Le dernier
livre de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie a pour point
de départ une conférence de novembre 2015 qui est agrémentée sur les habitudes
de cet auteur d’assez nombreux scolies explicitant sa pensée. Il poursuit ici
son chemin dans la critique du libéralisme comme complément nécessaire du
capitalisme, dans la dénonciation de la vacuité de l’opposition droite-gauche
qui n’est qu’un trompe-l’œil masquant la lutte des classes et l’opposition
fondamentale entre le peuple (le petit peuple) et les puissants. Contre les divagations
sociétales, il réhabilite la « common
decency » d’Orwell.
Comme toujours clair, c’est et incisif et je
ne trouve guère de désaccords sérieux. Si Michéa est dans le camp des « nouveaux
réacs », je me trouve assez bien avec lui. Au fond, son livr est composé
d’une série de variations sur un passage important du Capital de Marx: «En réalité, la sphère de la circulation ou de
l’échange des marchandises, entre les borens de laquelle se meuvent l’achat et
la vente de la force de travail, était un véritable Eden des droits innés de
l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et
Bentham. Liberté ! car l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, par exemple
de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Ils
passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. Le contrat est
le résultat final dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique
commune. Égalité ! car ils n’ont de relations qu’en tant que possesseurs de
marchandises, et échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun
ne dispose que de son bien. Bentham ! car chacun d’eux ne se préoccupe que de
lui-même. La seule puissance qui les réunisse et les mette en rapport est celle
de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Et c’est
justement parce qu’ainsi chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de
l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie
des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant
chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité
générale, à l’intérêt commun. » (Capital, Livre I, section II, chapitre IV) Il
s’agit pour Michéa de critiquer l’idéologie des droits de l’homme aujourd’hui
en s’emparant des analyses de Marx, un Marx d’ailleurs bien plus présent au fil
de ses ouvrages. Comme il le fait remarquer : « on ne trouvera jamais un seul texte de Marx où
celui-ci aurait eu l’étrange idée de se définir comme «un homme de gauche» (un
point que la plupart des universitaires de gauche aujourd’hui continuent
pourtant de dissimuler sans vergogne à leurs lecteurs moutonniers. » (p.80)
On y trouvera aussi une bonne critique de
Foucault, Deleuze, Guattari, et tutti
quanti montrant leur parenté avec les libertariens et les apologistes du
capitalisme absolu. On en déduira une proposition pour les amateurs de
déconstruction: déconstruire toutes les idoles post-modernes, les Foucault,
Derrida, et autres philosophes du même acabit et tous ceux qui croient qu'on
peut éternellement leurrer les pauvres idiots ordinaires par une langue
précieuse, contournée et aussi incompréhensible que possible. Je veux
bien admettre qu’il y a quelque chose à sauver dans tout ce fatras de la « French Theory », Deleuze quand il
se fait professeur et essaie d’expliquer Leibniz ou Bergson, mais pas L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux. Peut-être le concept de « biopolitique »
chez Foucault, mais pas grand-chose d’autre.
Je note encore ce
passage désopilant sur le manque d'imagination des héros de la déconstruction.
(pp 93 à 96) quand il propose en exemple de l’absurdité de la déconstruction
des préjugés de sexe, de « race », etc., les préjugés « âgistes ».
Après tout, s’il suffit de se sentir
femme pour être une femme, pourquoi ne suffirait-il pas de sentir jeune pour l’être.
En effet, personnellement je me sens victime des stéréotypes « âgistes »
puisqu'on me met à la retraite alors que mon âge ressenti n'est pas du tout mon
âge sur l'état civil. Du reste puisque d'un homme qui se sent femme peut
demander à être considéré comme femme sur l'état civil, pourquoi ne
pourrais-pas demander qu'on recule de 10 ans ma date de naissance? Et nous, les
victimes de préjugés âgistes, nous sommes nombreux !
Donc un livre à lire.
Cependant, certains points me chiffonnent et ils concernent sans doute plus l’histoire
de la philosophie que les conséquences qu’on en pourrait tirer aujourd’hui.
Michéa fait des Lumières plus ou moins un « bloc libéral » qui serait
responsable de la conception de la société comme agglomération d’individus
menant des existences séparées et régie seulement par des règles « neutres »
de coexistence des libertés individuelles. Cependant, cette vision est erronée
car il y a plusieurs « Lumières ». Entre Voltaire et Rousseau, il y a
un gouffre et pourtant Rousseau est bien un philosophe des Lumières. Jonathan
Israël a soutenu de manière assez convaincante cette opposition entre les
Lumières modérées et les Lumières radicales, courant qu’il fait remonter à
Spinoza et aux penseurs hollandais proches de lui. Si le point commun des
Lumières est la « foi dans le progrès », ce « progressisme »
doit être conçu dialectiquement. Il est effectivement le porteur du mode de
production capitaliste comme le soutient Michéa, mais aussi le porteur de la
critique du mode de production capitaliste, il contient en lui « la
conscience malheureuse » dont Hegel nous a donné la description. Ce
caractère essentiellement contradictoire du progressisme permet de jeter sur l’histoire
de la « gauche » en tant qu’elle s’identifie au progressisme un
regard moins unilatéral que celui de Michéa. Un peu de dialectique ne nuit pas.
Denis Collin – 4 octobre
2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire