Les adversaires de ce qu’on appelle par antiphrase la
construction européenne (alors qu’il s’agit en fait de la destruction de
l’Europe) sont souvent considérés comme des nationalistes obtus, des chauvins,
des fauteurs de guerre et même de vrais fascistes. C’est l’inverse qui est
vrai, sinon toujours, du moins très souvent. Si je prends cette question à la
première personne, je peux y répondre très clairement.
J’aime la France, « ma France » comme chantait si
bien Ferrat, j’aime sa langue et sa culture, ses paysages et sa cuisine, j’allais
dire que je l’aime en bloc, je me sens installé dans cette histoire et son
destin est le mien. Communauté de vie et de destin, disait Otto Bauer pour
définir la nation. Avec Marc Bloch, je peux dire : « Je suis né en
France, j'ai bu aux sources de sa culture, j'ai fait mien son passé ».
Et tout Français d’où que viennent ses parents ou ses aïeux à la 15e
génération peut dire la même chose.
Mais je me sens tout autant complétement européen. L’Europe
est mon histoire comme elle est celle de tout Français. La Grèce antique, c’est
notre histoire et quand les Grecs affrontent les Perses, nous ne sommes pas des
spectateurs impartiaux, nous sommes du côté des Grecs et leurs victoires
militaires contre leur puissant ennemi sont un peu nos victoires. Imaginons que
les Perses aient réussi à occuper la Grèce, nous n’aurions pas eu la démocratie
athénienne, ni la philosophie, ni tout ce monde qui est toujours en
arrière-plan de nos paroles et de nos pensées. Les Romains aussi sont notre
histoire, puisque les Français furent il y a longtemps les Gallo-Romains, ces
tribus celtes romanisées. L’Europe que nous connaissons aujourd’hui fut largement
façonnée par Rome. Les Germains, ces fameux Barbares, ont aussi toute leur
place dans cette généalogie, dans cette destinée commune, eux qui, selon Hegel,
ont apporté la liberté au monde romain. Et avec eux ces envahisseurs du Nord,
Danois que nous avons appelés « Normands ». Notre histoire se dessine
aussi négativement, par ceux à qui nous nous sommes opposés, envahisseurs
maures ou menaces ottomanes. L’histoire de la Chine, de l’Inde, du Japon, aussi
passionnante soit-elle nous importe beaucoup moins, nous ne sommes pas
concernés directement, nous ne pouvons pas dire « nous ». Elle nous
importe au moment où les Européens les rencontrent. La Chine, c’est d’abord
Marco Polo. Cette histoire commune, ce ne sont pas seulement les Européens
contre les autres, mais aussi les Européens les uns contre les autres.
Allemands et Français devraient bien se connaître tant ils se sont
entretués ! Pour ne rien dire de la « perfide Albion ». Il y a
bien une unité historique qui s’appelle Europe, qui a forgé nos consciences
jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Cette unité donne une vision politique
partagée. L’Angleterre de la Magna Carta (1215) commence à imposer ce qui
formera le corps des libertés civiles. Les communes libres de l’Italie du Nord
à la fin du Moyen Âge furent le laboratoire de la pensée politique moderne du
républicanisme qui trouve ensuite sa terre d’élection dans l’Angleterre de la
révolution de 1642, avant de passer aux insurgés américains pour trouver son
plein épanouissement en France, dans la Grande Révolution. Montrer
l’entrelacement de ces histoires et les influences des uns et des autres, des
centaines d’ouvrages ont déjà écrits à ce sujet.
Européocentrisme ? Sans aucun doute. Puisque c’est
notre histoire. L’historien d’aujourd’hui doit certes voir les choses de plus
haut et de plus loin, il doit savoir être persan – et voilà encore Montesquieu
– s’intéresser à ce qui n’est point dans nos coutumes (Montaigne). Mais cette
capacité d’ouverture, cette curiosité pour les autres, c’est aussi une des
particularités de l’esprit européen tel que les Lumières nous le montrent.
Nous partageons un espace et une culture communs, nous les
Européens. Italien à temps partiel, en Italie je suis ailleurs, dans une autre
histoire, d’autres paysages, une autre culture qui est aussi la mienne. Dante
est-il un Italien ? Et mon cher Machiavelli ? Leur pensée a d’autres
lieux de naissance que nos grands poètes et nos grands penseurs français, mais
il suffit de se décaler légèrement pour se retrouver chez soi avec eux. Verdi
met en musique des pièces de Victor Hugo, et ceux qui connaissent un peu
l’histoire savent que Louis XIV parlait couramment l’italien, aussi bien que le
français. Ce que je dis de l’Italie, je pourrais le dire de l’Allemagne.
Leibniz, Kant, Hegel, Marx, Husserl et tant d’autres ne sont pas des
philosophes allemands mais tout simplement des maîtres auxquels je dois
retourner toujours, tout autant que le Juif hollandais, Bento Spinoza, qui
commence par un exposé de la philosophie de Descartes, lequel a passé une très
grande partie de sa vie dans ces Provinces Unies où la liberté prenait son
envol.
Je passe par Munich où des églises baroques ont été érigées
sur le modèle des églises des Jésuites de Rome, Munich où le Blau Reiter vient nous rappeler que
l’art du XXe siècle ne se résume pas aux « performances » et autres
« kooneries ». Je pousse vers Prague, qui, en dépit du flot des
touristes, garde cette atmosphère un peu vieillotte et si douce. À l’entrée de
la grande bibliothèque du Clementinium des gravures représentent Tycho Brahé,
Nicolas Copernic, Kepler et Galilée, un Danois, un Polonais, un Allemand et un
Italien, réunion de ce génie européen qui inventa la science moderne. Poussons
vers Cracovie, religieuse, trop religieuse mais encore une expression de ce
génie de la ville qui est propre à l’Europe. Varsovie, c’est encore très
différent, c’est encore une autre façon de voir la Pologne, avant d’arriver à
Gdansk et de se croire juste à côté d’Amsterdam. À Riga, on rencontre l’art
nouveau et si les Romains ne sont pas allés jusqu’aux pays baltes comme l’a dit
un peu bêtement Mélenchon, personne ne peut douter qu’on est bien en Europe,
pas bien loin des Pays Bas ou de l’Est de la France. Et Berlin, donc, avec à
chaque coin de rue l’histoire de notre siècle, ce cimetière des philosophes où
Hegel côtoie Marcuse et le Tiergarten
où furent assassinés Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Je pourrais évoquer
toutes ces autres capitales européennes qui ravissent les sens et stimulent
l’esprit : Londres et Amsterdam, Madrid, Lisbonne… Partout nous avons des
variations sur des thèmes communs. Partout on est chez soi et ailleurs. Pour le
dépaysement, il ne faut pas voyager en Europe mais pour se retrouver, rien de
tel.
Nous sommes imprégnés de cette culture. Elle a façonné nos
manières de voir et d’aimer les belles choses. Évidemment l’Europe ce sont
aussi les affrontements les pires qu’ait connus l’humanité. Deux guerres mondiales pour clore les
conquêtes coloniales. Le sublime y côtoie l’horreur. L’esprit humain s’élève
aux sommets pour retomber dans la fange. Mais si les autres civilisations n’ont
pas à leur passif des crimes aussi grands, c’est uniquement parce que leur
science et leur industrie étaient trop arriérées pour ça. Pas par grandeur
d’âme. Les Arabes ont pratiqué la traite négrière bien avant les Européens et
pendant bien plus longtemps. Les Ottomans ont été des conquérants féroces et
ont imposé leur loi aux Arabes. Mais là encore il y a une supériorité de
l’Europe : c’est ici et ici seulement que se sont élevées des voix pour
l’abolition de l’esclavage, pour dénoncer les conquêtes coloniales, pour
proposer même la paix perpétuelle. Condorcet, à la veille de la révolution
fonde une société des amis des Noirs. Dans l’Histoire de deux Indes attribuée à l’abbé Raynal, Diderot dénonce
en termes vigoureux le colonialisme et de partout en Europe souffle l’air de la
liberté. Nous sommes critiques contre nous-mêmes parce que nous avons une haute
idée de ce que doit être l’humanité, cette haute idée qu’ont élaborée les
philosophes des Lumières, ces Lumières qui sont hollandaises, anglaises,
allemandes ou italiennes tout autant que françaises.
L’idéal des États-Unis d’Europe que défendait Victor Hugo
s’enracinait dans cet héritage européen. Et si les peuples européens, du moins
ceux des six premières nations signataires du traité de Rome ont globalement soutenu,
pendant les premières décennies, la « construction européenne »,
c’est parce qu’ils espéraient qu’elle était une étape nécessaire vers cette
Europe pacifiée apportant au monde ses Lumières, son sens de la justice et du progrès
social avec son indéfectible attachement à la liberté. Mais la construction
européenne est l’inverse de cette aspiration. Alors que les différences
nationales, cet esprit d’indépendance et cet attachement à la souveraineté des
peuples, composent les éléments d’une unité plus haute, l’UE est une entreprise
de rabotage de toute différence, sur le plan institutionnel, juridique et
linguistique au profit d’un modèle unique, l’américain. L’UE détruit l’Europe
parce qu’elle s’attaque à la civilisation européenne développée de manière si
différenciée dans chacune des nations qui composent cet ensemble. La langue
d’Europe, c’est le latin dans ses variantes française, italienne, espagnole,
portugaise, roumaine, sarde, romanche, etc. C’est aussi l’allemand, langue
officielle de plus d’un Européen sur quatre (Allemagne, Autriche, Suisse, partiellement
Belgique et Luxembourg) et cette variante de l’allemand qu’est le néerlandais.
Ce sont aussi les langues scandinaves et les langues slaves (Pologne, Bulgarie,
Tchéquie, Slovaquie, et toute l’ex-Yougoslavie) et évidemment le grec, sans
parler de ces exceptions : le hongrois, le finnois, le basque. Et c’est
aussi l’anglais, non pas la langue du business mais celle de Shakespeare, de
Milton ou de Bertrand Russell. Cette diversité qui s’est exprimée dans la
littérature, la poésie, le théâtre, la poésie, l’UE la remplace, et c’est la
logique de la marchandise, par l’équivalent général qu’est le globish.
Chaque nation d’Europe se gouverne selon son génie propre.
L’UE tend à imposer des normes générales privant les peuples de la possibilité
de choisir eux-mêmes les lois auxquelles ils veulent obéir. Mais c’est devenu
impossible. S’applique la « règle de Juncker » qui veut que la
démocratie ne peut pas être supérieure aux traités européens. Cette UE nous
apporte-t-elle au moins la paix ? Rien n’est moins sûr. Les peuples
européens ne manifestent aucune volonté de se faire la guerre. Ils ont appris à
se connaître et à s’apprécier. Seuls certains politiciens et une certaine presse
usent volontiers de la manipulation des passions les plus viles, dénonçant ici
ces paresseux du Sud, là ces Allemands incorrigibles. Mettre sa propre
impéritie sur le dos du voisin est une pratique humaine courante. Et l’UE ne
nous met pas à l’abri de ces haines funestes, bien au contraire. D’ailleurs à
l’intérieur du grand marché, la concurrence continue, y compris sur le terrain
militaire. Au moment de la guerre dans l’ex-Yougoslavie, la France soutenait
plus ou moins ouvertement ses vieux alliés serbes, alors que l’Allemagne et le
Vatican ne ménageaient pas leur peine en faveur des Croates. Et surtout, cette
UE qui n’a aucune politique extérieure commune est entièrement alignée derrière
les États-Unis et suit docilement les entreprises douteuses des maîtres de Washington.
Par quelque côté que l’on aborde la question, l’UE a une
grande réussite à mettre à son actif : elle est en voie de faire détester
l’Europe. Impulsant une politique de destruction de l’« État social »
elle contribue fortement à l’appauvrissement des classes laborieuses – celles
que l’on appelle aujourd’hui, on ne sait trop pourquoi, « classes
moyennes ». Quant aux défis des
prochaines décennies, l’UE est totalement incapable d’y faire face car dès
qu’il s’agit de budgets prospectifs, il n’y a plus aucune entente et chacun
tire la couverture à soi. L’UE n’est donc pas une construction et elle est au
fond américanophile et non européenne.
Pour ceux qui prennent la nation au sérieux sans être des
nationalistes, pour ceux qui tiennent pour particulièrement précieux l’héritage
de la civilisation européenne, tant sur le plan des arts, de la pensée ou des
langues que sur le plan politique proprement dit, il n’est pas d’autre voie que
de rompre avec cette UE et ses disciplines mortifères pour construire une
confédération des nations libres d’Europe.
Le 17 octobre 2018
Denis Collin
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