vendredi 5 octobre 2018

Jean Birnbaum, La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous. (Seuil, 2018)


Avec ce livre, Jean Birnbaum a certainement pris un billet pour monter dans le train des « nouveaux réacs ». Au demeurant c’est l’édito de Julliard dans Marianne qui m’a incité à acheter ce livre. C’est tout dire ! Rien ne prédisposait pourtant Birnbaum à se retrouver en si mauvaise compagnie. Rédacteur en chef du Monde des Livres, il a réalisé sur France-Culture une série consacrée au trotskisme, un courant qu’il connaît visiblement très bien : il est le portrait type d’un militant ou sympathisant de la Ligue Communiste ancienne manière – à ne pas confondre avec ce truc informe qui s’appelle NPA. Vu du « camp du bien », Birnbaum a donc un « bio » impeccable. C’est pourquoi son livre est d’autant plus fort, se gardant bien de tomber dans les excès et l’unilatéralisme de certains contempteurs de l’islamisme. Ce que conduit Birnbaum, c’est une critique clairement « de gauche », une critique menée du point de vue de la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire antistalinien.
Son dernier livre fait suite à La gauche face au djihadisme" (2016). Même quand on a de long temps critiqué les complaisances envers l’islamisme (ou l’islam) de ceux qui y voient la religion des déshérités, on prend ce livre en pleine figue car l'auteur n'y va pas par quatre chemins. Le credo occidental, surtout de la gauche occidentale, cette « religion des faibles », c'est que l’islamisme n'est rien d'autre qu’une forme déguisée de « désir d’Occident » car nous croyons que la seule civilisation possible est l’Occidentale et que les islamistes nous reprochent ce que nous faisons ou ce que nous avons fait. Erreur, dit Birnbaum, ils nous haïssent pour ce que nous sommes et non pas pour ce que nous leur avons fait. Et ils veulent nous détruire. J'en suis arrivé à ces conclusions voilà quelques temps, mais je n'osais pas (reste de la « religion des faibles » ?) le dire aussi nettement. Aussi brutalement et c'est pourquoi j'ai reçu ce livre comme un coup de poing dans la figure. Regarde-toi, regarde ta croyance au miroir du croyant, nous dit-il.
Il faut lire le rappel que fait Birnbaum des séquences précédentes, celles de faits sans précédents, l'assassinat méthodique de la rédaction de Charlie Hebdo, assassinat rendu possible parce que tout le monde avait laissé tomber Charlie après qu'il a publié les caricatures de Mahomet en solidarité avec les Danois. Assassinat du provo gauchiste Theo Van Gogh, affaire Rushdie. Tout y est détaillé et Birnbaum dresse le réquisitoire implacable contre cette gauche qui abandonne tous ses principes quand il s'agit de l'islam prétendue religion des opprimés. On lira aussi avec intérêt sa critique des études « post-coloniales ».
Mais Birnbaum donne a ses analyses un épaisseur historique. Il consacre à l’histoire du mouvement ouvrier de nombreux développements et rappelle que pour les « pères fondateurs », pour Marx et Engels et pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, le cœur du mouvement ouvrier est occidental tout simplement parce que le mouvement ouvrier a pour « mission » d’accomplir les promesses de la civilisation occidentale. C’est ce qui explique qu’il ait pu y avoir des complaisances à l’égard du colonialisme (Birnbaum rappelle ici certains textes de Marx que les marxistes gardent bien cachés dans les placards) : le colonialisme est horrible mais il fait entrer les sociétés archaïques dans le monde moderne et rend possible et même nécessaire leur émancipation. À la civilisation occidentale, Marx opposait le « despotisme asiatique » et au fond l’histoire humaine se jouait pour lui entre ces deux pôles – restes de la philosophie de l’histoire de Hegel ?
Birnbaum consacre également de nombreuses pages à Victor Serge, militant intraitable, révolutionnaire sa vie durant, auteur de romans forts dont le S’il est minuit dans le siècle et également de ces très riches Mémoires d’un révolutionnaire. Serge qui parlait de « notre vieil ccident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates ». De Serge, comme de Marx, Birnbaum trouve des arguments en faveur de cette idée qu’il y a un exceptionnalisme de l’Europe Occidentale, un goût de la liberté, un air qu’on y respire et qu’on ne respire nulle part ailleurs.  Et cet exceptionnalisme mérite d’être défendu.
Birnbaum montre bien que dans la complaisance envers l’islam, il y a chez toutes nos belles âmes un vieux fond de colonialisme et de mépris occidentalo-centré. On passe sur les atteintes au droit des femmes dans les pays musulmans parce qu’on estime, au fond, que « c’est assez bon pour eux » et que, de toute façon, il suffit de laisser faire et ils deviendront comme « nous ». Sur ce point, Birnbaum nous livre des analyses critiques qui tapent justes, aussi bien des thèses de Todd sur l’évolution du monde musulman que sur celle de Badiou. Il faut aussi lire ce que Birnbaum rapporte du colloque Derrida tenu à Alger et dont il devait rendre compte pour le journal Le Monde, ou encore ce rappel de la honte de Simone Signoret d’avoir méprisé les appels de sa cousine de Bratislava, un épisode de rapporte l’actrice dans ses souvenirs, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Le « on ne vaut pas mieux » qui sert à légitimer toutes les petites et grandes saloperies, hier l’indifférence sinon l’approbation du système stalinien et aujourd’hui la défense du régime des mollahs… ou la complaisance à l’égard du système FLN en Algérie.
Sur quoi débouchent les analyses de Birnbaum ? Sur une prise de conscience chez les « gens de gauche », du moins on peut l’espérer. Quels que soient les crimes des impérialismes occidentaux, et ils sont immenses, il reste dans notre civilisation (il faut réapprendre ici à dire « nous ») quelque chose d’irremplaçable, une certaine idée de la liberté dans toutes ses dimensions, de l’égalité et de la fraternité. Quelque chose qui est radicalement absent de toutes les formes du « despotisme asiatique ». Peut-être que le jour où nous déciderons de reprendre ce drapeau nous serons mieux en mesure de nous opposer aux brutes et aux racistes qui reprennent un peu partout du poil de la bête.
Denis Collin, le 8 octobre 2018

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