Avant de partir, il faut faire le ménage. L’âge venant, je sais bien que ma contribution à cette histoire que les hommes font sans savoir quelle histoire ils font, sera nécessairement extrêmement mince. Comme je fais partie d’une génération qui fut prise de l’ivresse révolutionnaire à la fin des années 1960 et qui quitte sans gloire la scène, il me semble avoir des comptes à rendre. C’est bien prétentieux ! Je le sais. Pour rendre des comptes, il faut sans doute croire qu’on a été investi d’une mission et que l’on doit à ceux qui ont bien pu croire en cette mission au moins une relation détaillée de son bilan.
lundi 19 février 2024
jeudi 7 janvier 2021
Les bons mots : communisme et socialisme
Je propose ici de préciser ce que j’entends par communisme et par socialisme et pourquoi l’un et l’autre définissent selon moi un programme politique sérieux, réaliste et parfaitement adapté à notre époque. Pourquoi ces deux mots-là, direz-vous ? Parce que je me situe dans la tradition historique du mouvement ouvrier et que, sans être un dogmatique, je continue à me définir comme « à l’école de Marx ».
Le communisme est une très vieille affaire, à la fois dans le contenu et dans la formulation. On a pu parler d’un communisme primitif pour caractériser les sociétés les plus anciennes qui ignoraient la propriété privée et l’État. Les premières communautés chrétiennes étaient indéniablement communistes, comme le furent les kibboutz israéliens – ils sont maintenant assez loin de l’esprit militant qui était le leur à l’origine. Il existe aussi du communisme dans toutes les sociétés : dès lors qu’il existe un système d’entraide, dans lequel chacun donne selon ses capacités et reçoit selon ses besoins, on peut parler d’embryon de communisme. Au sens donné par Marx à ce mot « communisme »1, la sécurité sociale est typiquement une institution communiste. Il y a du communisme dans tous les services publics gratuits – qui vont des jardins publics aux musées, aux bibliothèques, aux fêtes communales, et aux dispositifs d’assistance sociale. Les systèmes coopératifs et les mutuelles sont aussi d’esprit communiste. Le communisme n’est rien d’autre que la défense d’un bien commun. La thèse de Marx peut être reformulée ainsi : l’extension de ces modes d’organisation communistes est en germe dans le développement même du mode de production capitaliste qui pousse toujours à plus de coopération sur une base toujours élargie. On doit sans doute admettre qu’une société « intégralement » communiste n’est ni possible, ni souhaitable. Les individus ont aussi des biens propres, ils ont besoin d’une lieu à eux, d’une sphère privée et protégée de l’intrusion de la communauté et, par conséquent, la propriété privée, sur une échelle plus ou moins grande ne devrait pas être abolie, même dans une société beaucoup plus communiste que la nôtre.
Le communisme est un « philosophie sociale » mais sans doute pas une doctrine politique puisque n’est pas posée la question du pouvoir, de l’État et du gouvernement. Ma position est que l’idée marxienne d’un communisme progressant avec le dépérissement de l’État et la dilution du politique est une pure utopie qui, à la longue, se révèle extrêmement dangereuse. Du reste, cette thèse utopique ne découle absolument des autres analyses de Marx. On peut donc la retirer du corpus sans grand dommage. Si on maintient l’idéal émancipateur contenu dans la pensée de Marx et la tradition du mouvement ouvrier, il est donc nécessaire d’élaborer une doctrine politique. C’est précisément ce que l’on a fini par appeler « socialisme » dans l’histoire de l’Internationale. Le socialisme comprend deux volets. D’un côté, il propose une certaine conception de l’organisation de la société et, de l’autre, une certaine conception du pouvoir politique. Le préalable du socialisme est l’organisation républicaine du pouvoir et du gouvernement, en entendant par là ce qui a été théorisé dans la tradition républicaniste, ancienne autant que moderne. J’ai eu l’occasion de développer une version radicale du républicanisme dans mon livre Revivre la République !2
Je fais mien le mot de Jean Jaurès pour qui le socialisme est la république jusqu’au bout. Si la république est la « liberté comme non-domination », la république suppose que la liberté ne se limite pas à voter tous les cinq ans pour les gens appelés à décider à notre place. Elle suppose des moyens de contrôle du pouvoir et du gouvernement, un « droit de contestabilité garanti », mais aussi toutes sortes d’institutions de protection contre toutes les formes de domination, notamment dans les rapports de travail. Ce républicanisme social fait partie de la doctrine de courants qui ne sont pas socialistes mais pensent qu’est nécessaire une politique sociale et une large redistribution des richesses, ainsi le courant solidariste dont Léon Bourgeois est le principal représentant. Il n’y a pas des frontières biens nettes, il y a même une certaine continuité entre les républicains radicaux et les socialistes d’inspiration marxiste. Émile Durkheim et Marcel Mauss se disaient socialistes, comme Jaurès qui n’est pas marxiste mais accepte une bonne partie des théories de Marx.
Le propre du socialisme, comme courant parmi les républicanistes, est qu’il pense nécessaire non seulement de limiter la toute puissance du capital, mais encore de transformer les rapports de propriété par l’appropriation collective des moyens de production et d’échange et ce en mettant en place des réformes qui 1° font passer entre les mains de l’État un certain nombre d’entreprises stratégiques ainsi que les banques ; 2° développent le système des coopératives et en premier lieu des coopératives ouvrières de production ; et 3° organise un vaste réseau de services publics permettant d’assurer à tous, sur un pied d’égalité l’accès aux moyens d’une vie décente. En ce sens, feu le programme commun de « l’Union de la Gauche » des années 70 était bien un programme de transition vers le socialisme. Le « socialisme libéral »3 de Carlo Rosselli, militant antifasciste italien et fondateur du groupe Giustizia e libertà (« Justice et Liberté »), constitue aussi une variante possible du socialisme, intégrant le respect de l’autonomie ouvrière et l’action des syndicats.
Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouveau mouvement socialiste parce que nous avons besoin que la nation puisse collectivement se ressaisir de son destin pour faire face aux menaces de tous ordres qui pèsent sur nous. Comment parler de « transition écologique » sans planification et comment planifier sans disposer d’outils stratégiques en termes industriels ? Comment résister dans la tourmente de la mondialisation en crise sans une communauté politique soudée autour d’un bien commun ? Le socialisme est bien à venir, pour reprendre le titre des deux ouvrages publiés jadis par Tony Andréani4. Un nouveau socialisme serait aussi un nouvel internationalisme, fondé non sur la dissolution des nations, mais sur leur coopération pacifique : à la place de cet infernal édifice qu’est l’UE, il faudrait promouvoir une association des républiques libres d’Europe.
Le 7 janvier 2021
1Voir la Critique du programme de Gotha
2Denis COLLIN, Revive la République, Armand Colin, 2005
3On se gardera bien de confondre ce mouvement avec la camelote vendue aujourd’hui sous ce nom qui n’est d’autre que la camouflage de la conversion des « socialistes » au pur et simple libéralisme économique.
4Voir T. Andréani, Le socialisme est (à) venir. 1. L’inventaire. 2. Les possibles, éditions Syllepse, 2002-2004
vendredi 27 novembre 2020
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lundi 24 juin 2019
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Le multiculturalisme dans le passé
Impossibilité pratique du multiculturalisme
Le nihilisme moral
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dimanche 23 juillet 2017
Le populisme est-il une maladie honteuse?
mardi 4 juillet 2017
Réflexions sur l'humanisme
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Pic de la Mirandole |
La tradition humaniste
On identifie souvent l’humanisme à la Renaissance et, en France, c’est Rabelais qui l’incarne. En vérité l’humanisme est bien antérieur au XVIe siècle français. On peut le faire remonter au grand mouvement de retour aux « humanités » classiques, c’est-à-dire aux auteurs grecs et latins anciens, « païens » et donc largement mis sous le boisseau dans une culture placée sous la domination de l’Église catholique. En Toscane, ce sont Dante, Pétrarque et Boccace, ces « pères fondateurs » au XIVe siècle de la littérature italienne et de la langue italienne qui incarnent ce mouvement.
Il y a, dans la même région toscane, un autre humanisme qui va se développer au cours du XIVe et du XVe siècle, un humanisme politique que l’on appellera beaucoup plus tard « humanisme civique ». Leonardo Bruni, le grand humaniste florentin fait entrer l’humanisme dans la sphère politique. Les derniers héritiers de ce mouvement seront Guicciardini et Machiavel. Il s’agit en réalité de tout un courant que redonne toute son importance à la politique en tant que telle, c’est-à-dire à la recherche de la vie heureuse à l’intérieur d’une cité qui repose sur la participation populaire aux instances de décision. L’éloge du « vivere civile » chez Machiavel fait écho à la défense de la politia chez Marsile de Padoue qui renoue avec les Politiques d’Aristote.
Sous toutes ses figures, l’humanisme s’enracine dans la connaissance de la tradition antique, qui doit être revigorée et diffusée largement : le savoir n’est plus réservé à une toute petite minorité de clercs, mais il se « laïcise » et devient une arme dans la vie politique. Les hommes peuvent exercer leur jugement s’il est convenablement instruit – ce qui renvoie à l’éloge de l’érudition qu’on retrouve jusqu’à Rabelais – et ils n’ont pas besoin d’un directeur de conscience. Du coup s’affirme plus ou moins clairement l’idée que les hommes peuvent se gouverner seuls, qu’ils n’ont a obéir ni au pape ni à quelque envoyé de Dieu sous la forme d’un monarque. La marmite d’où est sortie la pensée politique moderne bout là, entre l’Italie d’abord, la France et les Pays-Bas qui prennent le relais ensuite.
L’humanisme a un manifeste : c’est Oratio de hominis dignitate, écrit en 1487, De la dignité de l’homme, un court ouvrage écrit par un jeune et brillant philosophe florentin, Pic de la Mirandole. Ce texte va à l’encontre de toutes les dépréciations de l’homme que répandent les esprits religieux. L’homme n’est pas un pauvre pécheur condamné à souffrir dans cette vallée de larmes qu’est la Terre. Il a été créé à l’image de Dieu et il est donc libre, essentiellement libre. Il choisit lui-même ce qu’il se fera, et n’est pas voué à une inflexible destinée comme le sont les bêtes. Toute la pensée qui va s’épanouir à partir de la Renaissance s’appuie sur cette affirmation de la haute valeur de l’homme et une foi inébranlable dans ses possibilités. Contentons-nous de citer les plus célèbres. C’est Érasme, défenseur de la liberté et critique aussi bien de l’Église de Rome que du protestantisme de Luther, Érasme dont la lecture influencera Giordano Bruno. C’est le grand humaniste français Rabelais dont l’œuvre est un plaidoyer pour la liberté – la célèbre abbaye de Thélème est ce lieu où l’homme n’écoutant que sa nature raisonnable peut vivre pleinement libre, débarrassé de toutes les contraintes qui l’ont enchaîné jusque là.
L’humanisme et les Lumières
Toutes les philosophies qui ont suivi la Renaissance ne sont pas humanistes. Littérairement, on classe souvent Montaigne parmi les humanistes. Mais son scepticisme l’en éloigne. Celui qui affirme (Apologie de Raymond Sebon) qu’il y a souvent plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, celui qui abaisse systématiquement les prétentions de la raison humaine, celui qui dénonce l’érudition (une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine …) ne peut être considéré comme un humaniste.
Où l’humanisme s’épanouit, c’est dans la philosophie des Lumières, à condition d’inclure dans ce courant les grands précurseurs que furent Descartes et Spinoza. Du point de vue historique et culturel, ces courants diffèrent des humanistes de la Renaissance. Mais sur le plan philosophique fondamental ils en sont le couronnement.
Descartes d’abord. Descartes est un héros, dit Hegel. Il opère en effet le premier la grande révolution philosophique qui fait de l’esprit humain, conscient de lui-même le sol natal de la vérité. La vérité ne vient plus d’en haut, de ce Dieu qu’il faut révérer, ni de la nature qu’il suffirait de contempler. Elle est l’activité propre de l’esprit de l’homme. Et cet homme qui s’est enfin retrouvé va pouvoir comprendre le monde et grâce à la science nouvelle qui se crée à cette époque, il pourra « se rendre comme maître et possesseur de la nature ».
Spinoza aussi, qui fait de la raison le guide suprême et considère que rien n’est plus utile à l’homme qu’un autre homme. Ses quatre ennemis : les théologiens, les moralistes, les mélancoliques et les misanthropes, brefs tous les fauteurs de tristesse et de haine. Tous ceux qui tiennent à mérite de déprécier l’homme et se sentent d’une grande valeur morale quand ils en disent pis que pendre. Spinoza, le républicaniste qui fait de l’État la communauté des hommes libres.
C’est de ces deux-là que naît la philosophie des Lumières et celle-ci défend avec ardeur le pouvoir de la raison, la volonté de rendre la vie politique et sociale meilleure et donc un projet d’émancipation humaine. Même Rousseau, le plus « pessimiste » des penseurs des Lumières, le moins enthousiaste pour le progrès, affirme que l’homme est éducable – d’où l’importance de l’Émile – et que la société peut être profondément réformée afin de garantir la liberté qui est l’obéissance à la loi que l’on s’est soi-même prescrite. Une thèse que développe et approfondit Kant, lui qui fait du respect de l’humanité en chaque homme l’axe de sa philosophie morale.
Dans cette grande tradition de la philosophie humaniste, je n’omettrai pas Marx, pas seulement le « jeune Marx » qu’Althusser nous demandait d’oublier mais aussi le Marx de la maturité qui définit le renversement du mode de production capitaliste comme la condition nécessaire au déploiement de toutes les potentialités qui résident dans la nature humaine.
Conséquences pratiques
En pointillé l’humanisme définit bien une politique. La préoccupation centrale, c’est bien « l’humain d’abord », l’humain broyé par le grand automate qu’est le capital dont le moteur et la valorisation de la valeur. Il faut prendre les choses à la racine et la racine de l’homme, c’est l’homme. Le capital ne fonctionne qu’en vue de produire une valeur nouvelle qui à son tour en produira une nouvelle additionnelle et ainsi de suite à l’infini. Or cette accumulation est impossible et cette impossibilité s’exprime dans ces crises qui périodiquement détruisent capital, marchandises et force de travail. Quand la guerre ne vient pas procéder aux destructions effroyables qui permettront le redémarrage du cycle d’accumulation. Remettre l’humain au centre, c’est briser cette machine infernale et revenir du cycle de l’accumulation du capital à celui de la production en vue de l’usage, revenir de la chrématistique à l’économique pour reprendre les termes d’Aristote. L’homme n’est pas une « ressource humaine » de la machinerie capitaliste, mais la finalité du travail humain.
C’est parce que l’humain est au centre que l’impératif écologique s’impose. La défense de la nature en elle-même n’a pas de sens, puisque la nature n’a de sens que pour une pensée humaine. La nature produit et détruit dans un processus « sans sujet et ni fins » – et le mode de production capitaliste ressemble ainsi aux processus naturels. Dans cinq milliards d’années (plus ou moins!) le Soleil devrait avoir épuisé son « carburant » et engloutissant toutes les planètes du système solaire dans un premier temps et devrait finir sous la forme d’une naine blanche. Toute trace de vie aura disparu et il y aura un futur sans nous, à moins que d’ici là les hommes aient réussi à coloniser des exoplanètes et assurent ainsi la poursuite des conquêtes de la civilisation humaine ! En tout cas si on se place du point de vue de la nature en général, rien ne plaide pour les préoccupations écologiques puisque de ce point de vue rien n’a de sens. En revanche, si on adopte un point de vue anthropocentré, il en va tout autrement. Il s’agit de considérer l’homme dans son environnement, donc cette interaction entre l’homme et le milieu, c’est-à-dire l’écoumène dont le géographie Augustin Berque a montré la pertinence théorique autant que pratique. Ce dont il s’agit, c’est de préserver les conditions d’une vie humaine digne, de préserver dans des limites rationnellement déterminées le métabolisme de l’homme et de la nature, ce qui n’est possible qu’en planifiant à long terme les grandes lignes du développement.
Enfin, c’est parce que l’humain doit être au centre que la maîtrise de son propre destin lui échoit. Ne plus être dominé par la puissance aveugle des échanges, disait Marx et donc parier sur l’intelligence collective, la capacité de tous à participer à une délibération rationnelle. C’est ce que signifie profondément la « révolution citoyenne » : non seulement la démocratisation des institutions, mais aussi et surtout la participation de majorité – c’est-à-dire du peuple – au contrôle du pouvoir politique. Le républicanisme est profondément humaniste. Défendant l’idée de liberté comme non domination, le républicanisme place en son centre l’autonomie de l’individu, sa capacité à déterminer lui-même le sens de son existence et le refus de toute forme de servitude. Le républicanisme, compris dans sa pleine acception, rejoint ainsi l’idéal de l’émancipation des individus que l’on avait pu trouver dans la pensée de Marx et dans toute la tradition humaniste à qui il donne une formulation politique concrète.
mercredi 23 décembre 2015
Marx, le communisme et la République
[Interview donnée à la revue Krisis, n°42, décembre 2015]
Devenir des machines. Recension
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