lundi 4 octobre 2010

Du mauvais usage de Marx et de Spinoza

Réflexions sur un livre de Frédéric Lordon

Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010. Voilà un livre dont on aimerait dire seulement du bien. Essayer de construire une analyse générale de la domination et de la domination dans le mode de production capitaliste, tenter de comprendre par quels mécanismes le capitalisme obtient la soumission et même le consentement des salariés, c’est là un bon programme. Si, en plus, la perspective est celle d’une sortie du salariat, d’une réappropriation « par en base » de leurs propres vies par les dominés, se groupant volontairement des associations de producteurs que Lordon baptise « récommune », sur le modèle de « république », la chose commune étant la mise en commun des forces sur la base de fins partagées ; et si, en plus, ce communisme, comme seule alternative au totalitarisme capitaliste, ne reconduit pas l’utopie et admet la persistance du politique et du conflit, on est comblé. La convergence avec les perspectives défendues par exemple dans Le cauchemar de Marx semble à première vue vraiment profonde. Mais « le diable est dans les détails » et c’est dans les détails que gisent des désaccords profonds.
Le premier concerne le spinozisme de Lordon, un spinozisme réduit le plus souvent à la mécanique du désir, un spinozisme qui vise à disqualifier les notions d’aliénation telles qu’on les retrouvera chez Marx et dans la théorie critique. L’aliénation ne peut être admise par un spinoziste, nous dit Lordon, parce qu’elle supposerait une puissance humaine non actualisée et que pour Spinoza puissance et acte sont identiques. À voir! Il est tout de même frappant de voir que Lordon n’évoque jamais ou presque jamais « l’utile propre » concept pourtant central dans l’éthique spinoziste. Désirer ce qui est conforme à l’utile propre (qui est aussi ce que dicte la raison) n’est pas du tout la même que désirer ce qui naît des rencontres occasionnelles des corps et peut entraîner des affects néfastes à l’individu lui-même. Désirer une nourriture variée pour reconstituer les diverses parties de son corps et désirer se saouler avec du mauvais vin, ce sont deux désirs radicalement différents que Spinoza ne tient jamais pour équivalents et il est tout à fait acceptable de caractériser le désir de l’ivrogne d’aliénation sans renoncer pour autant à Spinoza. Mais Lordon qui ne jure que par Althusser et renvoie ad patres tout ce qui est « pré-althussérien » (cf. p. 101), bannit le concept d’aliénation au nom d’un spinoziste expurgé par une opération qui ressemble un peu à celle pratiquée par Althusser sur l’oeuvre de Marx. Que Lordon oublie également la cinquième partie de l’éthique, l’amour intellectuel de Dieu et la béatitude, me semble également révélateur de cette utilisation vraiment douteuse de Spinoza, de cette fabrication d’un spinozisme « matérialiste » qui viendrait remplacer le vieux matérialisme dialectique hors service.
Mais laissons les querelles en spinozisme. Quand Lordon parle de Marx, il n’y va pas de main morte. De Marx, il garde la lutte de classes mais supprime la loi de la valeur et la théorie de l’exploitation! Rien que ça. Plus exactement il veut redéfinir la théorie de l’exploitation comme étant « du ressort d’une théorie politique de la capture » (p. 153) –une très vieille affaire qui remonte au célèbre Dühring – remplaçant « la théorie marxienne de la valeur objective ». Je ne sais où Lordon a vu une « théorie marxienne de la valeur objective. Sans doute confond-il Marx et Ricardo... Bref, il garde Marx mais sans Marx ! Quand, vers la fin, il félicite Postone pour son travail sur Marx, c’est à se demander s’il l’a lu puisque Postone précisément met la théorie de la valeur au centre de sa reconstruction de Marx. Mais, enfin, quand Lordon écrit: « Du moment d’ailleurs où, pour être ‘l’homme du capital’, le dirigeant d’entreprise lui-même est devenu un salarié, la théorie marxienne originelle s’est trouvée en difficulté » (p. 197) Lordon montre qu’il n’a jamais lu Marx mais selon des résumés pour étudiants en sciences économiques. Faut-il rappeler les innombrables passages où Marx étudie la séparation entre le possesseur du capital et le dirigeant du processus de production, ou encore la définition du capitaliste comme fonctionnaire du capital. Quiconque est un minimum familier de l’oeuvre de Marx sait tout cela mais Lordon pas!
Ce livre, truffé de citations de Spinoza et usant de métaphores tirées du calcul des vecteurs (pour faire savant, nous avons droit à la colinéarisation des désirs) laisse finalement le lecteur sur sa faim. Peu d’analyse de la réalité du capitalisme aujourd’hui, pas de discussion sérieuse des issues possibles, bref un exercice un peu gratuit et une contribution à la propagation des contresens faits sur Marx.

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