La valeur essentielle du modèle républicain nous semble résider dans ses pouvoirs critiques et sa capacité à fournir les linéaments de la reconstruction d’une pensée politique de l’émancipation humaine. Si on veut bien admettre que la question proprement politique, celle de l’État est bien le point d’achoppement de la critique marxiste du mode de production capitaliste[1], le républicanisme poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire radicalisé dans ses conséquences politiques et socio-économiques permet de reprendre la question de l’émancipation là précisément où le marxisme historique l’avait laissée. 

Le marxisme historique a été incapable de produire une théorie de l’État satisfaisante parce qu’il postule que tout État est un instrument de domination d’une classe sur une autre et n’est que cela. Cette constatation s’étend jusqu’à « l’État ouvrier », l’État de la « dictature du prolétariat », censé être l’instrument de domination de la classe majoritaire, celle des prolétaires, sur la classe minoritaire des capitalistes. On peut, certes, constater sans difficulté que l’État sert le plus souvent la classe dominante. Mais c’est une tautologie : si la classe dominante est dominante, c’est précisément parce qu’elle domine et qu’elle domine donc aussi l’État et donc peut s’en servir pour ses propres buts de domination. On n’en peut donc pas déduire qu’il est de l’essence de l’État d’être un appareil de domination. Presque tous les États en effet ont d’autres fonctions que d’assurer la défense des intérêts de la classe dominante. Aucun État ne peut subsister durablement s’il ne peut se présenter au moins partiellement comme le garant de l’intérêt général, en tout cas aucun État démocratique.  L’école publique, la santé, la défense et l’ordre public, par exemple, sont des fonctions que tout État doit assurer. Ces fonctions sont évidemment utiles à la classe dominante, mais elles ne sont pas moins utiles aux classes dominées !
Nous ne pouvons développer ici une critique d’ensemble de la théorie marxiste standard de l’État, mais il nous semble qu’une perspective renouvelée d’émancipation sociale doit tirer un trait définitif sur le « dépérissement de l’État ». Le républicanisme, à l’inverse, permet de penser un État qui ne serait pas un instrument de domination mais au contraire un instrument de protection contre la domination ; donc, naturellement, les dominés devraient être enclins à donner leur appui à une telle organisation du pouvoir politique. Partant de ce constat très général, nous voudrions montrer ici que le langage républicain de la liberté comme non-domination permet de reformuler pratiquement les idéaux traditionnels du mouvement ouvrier, c’est-à-dire principalement des courants marxistes ou anarcho-syndicalistes, c’est-à-dire des courants qui ne se proposaient pas seulement de négocier une place un peu moins mauvaise dans le système capitaliste mais voulaient le renverser pour passer à « l’expropriation des expropriateurs » (Marx) et à « l’abolition du salariat et du patronat » (Charte d’Amiens de la CGT, 1905). 
Une première question doit être clarifiée. Le républicanisme, comme on l’a vu, met au premier plan la liberté comme non-domination. Or c’est précisément cette idée de la liberté qui constitue selon nous le courant le plus profond et encore aujourd’hui le plus prometteur de ce que fut le mouvement ouvrier[2]. Le socialisme ou le communisme (laissons de côté la distinction compliquée entre ces deux termes), s’ils sont nés sur le terreau de la misère de la classe ouvrière, ne se proposent pas comme but d’égaliser les revenus[3] ou de lutter contre les trop grandes inégalités ou de demander un supplément de justice sociale (ou même de charité comme on le voit aujourd’hui dans les programmes sociaux-démocrates impossible à distinguer de ceux de la démocratie chrétienne). Il s’agit bien d’en finir avec la domination. Si on veut bien admettre que le capital n’est pas une chose mais un rapport social, le problème n’est pas que le capitaliste soit plus riche que l’ouvrier mais que le rapport entre le capitaliste et l’ouvrier soit un rapport dans lequel l’ouvrier vendant sa force de travail se vend en même temps lui-même et devient, même si c’est pour un temps plus ou moins limité, la « chose » du capitaliste, la « ressource humaine » comme on le dit dans le langage du management, sans même se rendre compte de la portée et de l’obscénité de cette expression. L’exploitation capitaliste n’a rien à voir avec le fait que l’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral de son travail » : une société communiste ne donnerait pas non plus à chacun le produit intégral de son travail, car une partie de la production doit être réservée pour les investissements, une autre pour la prévoyance et une autre pour couvrir les besoins généraux de la société. L’exploitation capitaliste est ce rapport dans lequel la puissance personnelle du travailleur est transformée en puissance objective du capital, ce rapport dans lequel la vie du travailleur est une marchandise qui est engloutie par le capital comme un élément de la reproduction. L’aliénation (une thématique qui domine les premiers écrits de Marx) et l’exploitation sont une seule et même réalité. Mettre fin à l’exploitation, c’est donc sortir de la domination en restaurant « la propriété individuelle du travailleur », pour reprendre une expression de Marx.
D’un point de vue républicaniste conséquent, c’est-à-dire celui qui pose la question générale de la domination et pas seulement celle de la domination politique, il est évident qu’il y a antinomie entre un système social qui repose sur la domination et l’idéal républicain. Philip Pettit rappelle d’ailleurs combien toute la tradition populaire du mouvement ouvrier « a souvent exprimé l’aspiration à un statut associé à la liberté comme non-domination. »[4] Les chants révolutionnaires en témoignent : de « Debout ! les damnés de la terre » à « Nous sommes des hommes et non des chiens », de L’Internationale à la Jeune garde, c’est la revendication de la dignité et de la liberté qui domine. Le solide mépris qui entoure, dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire les « valets » et les « larbins » comme autant de formes de soumission va dans le même sens.
La manière de répondre à cette antinomie entre capitalisme et liberté est double.
On peut, premièrement, soutenir que la clé du problème est dans le fait que le contrat de travail est un contrat de soumission et que, par conséquent, un État républicain, sans intervenir dans la structure sociale elle-même, doit protéger les travailleurs contre les effets en termes de domination du « libre jeu » du marché du travail. Les « libéraux », partisans de la liberté comme non interférence soutiennent qu’entre un employeur et un employé existe un contrat libre et que l’ingérence (ou l’interférence) de l’État dans cette relation est un négation de la liberté. Comme le fait remarquer Pettit, l’action collective des ouvriers pour obtenir un meilleur salaire est déjà une négation de cette liberté libérale, alors qu’inversement « l’idéal républicain de la liberté comme non-domination donne un fondement à des protestations de ce genre [celles qui dénoncent la domination sous le masque du contrat libre], mais il aurait également permis aux socialistes de justifier le recours à l’arme de la grève, qui est le seul instrument de lutte auquel les ouvriers soient en mesure de recourir. »[5]
Ensuite, on se demandera jusqu’où s’étendent ces protections. La limitation de la journée de travail, les cotisations obligatoires à un régime de protection sociale, les garanties contre les licenciements arbitraires constituent le socle du droit du travail tel qu’il a été effectivement conquis dans la plupart des pays capitalistes à régime démocratique. On note qu’il y a cependant des écarts importants d’un pays à l’autre. La protection sociale est optionnelle aux États-Unis puisqu’elle dépend entièrement des employeurs et des accords qu’ils ont signés (ou non) avec les organisations syndicales. Le salaire minimum est loin d’être la loi générale en Europe, etc. Prenons un exemple simple. Même s’il est garanti contre les licenciements arbitraires (CDI) le salarié ne dispose d’aucun moyen de contrôle sur les orientations stratégiques du capitaliste. En  du droit de propriété, le CA au nom des actionnaires valide la stratégie de l’équipe dirigeante. Si cette stratégie conduit l’entreprise dans une impasse (menace de faillite), elle fait généralement payer les frais de sa propre incompétence aux salariés par des licenciements et des « plans sociaux ». Les rapports de domination apparaissent alors dans toute leur force puisque la vie du salarié est placée directement sous la dépendance d’une décision sur laquelle il n’a aucun moyen d’agir légalement (la grève dans une entreprise qui va fermer est généralement un acte de désespoir). Donc la loi ne peut que limiter la domination capitaliste et non la supprimer. Il s’agit ensuite de savoir si c’est une domination inéliminable que nous devons tolérer en l’aménageant au mieux ou si, au contraire, un gouvernement républicain doit s’engager dans une voie plus radicale. Enfin, il faut reconnaître que les lois sociales constituent des limitations sévères à la liberté du capitaliste d’employer comme il l’entend l’argent dont il a la propriété légale. Ainsi les lois sociales protégeant les travailleurs sont déjà un coup porté à la propriété capitaliste et c’est pourquoi elles sont l’objet d’une incessante guérilla entre salariés et patrons. 
En second lieu, en effet, il apparaît qu’une interprétation plus radicale du républicanisme pourrait conduire dans la voie de réformes profondes mettant en cause le fonctionnement structurel de l’économie capitaliste. Philip Pettit est d’ailleurs bien conscient de cette implication possible du républicanisme puisqu’il soutient que l’idéal républicain est tout à fait adapté pour attirer les socialistes et rappelle que les socialistes ont souvent fait appel cet idéal pour « produire des effets révolutionnaires ». Un républicanisme conséquent pourrait œuvrer en vue de limiter drastiquement les rapports de production capitalistes, voire de les supprimer complètement. Si être libre, c’est n’avoir pas de maître (dominus), une société véritablement républicaine devrait être suffisamment égalitaire pour que les relations maîtrise/servitude (dont le salariat généralisé n’est que la dernière forme historique) n’y trouvent plus de place. Rousseau le disait déjà pour qui l’une des clauses garantissant la pérennité du contrat social était « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. »[6] C’est pourquoi l’idéal républicain classique était celui du travailleur indépendant, la condition de travailleur dépendant étant réputée rendre inapte à la citoyenneté. Les politiques se réclamant du républicanisme ont ainsi été traditionnellement des défenseurs de l’artisan, du paysan ou du commerçant traditionnels – au moins l’ont-ils été en paroles. Mais il ne paraît pas très réaliste de vouloir retourner à un idéal de producteurs libres, qui n’a jamais existé véritablement, sauf dans les interstices de la société féodale puis dans celles du mode de production capitaliste. L’industrie moderne (c’est-à-dire depuis au moins quatre siècles) suppose la réunion dans le même procès de fabrication de très nombreux travailleurs. Pour concilier la propriété personnelle du travailleur et la socialisation de la production, il n’est pas d’autre solution que le transfert de la propriété aux « producteurs associés », formule générique de Marx dont la forme concrète la plus naturelle est la coopérative ouvrière de production.
La nationalisation des grands moyens de production et d’échange, qui a été longtemps la revendication clé des programmes socialistes et communistes (elle figurait en très bonne place parmi les mesures phares du programme commun de la gauche avant 1981) doit être soigneusement distinguée des formes de l’appropriation sociale ou de la propriété communautaire que sont les SCOP, par exemple. En effet, la nationalisation inclut un transfert de pouvoir entre les mains de l’État et du gouvernement qui contredit le principe républicain de séparation et même de dispersion des pouvoirs. Ce n’est certainement pas un hasard si la caste bureaucratique au pouvoir en URSS depuis le début des années 20 et qui soutenait Staline a dû, pour établir sa domination, faire une véritable « révolution dans la révolution » en mettant brutalement fin à la NEP, en collectivisant toutes les terres et instaurant la planification centrale – toutes mesures qui n’avaient jamais figuré dans les programmes marxistes ou socialistes antérieurs.
La nationalisation totale de l’économie ne doit pas être confondue avec l’existence de vastes services publics (appartenant à l’État ou aux collectivités locales). Ces services publics (éducation, santé, transport, télécommunications) doivent être seulement conçus comme des biens primaires ouverts à tous sans condition (une composante des « biens sociaux primaires » dans la théorie de la justice de Rawls). Ils incluent une composante plus ou moins vaste de gratuité et de distribution des richesses non à pas à chacun selon son travail mais à chacun selon ses besoins. 
Il faut enfin souligner que l’on ne met en cause ici que la propriété privée des moyens de production dès lors qu’elle exprime un rapport de domination, ce qu’est typiquement le capital, rapport social de domination entre celui qui dispose des moyens du travail et celui que ne peut que « vendre sa peau » comme le dit Marx. Spécifions les raisons et les déterminations de ce refus de la propriété capitaliste.
En premier lieu, la liberté comme non-domination exige que celui qui veut travailler de manière complètement indépendante le puisse et donc l’appropriation sociale des grands moyens de production et d’échange est compatible avec le maintien d’une assez large petite propriété privée – bien que l’on puisse raisonnablement penser que, dans une société qui crée un environnement favorable à la coopération, les avantages du travail en commun et de l’existence d’un collectif de travail apte à s’organiser lui-même l’emportent le plus souvent sur la volonté farouche d’indépendance. En ce qui concerne la propriété de la terre, on peut s’en tenir à un vieux principe qui dit que la terre appartient à tous (Spinoza dans le Traité politique estime que le gouvernement démocratique exige la suppression de la propriété immobilière). Cela n’empêche nullement qu’une terre à exploiter soit louée par l’État à celui qui la travaille par des baux à très long terme.
En second lieu, la question de la propriété privée individuelle des biens nécessaires à la vie, y compris le logement n’entre pas dans le cadre des préoccupations dont nous venons de parler. La non-domination exige que chacun puisse dispose d’un lieu « à soi », d’un lieu intime inviolable, par exemple d’un lieu dont il ne puisse pas être expulsé et d’un lieu qu’il ne soit pas contraint de partager avec d’autres. Si la tradition républicaine antique fait de la vie publique la vie vertueuse par excellence, la question de l’articulation entre le commun et l’intime mériterait d’être approfondie. 
On pourrait imaginer que les deux hypothèses, l’hypothèse basse, réformiste, et l’hypothèse haute de marche vers l’abolition du salariat et du patronat coexistent, au moins pendant une longue période de transition. Il y a, dans la critique libérale du « constructivisme politique », des points pertinents : un gouvernement républicain radical, un gouvernement œuvrant pour une république sociale, devrait se garder de vouloir modeler la société sur un schéma a priori. Les « modèles de socialisme »[7] sont des modèles à valeur heuristiques, pas les plans tout faits pour la société future. Par conséquent, c’est l’expérience qui permettra de vérifier la validité de certains modèles, comme c’est de l’expérience que nous pouvons d’ores et déjà dire que la transformation des rapports sociaux de production est non seulement souhaitable mais aussi possible.
Nous devons cependant admettre que les travailleurs, à la différence des années 70, ne manifestent pas un grand civisme « économique » et semblent accepter la condition salariale de travailleur subordonné en cherchant seulement à conserver leur emploi, sans plus remettre en cause la propriété capitaliste[8]. La crise et la fragilisation croissante du salariat au cours des dernières décennies expliquent pour une grande part cette attitude. Il appartiendrait donc à un gouvernement républicain de prendre les mesures propices au développement d’une intervention plus directe des travailleurs dans l’organisation de la production.
Quelles que soient cependant les issues qu’empruntera le mouvement social dans les années à venir, il reste que les républicains ne peuvent se satisfaire d’une situation dans laquelle les citoyens se désintéressent massivement de la participation directe à la vie publique et ce désintérêt est étroitement corrélé au fait que la seule perspective qui semble s’offrir soit la prolongation indéfinie du capitalisme. C’est particulièrement vrai depuis que les socialistes ont ouvertement renoncé au socialisme sous quelque forme que ce soit. Un renouveau de l’esprit républicain exige donc un mouvement social et politique d’ensemble, un de ces grands bouleversements historiques dans lesquels l’esprit de la  se réforme, en retournant aux principes comme l’aurait dit Machiavel. 
Si le républicanisme peut reprendre à compte, de manière réaliste, les objectifs traditionnels du socialisme (d’avant le social-) et du communisme (d’avant le stalinisme), il en diffère cependant sur de plusieurs points que nous voudrions souligner. Adopter le point de vue républicaniste signifie nécessairement renoncer à la « dictature du prolétariat », non seulement sous les formes tyranniques qu’elle a connues dans le communisme historique du XXe siècle, mais aussi sous ses formes plus « libertaires » ou radicales du conseillisme. Transférer la totalité du pouvoir à des conseils exerçant une démocratie directe (ainsi que le proposent de nombreux groupes issus du communisme de gauche ou du trotskisme) est tout à la fois très utopique et dangereux. Utopique, car les formes de démocratie directe, si précieuses soient-elles dans les périodes d’ébullition révolutionnaire, ne peuvent se prolonger durablement parce qu’il est impossible que tout le monde s’occupe tout le temps des affaires politiques, parce qu’il faut aussi travailler, gagner sa vie, prendre soin de ses enfants, etc. Si bien que la démocratie directe se transforme rapidement en champ clos des affrontements entre militants professionnels. Enfin des formes de démocratie directe ou semi-directe peuvent exister au niveau local, leur centralisation à l’échelon national pose des problèmes insurmontables et la démocratie directe a tôt de se transformer en une démocratie représentative avec un nombre de degrés électifs bien plus grand que dans les démocraties parlementaires où les députés sont élus au suffrage direct. Les « coordinations » qui ont joué un grand rôle dans les mouvements étudiants des années 70 et 80 attestent que la démocratie directe peut être facilement manipulable par des groupes minoritaires bien organisés. Philip Pettit a raison d’insister sur le fait que « les instruments auxquels l’État républicain a recours doivent être, autant que possible, non manipulables. »[9]. Ce qui est vrai du républicanisme en général, y compris le républicanisme « bourgeois » qui pourrait se satisfaire d’un aménagement politique de la société capitaliste et de l’économie de marché, doit l’être a fortiori de la part de courants qui se réclament d’une protection contre la domination et d’une liberté effective des citoyens bien plus exigeantes.
Mais outre le fait qu’elle est difficile à faire vivre réellement et durablement, la démocratie directe est aussi dangereuse parce qu’elle fait peser presque immédiatement le danger d’être une tyrannie de la majorité : l’expérience historique enseigne que le pouvoir de la majorité est finalement un « empire d’hommes » comme les autres et non l’empire de la loi. Kant pensait même que la démocratie était par essence une tyrannie puisqu’elle est une organisation politique dans laquelle celui qui fait la loi est aussi celui qui l’exécute. Alors que le socialisme et le communisme traditionnels refusaient la séparation des pouvoirs et avouaient leurs préférences pour une assemblée unique concentrant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, un peu sur le modèle de la dictature jacobine de 1793-1794, le républicanisme inclut au minimum les règles traditionnelles de la séparation des pouvoirs et la protection des droits individuels. Au demeurant un programme républicaniste sérieux pourrait commencer par exiger le retour à ces principes là où ils sont officiellement en vigueur mais battus en brèche en pratique – il n’est pas compliqué de montrer que la Constitution française a une vision très lâche de la séparation des pouvoirs, mais des constats du même genre pourraient être faits en Grande-Bretagne où le Parlement est soumis de plus en plus directement aux empiètements de l’exécutif.
Mais on peut aller un peu plus loin et suivre Philip Pettit quand il affirme que la simple séparation fonctionnelle des pouvoirs ne suffit pas et qu’il faut rechercher la dispersion des pouvoirs. Cela implique la méfiance à l’égard d’un appareil d’État tout puissant qui gouverne par l’intermédiaire de commissaires non élus, bras armés du pouvoir central. Une large décentralisation et le développement de pouvoirs locaux s’inscrivent pleinement dans la perspective républicaniste. La défense des droits des communes à se gouverner elles-mêmes rejoint aussi quelques-unes des intuitions de Marx et Engels quand ils proposaient de soutenir le programme politique de réforme des institutions proposé par Clemenceau dans les années 1880.[10] Le bicamérisme trouve d’ailleurs sa justification dans cette décentralisation. L’existence d’une « chambre haute » censée modérer les ardeurs de la « chambre basse » renvoie à une conception aristocratique de la république, propre à conforter les positions de pouvoir des classes dominantes. Mais que le pouvoir parlementaire (représentant la  dans son unité) soit contrebalancé par une assemblée représentant les collectivités locales et donc le territoire, c’est une proposition conforme aux idéaux républicains.
Philip Pettit soutient que la république est « un idéal communautaire », c’est-à-dire que l’État républicain a pour fonction de promouvoir un certain bien commun, à l’opposé des conceptions libérales qui font de l’État uniquement le moyen par lequel peuvent être réglés, selon des procédures déterminées, les conflits entre des individus rivaux ou, au mieux, indifférents les uns aux autres. Si l’État républicain promeut un certain bien commun, il est donc le porteur d’une certaine « conception englobante » du bien, pour rependre la terminologie de Rawls. Ce qui ne va pas sans poser de très nombreuses difficultés. L’idéal du socialisme et du communisme traditionnels était fortement internationaliste et n’accordait pas une grande importance aux divisions de l’humanité selon les nations, les cultures et les religions. Les religions classées dans la catégorie « opium du peuple » étaient censées disparaître à brève échéance. Les prolétaires n’ayant pas de patrie, les frontières nationales étaient perçues comme des survivances dont les capitalistes se servaient pour opposer entre eux les prolétaires. Quant aux cultures, l’eurocentrisme originel du mouvement ouvrier lui faisait identifier la culture avec la culture des Lumières telle qu’elle s’était épanouie en Europe occidentale. On sait comment ces utopies et cet universalisme abstrait se sont brisés au cours du XXe siècle. La liberté comme non-domination doit accepter que les peuples restent différents et soient à attachés à leurs traditions, à leur culture dans ce qu’elle a de spécifique et à leurs conceptions de la religion. On devrait peut-être même accepter qu’à l’intérieur d’un territoire donné, certaines communautés puissent préserver leurs propres coutumes ou, en tout cas, puissent vivre selon les modalités qui leur semblent les plus conformes à l’idée qu’ils se font de la vie bonne – un peu comme les Amish aux États-Unis. En même temps, un gouvernement républicain se doit de protéger les individus contre la domination impliquée parfois par les appartenances communautaires – par exemple protéger les jeunes filles contre les mariages arrangés selon la tradition. Les débats confus sur le port ou non du « foulard » dit « islamique » renvoient à cette difficulté de concilier deux exigences qui, en elles-mêmes, ne sont pas contradictoires mais, dans la réalité quotidienne entrent assez souvent en conflit.
Dans une grande mesure, ces conflits « communautaires » auraient dû se régler « à l’amiable », comme ils se sont réglés pendant des décennies quand les paysans déracinés ou les immigrés intégraient les communautés ouvrières, soudées par des pratiques d’échange et de lutte communes. Mais le triomphe de ce qu’on a appelé  ou néolibéralisme a fait exploser les anciennes communautés de travailleurs, celles qui faisaient « la classe ouvrière », et domine aujourd’hui une idéologie qui transforme les individus en rivaux, avec qui on n’est plus lié que par le « donnant-donnant ». Du même coup les crispations communautaristes se sont développées, combinées très curieusement avec la nouvelle idéologie de l’affirmation du sujet-roi affirmant ses singularités à la face du monde et réclamant le respect de la part de tous les autres : de la « gay pride » à la fierté de porter le voile, il y a une continuité complète, comme il y a complémentarité entre le « tout au marché » d’un côté et la substitution des luttes sociétales aux luttes sociales dans la gauche et « l’extrême nouvelle gauche ». 
L’idéal républicain, compris de manière conséquente conduit donc à la mise en œuvre des revendications sociales traditionnelles du socialisme et du communisme, mais inversement donc, le républicanisme, le « vivere civile » cher à Machiavel, ne peut retrouver sa force que si sont réhabilitées des vertus communautaires radicalement antagoniques avec l’évolution de la société capitaliste contemporaine. Bref, la république ne peut être que la république jusqu’au bout, la « république sociale » mise en avant pour la première fois par les ouvriers parisiens en 1848 et dont la Commune de Paris fut selon Marx la forme enfin trouvée.
 
 
 
 
 


[1] Voir Denis Collin, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006.
[2] Nous employons le passé, car l’existence actuelle de ce mouvement ouvrier comme mouvement politique indépendant est très problématique, compte tenu de l’effondrement ou de la décrépitude de ses partis traditionnels, communistes et socialistes, et de l’incapacité des groupes radicaux à en prendre la relève effective.
[3] Marx est explicite sur ce point. Il polémique contre le « bon sens grossier qui transforme la différence de classe en grosseur de porte-monnaie » (La critique moralisante et la  critique, in Œuvres, tome III, édition Gallimard, La Pléiade, p. 766).
[4] Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l’anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, 2004, p.187. Alors que les républicanistes comme Skinner insistent plutôt sur la compatibilité du républicanisme avec la « liberté négative au sens de Berlin, Pettit, au contraire, propose un modèle républicaniste qui donne une large place aux « droits-créances » et à la possibilité offerte à chacun de réaliser les potentialités qui sont en lui grâce à l’action de l’État.
 
[5] Pettit, op. cit. p.186
[6] Rousseau, Contrat Social, I, chap. XI
[7] Voir les travaux de Tony Andréani sur ce sujet notamment Le socialisme est (à) venir2. Les possibles (Syllepse, 2003)
[8] De nombreuses grèves des années 70 avaient posé la question de l’appropriation sociale, comme la fameuse de grève de Lip à Besançon, où les ouvriers remirent la production en marche sous le contrôle du comité de grève.
[9] Pettit, op. cit. p.228
[10] Voir J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».