mercredi 29 juin 2022

De la pourriture

La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :

« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »

Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture » ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui, le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui), mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !

En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant. Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la société occidentale pourrir sous nos yeux.

Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire (un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.

Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution. Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance (le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place, peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.

Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.

Le 29 juin 2022.

 

lundi 27 juin 2022

La morale et le droit

On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.

Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.

Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.

La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.

Le 27 juin 2022.



samedi 25 juin 2022

Des insensés

Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?

On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle : l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste, c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?

J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ». Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos censeurs.

Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer. Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la parole.

La mise en cause des auteurs et des personnages historiques à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ». Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver — Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement, très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel est le mot d’ordre.

La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence, que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction. Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font » des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin, le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.

L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords, de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans une société chaque jour plus éparpillée.

À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité » (Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.

Le 25 juin 2022

 

vendredi 24 juin 2022

Rien de trop !

Sur le temple d’Apollon à Delphes étaient écrites deux prescriptions. La première, la plus connue, était « Connais-toi toi-même ! » qui fut la devise de Socrate. La seconde, non moins importante dans la pensée grecque, était « rien de trop ». Jean de la Fontaine a écrit une fable sur ce thème qui se termine ainsi : « Rien de trop est un point/Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point. » Comment comprendre ce « rien de trop », cet éloge de la juste mesure ?

Hegel écrit que « les Grecs vouaient un culte au fini », c’est-à-dire à ce dont on peut déterminer la mesure. L’infini, l’apeiron, là d’où a émergé le monde, est le chaos. Pour sortir du chaos, de cette nuit où toutes les vaches sont noires, il faut déterminer des êtres et déterminer, c’est mettre un terme, poser une limite. Spinoza dit que toute détermination est négation : rien de plus juste ! Au-delà de la limite, votre ticket n’est plus valable. Dans le Timée, Platon décrit la naissance du monde comme l’imposition de formes dans une matrice originelle, la chôra, un peu comme on fabrique des gâteaux de toutes formes avec une forme qu’on applique à la pâte. Si l’être n’était pas déterminé, il serait un pur chaos et donc absolument identique au néant. Le refus des limites, le désir d’infini n’est qu’un désir d’anéantissement.

Ce qui n’a pas de mesure est immense, au sens étymologique. Mais encore faut-il trouver la bonne mesure ou la juste mesure de chaque chose. La justice est précisément cette détermination de la bonne mesure. Si on ne détermine pas la bonne mesure dans la construction, celle-ci sera laide ou encore s’effondrera. L’art grec classique est un art de la mesure — voir la statuaire ou l’architecture. La bonne mesure doit aussi être trouvée dans l’organisation des humains, c’est-à-dire dans la constitution de la polis. Si celui qui détient le pouvoir en abuse, on tombe dans la tyrannie, mais le pouvoir déréglé du peuple conduit à une autre forme de tyrannie. Enfin dans la conduite de sa vie, chacun doit faire preuve de modération, de maîtrise de soi, de continence. L’ivrogne est celui qui dépasse la mesure, qui a bu un verre de trop !

Ce « rien de trop » et cette notion de mesure (metron) qu’il exprime couvrent un large champ de problèmes. Nous pouvons les ressaisir pour notre propre compte aujourd’hui. Lorsque Platon s’en prend à la tyrannie du plaisir et dénonce le pouvoir dissolvant pour la cité de l’accumulation des richesses, son propos résonne évidemment en nous. Toutes les sociétés ont été conscientes de la nécessité de réfréner les appétits humains. Toutes ont inventé des dispositifs pour les limiter (prescriptions religieuses, morales, rituels), ce qui était rendu plus aisé par la faiblesse des moyens matériels mis à disposition du plus grand nombre. Le mode de production capitaliste qui commence établir sa domination mondiale à partir du XVe siècle change tout. En même temps qu’on commence à concevoir l’univers comme infini, l’homme s’évade par la pensée des limites étroites de la Terre et la technoscience lui promet de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Loin d’être un danger, l’accumulation de richesse devient un idéal social. Justice et charité ? N’y pensez plus. Maintenant les deux maîtres mots sont croissance et développement.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation du capital, hors de laquelle le profit s’épuise — mais cette accumulation finit par accélérer la baisse du profit. Il faut donc trouver de nouveaux champs d’investissement du capital, ne pas laisser une seule parcelle de la vie humaine en dehors de la toute-puissance de Sa Majesté le Capital. Sur ce point Marx a dit l’essentiel et son enseignement confirmé mille fois par les faits. Les conséquences, déjà décelées par Marx, sont connues : le capital finit par détruire les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Nous sommes peut-être arrivés à un point où ce formidable mouvement économique et technique qui nous a nourris (matériellement autant que spirituellement) va engloutir les conditions mêmes de la vie humaine. Je ne veux pas discuter la question de savoir s’il est minuit, minuit moins cinq ou seulement onze heures du soir ! Celui qui croit à la possibilité d’une croissance illimitée dans un monde fini est soit un fou soit un économiste, disait un économiste américain. N’étant ni économiste ni fou, je me garderai bien de partager cette croyance !

La question difficile est de savoir dans quelle mesure nous sommes capables de dire aujourd’hui « rien de trop » alors que, derrière les discours sur la « transition écologique », discours souvent fumeux, le trop de tout poursuit sa course sans le moindre ralentissement. Bezos et Musk s’envoient en l’air et préparent le tourisme spatial pour les multimilliardaires. Pas un jour sans une nouvelle « appli » informatique, sans un nouveau gadget, sans un nouveau système de contrôle que nous accueillons d’autant plus volontiers que nous ne savons pas comment nous passer de nos prothèses.

Jancovici et Bihouix, chacun à sa manière et avec leur sérieux d’ingénieurs, posent les bonnes questions. Mais, fondamentalement, les questions ne sont pas techniques, mais morales et concernent ce qui doit être sauvegardé à tout prix et ce que nous devrons abandonner pour affronter la tempête.

24 juin 2022.

jeudi 23 juin 2022

La mort n’est rien pour nous ?

La mort n’est rien pour nous… dit Épicure, avec la plupart des autres philosophes grecs antiques. La mort n’est rien pour nous, car tant que nous sommes là, elle n’est pas là et quand elle y est, nous ne sommes plus ! Nous n’avons donc rien de commun avec elle. En outre, comme la mort est privation de sensation, elle ne peut nous procurer ni bien ni mal et donc elle n’est pas à craindre. Avec tout le respect que je dois aux maîtres anciens, que je révère très profondément, je trouve qu’il y a va un peu vite, le camarade Épicure !

Il est en effet impossible de prononcer l’expression e être mort » en tant qu’elle se rapporterait à soi-même comme sujet. « Je suis mort » est une expression dépourvue de sens, un simple bruit, sauf pour dire métaphoriquement « je suis épuisé ». Même « je serai mort », comme dans « quand je serai mort, je veux que X » est une phrase douteuse, car, quand je serai mort, je ne serai plus rien, pas même mort et donc je ne pourrai rien vouloir. C’est Spinoza qui a raison : la pensée de la mort est nécessairement une pensée inadéquate, car elle n’est une pensée de rien, une idée sans idéat, c’est-à-dire une impossibilité logique. Je peux regarder le cadavre de quelqu’un, mais au mort il manque toujours l’essentiel, être. C’est sans cela qu’Épicure entend par son fameux « la mort n’est rien pour nous », parce que nous n’en pouvons rien dire.

La syntaxe nous permet de prononcer toutes sortes de phrases sur la mort, mais la logique est beaucoup plus rétive. Elle ne se laisse pas faire ! César n’est pas au-dessus de la grammaire, disait-on. Mais surtout il n’est pas au-dessus de la logique. Et donc les belles phrases de nos maîtres, phrases qu’il est toujours bon de se répéter, sont des consolations philosophiques qui nous laissent devant l’indicible.

Il y a un deuxième aspect : la mort n’est peut-être rien, mais le problème commence quand il s’agit de mourir. Épicure a deux remèdes. En premier lieu, on peut supporter la souffrance, notamment en se remémorant les biens passés — tous les bons moments, tous les plaisirs entiers, sans contrepartie, toutes ces tranches de vie éprouvées dans la plénitude de l’être nous seront de précieux médicaments, dit-il. Psychologiquement, l’affaire se discute. Ces bons souvenirs pourraient bien rendre encore plus insupportable la souffrance présente. La deuxième solution est qu’on peut toujours abréger sa vie. Certes. Mais Épicure ignorant la puissance de la médecine et notamment de la médecine scientifique, qui permet de laisser en vie — si on appelle ça une vie — des centaines de milliers et des millions d’individus qui ne peuvent même plus traîner leur carcasse. C’est cela qui pose la question de l’euthanasie et rien d’autre. L’euthanasie n’est pas un droit et encore moins « un droit à mourir dans la dignité ». Cette question se pose comme problème social parce qu’il est devenu intolérable de mourir, parce que, comme l’a dit un homme politique, nous pouvons vaincre la mort (sic). Et pourtant, nous allons mourir (un jour).

Il y a un troisième aspect : ma propre mort n’est rien pour moi, mais celle des autres peut-être tout pour moi ! Je n’ai pas vraiment peur de mourir — encore que l’on se débarrasse difficilement de l’angoisse de la mort — mais la mort possible de ceux qui me sont chers me terrifie. Quand on atteint un certain âge, on traîne avec soi un cortège de disparus. Les fantômes existent : ce sont les pensées que nous avons de nos morts, à qui on voudrait parfois encore dire un mot et qui ne n’entendront pas. Comment faire avec ça ? Épicure n’a pas d’autre réponse que l’amitié. Et voilà une nouvelle version, inattendue, du célèbre « l’enfer, c’est les autres » !

Il ne reste qu’à s’arranger avec la mort. Les croyants s’arrangent à leur façon en espérant la vie éternelle. C’est ce qu’ils disent. Mais je n’en crois pas un mot. L’expérience montre les croyants craignent la mort autant que les non-croyants et ceux que la foi aide à mourir en paix ne sont sans doute pas plus nombreux que ces sages qui s’apprêtent à quitter ce monde en sachant que « seuls les atomes sont éternels ». Dans le film de Denys Arcand, Les invasions barbares, Rémy meurt au moment qu’il choisit, entouré de ses amis, se remémorant les meilleurs moments de leur vie… Qui ne voudrait pouvoir en faire autant ! Dans la sacralité qui entoure la mort, l’important n’est sans doute pas dans la foi dans la vie éternelle, mais dans le rituel, rituel dans lequel les catholiques — selon mon expérience — sont insurpassables. La mise en scène d’un enterrement permet aux vivants d’accepter la mort et permet au mort de vivre encore un peu dans l’âme des vivants. L’enterrement, c’est à la fois la défaite des prétentions de la technoscience médicale et un témoin, pour l’heure encore vivant, de l’éternelle condition humaine, même si la modernité vise à nous débarrasser du souci de la mort, tout ce qui tourne autour des funérailles étant pris en charge techniquement, par des gens compétents et sans affects.

Dans le christianisme, la promesse la plus extravagante et la plus extraordinaire est celle de la résurrection des corps, car le christianisme n’est pas un dualisme et les chrétiens savent bien que sans corps l’âme va s’ennuyer ferme ! L’idée de la résurrection des corps n’est pas si absurde qu’elle en a l’air : elle proclame que c’est la vie humaine, en tant que telle, qui est éternelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise au rythme des horloges, mais peut se penser par elle-même. Spinoza dit : « j’entends par éternité l’existence elle-même ». Rien de plus profond !

Le 23 juin 2022

mercredi 22 juin 2022

Abstraction

Penser, c’est rompre avec l’immédiat, cesser d’être englué dans l’ici et maintenant des sensations confuses, qui semblent les plus riches mais se révèlent finalement les plus pauvres, les plus indéterminées et se résument par « il y a ». Penser, c’est s’abstraire de cette immédiateté pour introduire des médiations. S’abstraire, c’est se tirer de quelque chose, laisser de côté quelque chose. Faire abstraction de quelque chose, c’est ne pas en tenir compte. Si je dis : mon bureau est rectangulaire, j’ai remplacé la perception complexe de ce bureau par l’abstraction « rectangle » qui justement fait abstraction de la couleur, de la rugosité ou non, et de la forme réelle elle-même – en fait il n'est pas tout à fait rectangulaire, les côtés opposés ne sont sans doute pas vraiment parallèles et les coins ne forment sans doute pas un angle de 90°.

L’abstraction consiste seulement à ne retenir que quelques prédicats — utiles pour des raisons pragmatiques à un moment donné, et donc à ne pas se placer du point de vue de la totalité. La science doit penser le concret — elle ne peut s’en tenir à des généralités abstraites — mais le concret singulier n’existe que comme la synthèse de multiples déterminations, produites par  l’analyse, et ces déterminations ne peuvent être obtenues que par abstraction à partir de ce qui se présente immédiatement. C’est le mouvement d’ensemble qui est le vrai et non l’un de ses moments. L’abstraction est seulement un moment nécessaire de la production de la pensée qui soit réellement une pensée adéquate.

Mais que l’abstraction ne soit qu’un moment ne lui retire pas sa valeur. Nous pouvons donner des noms généraux aux choses parce que nous procédons par abstraction. Tous les hommes sont différents, mais en faisant abstraction de ces différences j’obtiens l’homme, l’homme abstrait qui n’existe nulle part et dont nous faisons pourtant le sujet du droit. Il faut une bonne capacité d’abstraction pour appeler « chien » cette grosse bête poilue et ce petit animal à poil ras qui aboie aux passages des badauds. Si nous n’avions pas cette capacité d’abstraction qui s’exprime dans les mots, nous ne pourrions rien faire d’autre que désigner en montrant du doigt, mais comment montrer du doigt ce qui n’est pas effectivement présent ?

Toute une pédagogie dénonce « l’abstraction », l’abstraction des « concepts », l’abstraction d’un enseignement trop aride pour les enfants… Certes, on doit adapter le niveau d’abstraction à l’évolution de la formation des enfants. Mais ils sont déjà entrés dans l’abstraction bien avant d’avoir mis les pieds à l’école, dès qu’ils ont commencé à parler. Quand l’enfant qui a appris que le chien de la maison s’appelle Pif, appelle tous les autres chiens qu’il croise « Pif », il a tout simplement transformé le signe « concret » « Pif » en un mot abstrait, « Pif » devant être traduit par « chien » en langage ordinaire.

Mais il faut encore remarquer que l’abstrait est ce qui est le plus facile à apprendre ! Apprendre la grammaire française, c’est de la rigolade pour celui qui tente de déchiffrer un texte de Montaigne ou une page de Proust. Pour jouir de Proust, il faut donc commencer par la grammaire et par l’orthographe. Rien de plus abstrait que la langue ! Les mathématiques sont bien plus aisées à connaître que la physique. En mathématiques, la somme des trois angles d’un triangle fait bien deux droits, si on accepte le cinquième postulat d’Euclide. Si on fait de la triangulation à grande échelle pour établir des cartes, alors là, patatras, la somme des angles d’un triangle ne fait plus deux droits — raison pour laquelle le grand Gauss a inventé une géométrie courbe.

On ne peut être « concret » qu’en ayant parcouru tous les chemins de l’abstraction. Certes, il y a une bonne abstraction et une mauvaise abstraction, celle qui conduit simplement à des généralités anhistoriques dont la vérité n’est pas éprouvée dans la concrétude des choses. La bonne abstraction est, par exemple, celle que l’on trouve dans des sciences comme la chimie. En chimie, les éléments ne sont jamais donnés; le tableau de Mendeleïev n’est pas une collection de corps simples ramassés dans la nature par un collectionneur. Le fer ou l’oxygène n’apparaissent pas au début, mais à la fin du travail d’analyse, du travail d’abstraction qui dépouille les substances réelles de tous les accidents. La bonne abstraction suit le chemin de la différenciation, alors que la mauvaise produit de l’indifférencié et constitue le « fond de sauce » de l’idéologie. Nous croulons sous des avalanches d’indifférenciation.

Suivons Walter Benjamin, il faut « … traverser les déserts glacés de l’abstraction pour parvenir au point où il est possible de philosopher concrètement. »

Le 22 juin 2022. 

mardi 21 juin 2022

Symbolisation

Hier, j’ai parlé du triple processus par lequel advient l’humain : hominisation (l’évolution biologique), anthropisation (l’invention technique) et symbolisation. Je reviens sur ce dernier point qui me semble le plus proprement humain, celui qui permet à l’être humain, être naturel, de se placer d’une certaine manière en distance avec la nature, ce par quoi l’animal devient sujet.

On peut d’abord considérer la symbolisation comme le processus inverse de l’appropriation technique du monde. Dans la technique, l’homme projette son esprit sur la nature qu’il cherche à modifier selon ses propres idées, en fonction de ses propres besoins. La symbolisation consiste au contraire à transformer les choses de la nature en éléments spirituels. Une chose matérielle (par exemple une statuette ou des incisions sur une arme) est transformée en « chose mentale ». Cette « mise ensemble » est proprement le processus de symbolisation. Le « symbole », désignait ce rapport, après avoir désigné les deux fragments de poteries que se partageaient deux individus passant un contrat (la mise en relation exacte des deux fragments permettant d’authentifier le contrat).

Le symbole est doublement multiple, si on ose dire. D’une part, n’importe quoi peut devenir symbole : un son, une inscription, un chose quelconque, mais aussi un être vivant (le lion est symbole de la force) et un symbole peut avoir plusieurs sens, c’est typiquement le cas des mots, mais aussi des œuvres d’art que l’on peut interpréter. Le symbole est du reste fait pour être interprété, comme une partition de musique doit être interprétée pour être entendue. De ce point de vue, Aristote avait déjà dit l’essentiel dans le Peri hermeneia (« De l’interprétation ») : « Les sons émis par la voix sont les symboles [συµβολον] des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images. »

Un symbole ne vaut que par l’interprétation. Dès qu’on parle de symbolisation, on est donc entré de plain-pied dans le monde humain, dans le monde de l’intelligence : il faut faire sens. Les machines ne symbolisent pas, elles n’interprètent pas, elles ne font qu’exécuter des opérations en fonction des signaux reçus et, de ce point de vue, parler d’intelligence artificielle est une simple escroquerie intellectuelle. Si l’homme est l’animal qui symbolise comme il respire, son entrée dans l’ordre symbolique ne se fait pas toute seule. La relation fondamentale est celle qui confronte le sujet humain en formation, le tout petit enfant, à sa mère et, généralement, à son père. Mais ce rapport prend immédiatement une forme spécifique, si on suit Jacques Lacan : le sujet (imaginaire) se joue dans la confrontation avec le symbolique (le père) et le réel (la mère). Pourquoi le père est-il symbolique ? Parce que sa fonction biologique a été accomplie neuf mois avant la naissance du sujet et que le père n’est père que parce qu’il y a un ordre institutionnel qui le fait être tel. Parce qu’elle n’est pas une chose vivante, parce qu’elle n’a ni père ni mère, une machine ne peut donc avoir aucun rapport avec cette chose que nous appelons intelligence. Voilà une proposition qui paraît évidente, mais qu’il faut surtout ne pas divulguer parce qu’elle ruinerait immédiatement laboratoires et chercheurs spécialisés dans la construction de théories fumeuses là il n’y a que la dextérité technique du programmeur.

Les humains doivent devenir des êtres parlants. Aristote l’avait dit : l’homme est le vivant qui possède le logos. Et c’est parce qu’il possède le logos, que l’homme est aussi un « vivant politique ». Qu’est-ce qu’accéder au monde de la parole ? Je reprends ici une définition de Pierre Legendre : « la capacité de décoller du plan de la chose pour en faire un objet humain. » (in La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Fayard, 1998) Il s’agit avec la parole d’un « espace d’humanisation » que vient habiter l’humain. Or, pour faire exister cet espace, il est nécessaire d’opérer une séparation, celle de l’enfant d’avec la mère tout d’abord, séparation qui est double : d’une part, la mère à l’enfant et l’enfant doit parler pour que ses besoins soient satisfaits ; d’autre part, le père sépare la mère de l’enfant et cette séparation institue l’interdit majeur, celui de l’inceste.

Comprendre le mécanisme de la symbolisation, c’est aller au plus profond de l’âme humaine et pénétrer les processus par lequel l’inconscient nous gouverne. Mais cette nécessaire séparation, cette coupure, est aussi ce qui fait lien, car pour qu’il y ait lien il faut deux êtres à lier ! Tout cela nous rappelle que l’être humain pour grandir doit être étayé. Les montages du droit sont précisément ce qui permet d’étayer le petit d’homme pour qu’il puisse devenir homme. La manière dont nous traitons les morts fait aussi partie de ces montages symboliques qui font l’humain. Nous sommes entrés dans une ère de gestion technique de l’être humain, il faut que chacun devienne le manager de lui-même. À la gestion technique de la naissance (planification du déclenchement en fonction du planning de la maternité), répond l’exigence de l’euthanasie médicalement assistée qui permettra la planification de la mort. Voilà comment se met en place, progressivement, une « désymbolisation » qui est l’autre face de la désinstitutionnalisation propre à l’ère des managers. Ce qui n’est rien d’autre que la barbarie techniquement assistée.

Le 21 juin 2022

 

 

lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

jeudi 16 juin 2022

De la vérité

« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?

Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée » pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements. Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.

On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam ! Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.

Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme » avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des écoles dignes de ce nom.

Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé, je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 % de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy Debord.

Le 16 juin 2022

mardi 14 juin 2022

Le sens de l’histoire

Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.

Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes, à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.

Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un galimatias.

Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal. Ce qui complique encore le jeu.

Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire ils font.

En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire. Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à nous.

Le 14 juin 2022

lundi 13 juin 2022

Démocratie et élites

En ce lendemain d’élections, la question du rapport entre élites et démocratie s’impose. L’élite est ce qui résulte de notre choix et donc elle est le meilleur. Un élu est un saint qui a mérité le paradis et il fait donc partie de l’élite, des meilleurs. On les appelait « ottimati » dans l’Italie médiévale et renaissante. Les « ottimati », les optimates étaient les meilleurs, comme les aristocrates si l’on préfère l’étymologie grecque à l’étymologie latine. Le suffrage est un moyen de sélectionner l’élite politique – on ne sélectionnerait pas l’élite médicale ni l’élite militaire par le suffrage.

Le problème surgit immédiatement et il est bien connu. L’élection, incarnation du pouvoir de tous, à égalité, produit une inégalité majeure, elle institue la division entre le peuple des égaux et la minorité des « meilleurs » plus égaux que le reste du peuple et détenant le pouvoir politique qui est, en son essence, selon les théories du droit naturel qui fondent la pensée moderne, le pouvoir du peuple qui se fait peuple, du peuple constituant. Ainsi l’élection n’est-elle pas l’expression de la démocratie, mais sa négation ! La seule démocratie acceptable serait la démocratie directe, celle où toutes les décisions seraient prises par l’assemblée du peuple. Le référendum est un reste de la démocratie directe : on n’y choisit pas un homme pour gouverner les autres, on y choisit des lois. Ainsi le 12 juin 2022, en Italie, les citoyens étaient appelés à voter pour ou contre un certain nombre de réformes de la justice. Signe des temps, la participation à cette consultation a été catastrophique.

Cependant, on voit mal comment une société pourrait se passer d’élites à tous les niveaux. De Machiavel à Gramsci en passant par Mosca et Pareto, les penseurs italiens ont fait des élites un de leurs soucis de réflexion politique majeur. Personne ne confierait sa vie à un médecin sans qualification. Pourquoi devrions-nous confier la direction des affaires du pays au premier venu. Le gouvernement de la cuisinière que Lénine appelait de ses vœux ne se réalisa que sous la forme de la dictature du parti, de la dictature des organes dirigeants sur le parti et finalement de la dictature du secrétaire général. En son essence, le léninisme est un élitisme assumé, depuis le célèbre Que faire ? de 1903 : le parti sélectionne ses membres, les forme, pour qu’ils deviennent des militants professionnels. Quiconque a fréquenté les partis qui se réclament du léninisme, trotskistes inclus, sait bien de quoi il s’agit.

Les classes dominantes, quand elles manifestent encore une certaine « conscience de classe », s’attachent à assurer la circulation des élites qu’a très bien analysée Pareto (par exemple dans son Traité de Sociologie Générale¸1917). La généralisation de l’instruction publique n’avait pas seulement pour but de donner l’instruction nécessaire à la future main-d’œuvre. Elle visait aussi à permettre l’ascension des éléments des classes dominées vers les classes dominantes, l’État prenant la place qu’occupait jadis l’Église. Il ne s’agit pas seulement des élites politiques, mais aussi des élites intellectuelles ou des dirigeants d’entreprise. Selon Pareto, les éléments des basses classes viennent ainsi régénérer les hautes classes ! Cette circulation des élites contribue à la paix sociale et à l’intégration des classes dominées au système de leur propre domination !

Machiavel voyait dans la république un système conflictuel, opposant les grands et le peuple. Machiavel ne « croyait » pas à la démocratie directe, tout simplement parce que le peuple a souvent autre chose à faire qu’à s’occuper de politique ! Par contre, il louait fort le suffrage pour choisir les dirigeants. Mais d’un autre côté, ces grands, même élus, sont toujours tentés d’user et d’abuser du pouvoir pour opprimer le peuple. La capacité du peuple à surveiller les gouvernements et à les combattre si nécessaire est alors considérée comme une vertu essentielle de la république. On voit mal comment on pourrait sortir de cette dialectique machiavélienne autrement qu’en songes.

Le problème que nous rencontrons aujourd’hui est que cette dialectique des grands et du peuple ne fonctionne plus. Le peuple ne produit plus ses propres élites, ces ouvriers instruits qui ont longtemps formé l’ossature du vieux mouvement ouvrier. Une des raisons en est la disparition des « ouvriers » au profit des « salariés », des « employés » et des « employables » et avec eux la fin de la culture ouvrière. Mais la classe dominante de son côté a renoncé à organiser la circulation des élites. Le blocage du fameux « ascenseur social » ne signifie rien d’autre. On produit en masse des diplômés mais ce n’est pas la même chose ! L’effondrement dramatique du niveau moyen des bacheliers est un indicateur inquiétant. C’est d’ailleurs particulièrement vrai en France. De Gaulle écrivait : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » (1934) Aujourd’hui, on fabrique toutes sortes de nuisibles, des spécialistes en management, en audit, en commerce, mais la culture générale est en voie de disparition.

Nous assistons donc à une véritable extinction progressive des élites dans le même temps où s’éteint tout sens du bien commun et de la simple honnêteté dans l’exercice des charges publiques. Quand on apprend que la hiérarchie de l’Éducations nationale remonte les notes des candidats au baccalauréat sans même en avertir les professeurs correcteurs, dans le seul but d’annoncer que ce bac sera une « bonne cuvée » et surtout que l’on n’aura pas de redoublants à caser à la rentrée, on a un petit aperçu de ce règne des malfrats et tricheurs qui a remplacé l’éthique républicaine.

Le 13 juin 2022

dimanche 12 juin 2022

La démocratie oligarchique

Il est difficile de donner une définition suffisamment précise de la démocratie. Trop vague et trop plein de bonnes intentions ! La vérité est que, sauf en de brefs éclairs de l’histoire, la démocratie n’a toujours été que la couverture plébiscitaire de l’oligarchie. C’était vrai à Athènes où les citoyens influents dirigeaient de fait. C’était non moins vrai dans les meilleures époques de la République romaine — Jules César fut selon le mot de Luciano Canfora un dictateur démocratique. Dans les cités-États italiennes du Moyen âge, ce sont les riches qui usaient de leurs pouvoirs pour manipuler telle ou telle fraction du « popolo ». La démocratie américaine n’a proclamé que l’égalité des égaux, c’est-à-dire les WASP, entérinant dès le commencement l’esclavage. Quiconque connaît un peu l’histoire française sait que notre république fut toujours le lieu où s’affrontèrent les diverses sous-classes de la classe dominante, les classes populaires ne jouant que des pressions qu’elles pouvaient exercer grâce à l’existence de « partis ouvriers ».

Bref, la démocratie réelle n’est pas le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, mais bien un gouvernement du petit nombre avec l’approbation plus ou moins extorquée du grand nombre, à qui il arrive que l’on concède quelques miettes, pourvu que les intérêts du petit nombre des riches soient suffisamment préservés. Que l’on ait le droit dans les « démocraties » de faire des discours flamboyants contre le capitalisme, cela ne change rien à l’affaire. Les bourgeois sont tous capables de faire ce genre d’envolées lyriques. Dans son fameux discours d’Épinay (1971), Mitterrand dénonça « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. » Mais cela ne l’empêcha nullement de donner à la France ce « jeune premier ministre » qui fit de « la France qui gagne » (de l’argent) son drapeau, tout en faisant le sale boulot dans la liquidation de la sidérurgie pour le compte de la CEE. N’oublions pas non plus que même la liberté de crier dans le désert n’est pas toujours garantie dans les « démocraties oligarchiques » : les États-Unis ne reculèrent jamais quand il s’agissait de mettre en prison les socialistes antiguerre (comme Eugen Debbs en 1917) ou plus tard les communistes. Cette grande démocratie condamna à mort et exécuta des militants syndicalistes qui manifestaient pour la journée de 8 heures à Chicago en 1886.

Quelque part, Costanzo Preve remarque que jamais les classes dominées ne peuvent devenir des classes dominantes. Les classes dominées donnent leur appui à une partie des classes dominantes — ce fut souvent la petite bourgeoisie intellectuelle qui occupa cette place — mais ne gouvernent jamais en personne. On peut en déduire que la démocratie n’est jamais que de la rhétorique. En voyant dans la démocratie athénienne le règne des beaux parleurs, des spécialistes de la flatterie et des montreurs de marionnettes[1], Platon n’avait peut-être pas tort.

Une autre hypothèse se peut déduire de la lecture de Jean-Jacques Rousseau. Pour que la république soit vraiment l’expression de la volonté générale, il faut rendre les factions impossibles et en premier lieu il faut l’égalité de conditions : que personne ne soit si riche qu’il puisse acheter quelqu’un et que personne ne soit si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. La condition de la démocratie est donc une révolution sociale radicale. Qui ne peut pas se faire par la voie « démocratique ».

Comment avancer, donc ? La première chose est de cesser de se laisser éblouir par la rhétorique démocratique dont le principal usage au cours de dernières décennies a été de justifier guerres et destructions : c’est au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme que les États-Unis ont tué deux millions de civils vietnamiens et un million de combattants, toujours au nom de la démocratie, qu’ils ont soutenu Pol Pot contre le Vietnam, au nom de la démocratie qu’ils ont propulsé les talibans, envahi l’Irak, détruit les Libye, etc. Dénoncer sans relâche la « démocratie de la race des seigneurs » et ses valets les montreurs de marionnettes. Du même pas, défendre les droits réels, droits individuels autant que droits sociaux, que seule la lutte et les rapports de force peuvent garantir.

Le 12 juin 2022

 



[1] Voir l’allégorie de la caverne dans La République de Platon.

Communisme et communautarisme.

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