur niveau dans ces domaines. Plus que l’orthographe peut-être, c’est la grammaire et la syntaxe qui sont particulièrement malmenées rendant parfois les écrits de nos élèves et étudiants totalement incompréhensibles. Il n’en va pas mieux dans les disciplines scientifiques. Le niveau de mathématiques et particulièrement la capacité à conduire une démonstration est tombé très bas : les mathématiques sont présentées comme un ensemble de techniques, de savoir-faire et non plus comme un savoir rigoureux. L’usage des calculettes a des conséquences terribles. C’est la machine qui a raison et les algorithmes des opérations (je pense à la division) sont totalement inconnus. Je ne parle pas des racines carrées ou des procédés d’interpolation. En fait on prépare des individus aptes à servir des machines et on ne forme plus des esprits scientifiques. La dislocation des programmes d’histoire a rendu celle-ci incompréhensible et des pans entiers de notre histoire ont disparu.
  2. Dans l’enseignement des langues étrangères, l’enseignement de la culture est en voie de disparition. La poésie française autant qu’étrangère sont ignorées. Les « arts de la mémoire » n’existent plus – Google est censé remplacer la mémoire. La réforme en cours des collèges finira par détruire purement et simplement l’enseignement des langues anciennes. Le seul savoir qui demeure est un savoir purement instrumental : celui qui est nécessaire pour suivre une procédure – comme le savoir que l’on demande aux opérateurs dans les « call centers » ou de savoir « argumenter » exactement comme on demande à un vendeur de savoir argumenter pour vendre son produit.
  3. Il s’agit aussi de l’introduction du « savoir-faire » comme remplaçant le savoir. On apprend aux élèves à présenter un « produit », par exemple un TPE, dans lequel ce n’est pas le savoir qui compte mais l’aptitude à faire semblant de savoir. Il s’agit surtout du « savoir être », véritable entreprise de formatage des esprits avec la multiplication des opérations purement propagandistes au sein de l’école.
Dans cet enseignement « massifié » on produit des diplômes dévalorisés entraînant une surqualification apparente et une déqualification réelle. Des emplois tenus jadis avec le brevet exigent aujourd'hui un bac+2.
Qu’est-ce donc que cette « massification » ? Je vais citer ici un article de Gilbert Molinier qui critique une certaine sociologie qui voit dans l’affaiblissement de la culture une conséquence inévitable de la massification.
Alors, je pose trois questions : premièrement, la massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, une culture misérable au goût de hamburger, culture chargée de produire des abrutis ? Il me semble que la sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves. Deuxièmement, la sociologie n’est-elle pas ici prisonnière d’une illusion d’optique ? Croyant atteindre un objet lorsqu’elle prétend l’observer, elle rencontre bien quelque chose mais elle est incapable de voir qu’elle ne rencontre qu’elle-même, objet insaisissable et inaperçu de son observation. Ne sachant que se livrer à des exercices comptables, elle ne peut faire autrement que de voir la société comme un bétail indéfiniment comptabilisable. Troisièmement, pourquoi continuer à accorder ce privilège exorbitant aux analyses sociologiques au mépris de l’analyse politique, juridique, voire même anthropologique ? Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Va-t-on encore faire longtemps la censure sur les transformations institutionnelles qui ont ravagé l’école ces dernières années ? Peut-on sérieusement traiter des difficultés de l’école sans dire un mot sur l’introduction, dans les établissements scolaires, des méthodes de gestion managériales en vogue dans les entreprises privées ou publiques, largement responsables de l’instabilité des élèves comme des enseignants... C’est ce qu’on nomme « rénovation pédagogique », entreprise de bousillage de l’intelligence des élèves, qui installe enseignants et élèves dans des difficultés inextricables. Peut-on sérieusement traiter des rapports enseignants/enseignés en n’ayant rien d’autre à proposer que de « baisser les effectifs » ou des « moyens supplémentaires » ? Non pas que ces revendications soient sans intérêt, mais une classe est autre chose qu’une... niche écologique ! Vous abordez la question scolaire comme tel éthologue observant les oies cendrées, rien de plus.
Il me semble que ces trois questions posent sur des bases sérieuses la méthode à suivre si on veut comprendre quelque chose à cet affaissement de la culture et à cette implosion lente du système scolaire. Sans développer plus ce point, je citerai encore Molinier :
C’est ce à quoi l’École d’aujourd’hui, moderne, apporte son écot : fabriquer l’homme-nouveau, homme prêt à tuer pour vendre sans que la moindre culpabilité ne l’étreigne, sans que la moindre interrogation éthique ne l’accompagne, sans que le moindre sens ne s’insinue dans ses actes. Nous fabriquons des hommes prêts à mourir sur ordre, des bêtes sauvages, officiers et sous-officiers nazis des temps modernes , des sociétés post-hitlériennes, costume gris ou bleu marine en guise de tenue de combat, chemise de marque en guise de décoration militaire, bottines de cadres en guise de bottes d’officier, espèces de kamikaze produits en série. Nous fabriquons des hommes-inhumains, petits, moyens et grands Papons, caporaux ou généraux, ingénieurs de la mort, « insectes spécialisés », « nains inventifs », hommes dotés d’une conscience d’ordinateur, hommes chiens de garde, fonctionnaires dont on réclame une « Kadavergehorsam ». Que fabriquons-nous, nous enseignants ? Peut-être cela, sans le savoir, sans vouloir le savoir, dans une espèce de demi-conscience finalement complice.
Quand on est optimiste, on peut penser que la classe dominante réserve cette nouvelle école aux enfants des pauvres, et que, pour les siens, elle conservera un enseignement sérieux, « à l’ancienne ». C’est en partie vrai. Il y a encore des lieux où l’on instruit, des universités où se dispense un véritable savoir. En France, ce qui reste du lycée s’est réfugié dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais il semble bien que leurs jours soient comptés. Au nom de la critique de l’élitisme, on prépare leur destruction. Même l’instruction et la culture réservées aux élites sont menacées.
Il y a un deuxième aspect qui se situe plus largement que dans le champ strictement scolaire. Je crois que c’est le progrès de l’inculture dans les élites d’abord. Il suffit d’observer la classe politique et les transformations qu’elle subit pour s’en rendre compte. Aux normaliens ont succédé les énarques et aux énarques les diplômés de la HEC – une transformation qui n’est nullement contingente. La politique se réduit à la technique économique des marchands. À l’autre pôle de la société, la « culture de masse » s’est installée. La question de la culture pose celle de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.
Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été : valeurs d’échanges. » Voir l’emblématique Jeff Koons.

En conclusion

Le tableau dressé issu pourra sembler d’un pessimisme exagéré. Il ne s’agit pas, évidemment, de la réalité dans sa complexité mais des grandes tendances, à l’œuvre depuis plusieurs décennies. S’il existe un pessimisme sot et lâche, un pessimisme lucide est nécessaire si on veut redonner sa place à l’optimisme de la volonté, c’est-à-dire à l’action. Et cette action doit d’abord être conservatrice : nous avons longtemps pensé qu’il fallait transformer le monde (et non plus l’interpréter de différentes manières). Mais aujourd'hui, il s’agit tout simplement de le préserver. Ce qui n’est possible qu’en agissant.
À la question « sommes-nous devenus ignorants ? », je répondrai donc par l’affirmative, parce que nous sommes devenus ignorants de ce qui est essentiel, c’est-à-dire de ce qui rend possible un monde humain.

(Texte d'une conférence devant le Cercle Condorcet du Havre - 13 avril 2015)
1Lichtenberg, cité par J-C Michéa in L’enseignement de l’ignorance, Micro-Climats, 1999.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...