Nous n'avons jamais été plus libres que nous l'occupation allemande
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mardi 12 mai 2020
jeudi 17 septembre 2015
Comprendre Rousseau
Rousseau, philosophe des Lumières ? À la fois oui et non. Non, car il rejette la culture humaniste et dénonce l’idée de progrès comme source de la corruption de l’homme. Mais oui, car il n’a d’autre visée que l’émancipation humaine de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.
Rousseau révolutionnaire ?
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Éducation : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles et à toutes les nouvelles barbaries.
Lire: Comprendre Rousseau, un essai graphique, par Marie-Pierre Frondziak - éditions Max Milo
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samedi 2 août 2014
Spinoza ou le crépuscule de la servitude
Note de lecture du livre d'André Tosel par Marie-Pierre Frondziak
Il s’agit ici d’une analyse du TTP, dans lequel Spinoza confronte ce qu’il appelle la superstition de la religion révélée à son onto-théologie reposant sur la nature et la raison. Ainsi, à l’idée d’une nature et d’une nature humaine créées par un Dieu transcendant, il oppose l’idée vraie de la nature comme substance de laquelle découle l’idée vraie de nature humaine. Le détour par le « Deus Sive Natura » est donc nécessaire pour comprendre l’affirmation du réel infini au travers de ses modes finis, et donc pour comprendre ce que nous sommes. Spinoza met ainsi en évidence que la superstition trouve son origine dans le premier genre de connaissance, l’imagination, inhérente à la nature humaine, mais à laquelle celle-ci ne doit pas se limiter. Dans l’Éthique, Spinoza a en effet montré que la nature humaine commence par une soumission à ses affects, dont elle peut se libérer grâce à la connaissance de la nature externe, de laquelle découle sa propre nature. Le TTP œuvre donc à la mise en lumière de la véritable possibilité pour l’homme de se libérer de l’ignorance, entretenue par l’imagination, et qui le pousse à la croyance religieuse, le détournant ainsi de son utile propre qu’il croit pourtant, à tort, réaliser ainsi.
Chapitre 1 : contre la superstition. La réforme intellectuelle et morale.
Avant toute chose, il est nécessaire de poser quelques principes afin d’atteindre l’objectif premier du TTP : « délivrer la connaissance de sa soumission à l’Écriture en produisant une connaissance non religieuse de l’Écriture » (Tosel p.23).
Comme ses contemporains, que sont Descartes, Hobbes, Galilée, Spinoza affirme le primat de la connaissance par la raison, « chose du monde la mieux partagée », donc accessible en droit par tous, contre la confiscation d’un « savoir » par quelques-uns et auxquels la majorité doit se soumettre. Avec le XVIIe siècle s’impose la valorisation d’un savoir rationnel opposé à toute forme de croyance.
C’est celle-ci qui donne lieu à la superstition. Sans explication rationnelle du monde, les hommes en « imaginent » une. Spinoza procède ainsi à l’analyse du fonctionnement des religions, lesquelles ont justement pour fonction de donner sens au monde. Dans son principe, toute religion rejette toutes les autres comme superstitions, et évidemment se dénie comme superstition. La superstition ne peut alors se savoir comme telle. Et celui qui essaie de mettre en lumière ses mécanismes se pose nécessairement « contre » la superstition, et contre la religion. La superstition interdit de penser. Le philosophe au contraire est celui qui décide de penser.
Spinoza se propose ainsi d’expliquer l’origine de la superstition. Dans l’Appendice de la partie 1 de l’Éthique, il affirme que l’homme n’est pas cause de soi et qu’il ignore également les causes des choses. Par ailleurs, il est animé par un conatus qui le pousse à rechercher ce qui lui est utile. Les hommes naissent donc dans l’ignorance et sont soumis à leurs affects, produits par la relation qu’ils entretiennent avec le monde extérieur. Cette relation est d’abord passive, subie, non maîtrisée et non comprise. L’homme ignore d’abord qu’il est un mode fini de la nature infinie et confond la réalité avec l’effet de la réalité sur lui, effet dont il se fait une représentation par le moyen de l’imagination. L’homme a donc dès le départ une vision tronquée du monde et de lui-même dans le monde. C’est pourquoi, au lieu de partir du monde et de comprendre ce qu’il est dans ce monde, il se met au centre et interprète tout en fonction de lui-même et de son désir. Tosel nous dit qu’il y a ici une double fétichisation : celle du Moi et celle de l’objet, connu non pas en lui-même, mais uniquement relativement à l’utilité qu’il peut avoir pour nous. De là, la transposition est facile en superstition : le monde est fait pour nous, il a une finalité qui est de nous servir. Mais encore faut-il qu’une volonté ait décidé de ce monde dont nous ne sommes pas cause, et cette volonté est nécessairement supérieure. La boucle est bouclée : Le Moi vit dans un Monde créé à son usage par une volonté supérieure : Dieu : « telles sont les figures d’une même logique « imaginaire », de l’idéologie propre à une forme primaire de vie impuissante, incapable d’organiser rationnellement l’expression du “conatus”, le rapport de celui-ci aux circonstances. » (Tosel p.34)
Le préjugé finaliste, qui consiste à projeter sur la nature la manière dont nous agissons, entraîne l’acceptation de l’idée d’un Être supérieur qui a créé le monde et qui l’organise. Cette idée permet même d’expliquer les catastrophes, les souffrances, … Si elles surviennent, c’est parce que nous ne nous sommes pas bien comportés et ne lui avons pas suffisamment rendu culte. Non seulement l’homme est d’abord ignorant, mais il redouble cette ignorance en s’interdisant de connaître et d’agir, en se soumettant à une illusion produite par son imagination.
Toutefois, selon Tosel, Spinoza n’est pas un simple athée, ni un humaniste. Il ne croit pas en le pouvoir absolu de l’homme, lequel serait à son tour une autre forme de superstition.
Chapitre 2 : Superstition et lecture
La superstition représente un moyen éprouvé de gouverner les foules. Elle s’appuie sur la crainte, maintient dans l’ignorance, impose l’obéissance et empêche la pensée. Lorsqu’elle est édifiée en bloc théologico-politique, elle devient haine de la pensée, haine qui s’instaure comme régulateur de la vie humaine. Aussi, la foi comme préjugé suppose le mépris de la raison. C’est pourquoi le TTP ne s’adresse ni aux philosophes, qui aiment la pensée par définition, ni aux superstitieux, mais aux amis de la philosophie, c’est-à-dire à ceux qui sont en mesure d’emprunter le chemin de la pensée et qui sont désireux de penser par eux-mêmes. Cela explique que le TTP ne fasse pas usage d’un langage nouveau, mais utilise les concepts traditionnels. Il s’agit à la fois de contourner la censure et de se faire comprendre de ceux-là mêmes qui sont prêts à penser, mais qui sont encore imprégnés de la superstition. L’urgence pour Spinoza n’est pas de simplement livrer sa pensée, mais d’expliquer le préjugé superstitieux.
Spinoza va donc procéder à une Histoire critique de l’Écriture par l’Écriture et mettre en lumière que les livres saints ne peuvent être inspirés par Dieu, sinon ils ne donneraient pas lieu à tant de conflits. Par ailleurs, certains points de la Bible demeurent inintelligibles (par exemple : « Dieu est feu » ou encore « Dieu est jaloux »). Aussi, pour procéder à cette critique, il est nécessaire de connaître l’Hébreu, de rassembler les affirmations par thèmes et connaître les circonstances particulières contemporaines de la rédaction de chaque livre saint. Ainsi, il sera possible de comprendre la naissance et la structure, ainsi que la fonction concrète des Écritures. Le TTP est alors « un texte intelligible qui donne accès aux textes inintelligibles puisqu’il enseigne que l’inintelligibilité est toujours relative à une forme pratique de vie, qu’il est possible de comprendre, du point de vue d’une autre forme de vie, plus compréhensive, plus intelligente, plus forte. » (Tosel, p.65) En revanche, le TTP lui-même ne peut être inintelligible, ni relatif. Il représente le fondement de la théorie de l’Histoire, intervenant dans l’Histoire afin d’échapper à l’ignorance. Spinoza est en effet convaincu que son temps est celui de la vraie science.
Chapitre 3 : Ébauche d’une histoire critique du TTP
C’est pourquoi le TTP est écrit pour le temps de Spinoza. Dans les années 1660-1670, les Provinces-Unies offrent une conjoncture favorable : possibilité pour la multitude d’exprimer ses revendications contre l’exploitation économique et l’injustice sociale, réforme et consolidation des institutions politiques, liberté de pensée et d’opinion. Le temps de Spinoza est le temps de l’affirmation de la vie contre la superstition, de l’affirmation du conatus comme appropriation de la nature, de la coalition des conatus en puissance politique maximale : la démocratie. Il s’agit pour l’homme d’augmenter son pouvoir sur la nature et par conséquent sur son propre monde. L’histoire critique doit donc partir du conatus, de son actualisation. Il s’agit de la recherche de l’utile propre, compris non comme acte égoïste, comme intérêt bien compris, mais comme ce qui permet d’offrir au conatus, aux conatus pris tous ensemble, l’expansion la plus grande. L’utilitarisme rationnel de Spinoza n’est pas celui de Hobbes, n’est pas un simple calcul rationnel d’intérêt, mais il renvoie à la possibilité pour l’entendement de former les idées adéquates du corps et des corps. Or, seul celui qui connaît adéquatement agit par vertu et peut donc atteindre son utile propre, mais qui est en même temps l’utile de tous. Agir par vertu, c’est aimer Dieu, c’est-à-dire, pour Spinoza, comprendre et connaître la nature et nous-mêmes au sein de cette nature : « Tout ce à quoi nous nous efforçons selon la Raison n’est rien d’autre que comprendre, et l’esprit en tant qu’il se sert de la raison, ne juge pas qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre » (Éthique, prop. 2, IVe partie). Cette connaissance nous permet de comprendre ce qui produit nos désirs et les circonstances et les conditions de notre maîtrise.
L’affirmation du conatus autorise la constitution politique des conatus, objectivés en une « libre République ». Pour cela, il faut d’abord en passer par une lutte contre le pouvoir théologico-ecclésiastique, afin d’éviter la menace du retour de la superstition. C’est pourquoi l’État, ou le politique, doit revendiquer son absolue souveraineté. « Le TTP est l’unité de la fusion du processus de laïcisation politique et du processus de désagrégation confessionnelle de la Réforme » (Tosel p.86). Le TTP unit la raison politique de l’État et la raison morale des libres croyants. Avec cette affirmation de la nécessaire autonomie de l’État, ce dernier s’approprie pleinement le « jus circa sacra » et revendique son entière laïcité. Cela devrait permettre la fin de la guerre religieuse.
Dans les Provinces-Unies se trouvent justement des « néo-christiani » (collégiants, mennonites et sociniens) qui souhaitent former des libres associations religieuses vraies et qui revendiquent un christianisme à visage humain, sans hiérarchie ecclésiastique, mais qui aspirent à une justice sociale contre l’individualisme possessif. C’est donc à eux que s’adresse en priorité le TTP. Spinoza prend en effet comme base de départ la rationalité pratique de l’éthique évangélique. L’hostilité à la théocratie, la revendication démocratique, la critique des dogmes religieux sont des éléments qui apparaissent suffisants à Spinoza pour faire des chrétiens évangéliques des lecteurs philosophes, mais aussi des éclaireurs de l’État libéral-démocratique. En effet, le TTP repose sur le désir de philosopher, l’amour du savoir et « les politiques qui souhaitent une intelligence plus profonde des mécanismes de socialisation, qui veulent comprendre la fonction de l’ordre politique dans la nature même des choses ont donc intérêt à critiquer leur savoir politique, à le situer dans une conception plus complète de la nature» (Tosel p.95). Pour cela, ils doivent critiquer l’ordre théologico-politique à sa racine en s’appuyant sur la nouvelle science naturelle.
Le TTP s’adresse donc à ceux qui veulent réfléchir et développer leur conatus sans se soumettre à des autorités extérieures quelles qu’elles soient. « Prendre en charge la puissance affirmative, épocale, du « conatus », le composer en force politique, achever le processus de laïcisation du politique et d’éthicisation du théologique, séparer l’Église de l’État, promouvoir la raison (…), développer une conception unifiée de la nature, sans le Dieu de la superstition, de la nature humaine, éthique et politique, tel est l’ensemble d’opérations théoriques et pratiques que le TTP engage auprès de ses “lecteurs philosophes” » (Tosel p.99).
Chapitre 4 : De la critique biblique à la critique de la religion révélée.
Spinoza va donc procéder à une étude radicale de la religion révélée, qu’il entend comme superstition, non pas en s’y opposant frontalement et de l’extérieur, ce qui serait de peu d’efficace, mais de l’intérieur. Il va opérer une critique de l’Écriture sur la base de l’Écriture et aboutir à une critique de la religion. Pour cela, il s’appuie sur le fonds commun de toute religion, et auquel il adhère : l’exigence de justice et de charité, qu’il va articuler au désir de raison. Il va donc ruser avec les lecteurs, non pas pour les tromper ou les manipuler, mais pour leur permettre de comprendre de l’intérieur et d’échapper à la censure de leur propre désir superstitieux qui s’ignore (ce sont toujours les autres religions qui sont superstitieuses). Spinoza va donc faire apparaître les contradictions du langage religieux commun. Ainsi, dans un premier temps, il reconnaît le dogme de la révélation pour, dans un second temps, le réduire au rang de simple opinion. En procédant par méthode déductive, Spinoza ne brusque pas le lecteur, ne le pousse pas dans ses retranchements, mais fait appel à son intelligence. Celui-ci peut alors avoir une compréhension interne, une lecture performative, lesquelles sont bien plus efficaces que les contradictions assénées de l’extérieur. Ainsi, il fait apparaître de l’intérieur l’impossible conceptualisation rationnelle de l’ordre ontothéologique. Le TTP est à la fois la manifestation du vrai contre l’absurde, l’engendrement du vrai et la formation d’esprits réformés. Comme l’Éthique, le TTP fait ce qu’il dit.
Ainsi, l’interprétation littérale de la Bible permet d’en éliminer toute prétention scientifique ou logique. L’interprétation de la Bible par la Bible conduit à une critique de l’autorité spéculative de la Bible et met en évidence son autorité exclusivement dans son enseignement moral universel. Par cette critique, Spinoza montre qu’il n’y a pas de Dieu transcendant, que l’homme n’est pas une créature libre et pécheresse et il identifie l’homme comme puissance finie d’affirmation et « l’Etat comme intégrateur immanent des formes humaines associées » (Tosel p.108). « Spinoza joue la Bible populaire et simple, anti-spéculative et morale, contre la théologie élitiste, et ratiocinante, liée à une vie passionnelle dans un État de la servitude » (Tosel p.124).
Chapitre 5 : Critique de la révélation et de la prophétie
Il s’agit ici de mettre en évidence l’impossibilité d’une ontologie surnaturelle. Pour cela, il faut repartir de la genèse du conatus. Chaque être cherche à persévérer dans son être, désire persister dans l’existence. Or, le monde est source de crainte et nous espérons échapper à ses dangers. Pour cela, nous avons besoin de le connaître. Cependant, nous sommes ignorants de ses causes et nous projetons alors sur lui, par anthropomorphisme et par imagination, notre manière de fonctionner. Comme toutes nos actions ont une fin, nous imaginons un Être, Dieu, qui a créé le monde et qui nous a créés, et nous croyons qu’il répond à nos désirs. Nous lui rendons un culte pour continuer d’exister, pour obtenir sa bienveillance. La superstition, la croyance en une religion révélée est une pathologie, une perversion de notre imagination qui crée des représentations fantasmagoriques. Telle est l’explication de l’existence de la religion révélée. Mais celle-ci est impossible et absurde, car chaque entendement a en lui une idée de Dieu comme cause productrice de ce qu’il est, lui-même étant une partie de l’entendement divin, ou de la nature. Toutefois, si elle fonctionne, c’est parce qu’elle a réponse à tout et donne sens, y compris dans les relations entre les hommes, elle a donc une dimension politique en maintenant une relation d’obéissance de la masse envers quelques élus. Spinoza refuse encore plus d’accepter un demi-rationalisme et rejette toute tentative de conciliation entre la révélation et la science, la foi ne peut se fonder sur la raison. Il vise ici en particulier Maïmonide, selon lequel Moïse serait le prophète philosophe. Dans cette optique, le peuple hébreux est le peuple élu par Dieu qui par sa « distinction » s’affirme par exclusion. La logique de la superstition consiste à être le préféré de Dieu, et donc à vivre de et dans la haine des autres. Et cela non seulement est inacceptable, mais n’a pas de sens. Spinoza essaie au contraire de réconcilier science et politique, nature et nature humaine en s’appuyant uniquement sur le travail de la pensée, ce qui justifie le TTP et sa critique de l’Écriture, lesquels mettent en évidence la « nécessité » naturelle de la révélation, visant la réalisation erronée du conatus et éclairent l’idée vraie de nature et de nature humaine.
Aussi, le Dieu de Spinoza est-il désubjectivisé. Le connaître c’est connaître les lois de la nature. Toutes les choses sont des « élus » de Dieu au sens où elles sont produites par la nature, mais certaines ont plus de puissance que d’autres, soit par leur essence, soit par les conditions dans lesquelles elles se trouvent. Il n’y a donc pas d’ « élection », cette idée étant seulement passionnelle et absurde, car Dieu n’est rien d’autre que l’ensemble des réalités naturelles à l’intérieur duquel s’inscrit la réalité humaine.
Chapitre 6 : Un nouveau traité des lois, ou l’Ethique souterraine du TTP
La religion, selon Spinoza, comporte un élément pratique : une vie respectueuse des autres et qui suit la loi éthique de justice et de charité ; et un élément théorique : le désir de connaître. Aussi, aimer et connaître Dieu ne consiste pas à obéir à un ordre théologico-politique, mais en une conduite morale et en la connaissance de la nature, et plus nous nous conduisons bien et connaissons, plus notre conatus augmente. Ainsi, pour connaître l’idée vraie de Dieu, il faut commencer par critiquer le Dieu de la superstition.
Chez Spinoza, la loi ne correspond pas à l’instauration de hiérarchies diverses, mais consiste en l’unité de l’ordre naturel immanent qui comprend l’ordre humain, lequel s’exprime plus et mieux par association (par démocratie) que par subordination. On a ainsi le schéma suivant : il y a d’abord la nécessité naturelle dans laquelle s’insère la nature humaine qui possède la propriété de législation consciente sur elle-même. Mais cette dernière peut s’exprimer soit dans l’ignorance des lois naturelles du désir et donner lieu à l’ordre théologico-politique ; soit s’exprimer en connaissant sa propre nature, son rapport à la nature, en restructurant l’ordre politique et en supprimant le Dieu transcendant et l’État séparé.
Reprenons plus en détail : l’amour intellectuel de Dieu consiste à connaître la nature, ce qui est la vraie connaissance. Les lois naturelles ne sont pas créées par Dieu, mais sont immanentes à l’ordre qu’elles forment et informent, c’est-à-dire à la nature. L’homme suit des lois de la nature et son désir (qu’on peut aussi appeler pensée et volonté) relève des lois de la nature. Ainsi, l’homme ne peut échapper au conatus, à la conscience de son utile, mais la manière dont il le satisfait dépend de son jugement, c’est pourquoi il peut se tromper. Ce qui me semble utile n’est pas nécessairement l’utile en tant que tel. Les choix humains ne sont pas libres, au sens où l’homme n’est pas un empire dans un empire, mais sont des réactions inévitables déterminées par les lois de la nature. La recherche de l’utile ne se limite pas cependant à la recherche de la sécurité, elle vise aussi la connaissance, qui est notre plus grand bien, dans la mesure où elle développe notre puissance : là est la béatitude. Or, la plupart des hommes n’ont pas cette connaissance et cherchent la satisfaction immédiate, et souvent erronée parce qu’ils ne le connaissent justement pas, de leur utile propre. Aussi, ne vivent-ils pas suivant leur propre décret, mais en obéissant à des indications extérieures. Le conatus, généalogiquement, est d’abord passionnel, mais il comporte en lui la potentialité de développer toutes les facultés humaines et donc la possibilité de comprendre l’émergence du Dieu de superstition.
A la base, il y a donc le conatus. Celui-ci est plus certain de se réaliser en société, à laquelle chacun cède une partie de sa puissance (son droit naturel d’exister). Mais cette cession est d’abord passionnelle, commandée par la crainte et la nécessité de survivre. L’ordre politique est donc une expression de la puissance naturelle. Pour Spinoza, et avant Hegel et Marx, quand on connaît la nature, on peut prendre des décisions en connaissance de cause. On sait que la nécessité nous produit d’abord sans nous, nous conditionne, nous permet de constituer une individualité et une société. C’est seulement ensuite qu’intervient l’effort conscient parce que nécessaire pour organiser les circonstances et les conditions de notre reproduction. Mais les sujets qui obéissent aux lois par crainte, sont dans la servitude car ils ne comprennent pas qu’elles sont nécessaires par leur propre manière passionnelle de rechercher leur utile dans la violence. Néanmoins Spinoza pense qu’un État rationnel, où l’utile commun est réalisé et voulu par tous, est possible. La compréhension autorise l’autonomie et remplace la croyance en un Dieu révélé. La connaissance de la réalité et la place de l’homme dans cette réalité représente ainsi le préalable nécessaire pour toute action humaine rationnelle. L’effort pour affirmer l’existence s’exprime le mieux dans l’effort pour connaître le vrai dans la nature de notre nature.
Or, le peuple hébreu a renoncé à décider par lui-même quand il a transféré son droit à une autorité censée venir de Dieu. Ce renoncement s’inscrit aussi dans l’explication naturelle, dans la manifestation du conatus. En effet, le peuple hébreu s’est libéré de l’oppresseur et s’est uni dans sa haine. Pour maintenir cette union, la croyance superstitieuse a constitué le ciment de l’État. La démocratie a vu le jour en même temps qu’elle a vu sa fin avec le libre consentement des Hébreux à l’obéissance à Dieu pour leur salut, dans une illusion superstitieuse. Ils ont ainsi adhérer librement à leur esclavage en croyant augmenter la puissance de leur conatus. La tâche de la philosophie s’inscrit bien dans la libération par le savoir : « l’ignorance de la nécessité passionnelle qui les a conduits à lier “conatus” et divinité anthropomorphe s’est intériorisée en conscience de liberté, de libre choix d’obéissance à un Dieu posé comme centre autonome de volonté, et non pas connu comme produit de mécanismes complexes de projection-inversion du désir. La force de la nécessité passionnelle se convertit en force d’une conviction vécue comme libre au moment même de sa plus grande dépendance. » (Tosel p.196)
Chapitre 7 : Fin du miracle, fin du surnaturel
Le chapitre VI du TTP représente un tournant : de la critique de l’Histoire et de l’Écriture, Spinoza passe à la philosophie. Il critique à la fois la théologie rationnelle, celle de Maïmonide, laquelle doit se transformer en théorie scientifique de la nature, et la théologie sceptique de Calvin. Cette dernière rejette la rationalité, au sens où croire n’est pas connaître, mais reconnaître, en l’occurrence reconnaître Dieu et avoir une vie de soumission à Dieu. Croire en Dieu transcende la raison, est « autre ». Pour les calvinistes, l’appel à la raison, l’identification de la puissance de Dieu à la nature, le recours aux lois naturelles, sont des manifestations de la « chair » corrompue et de l’orgueil humain. De là, la possibilité du miracle qui n’a rien à voir avec la rationalité et qui est rupture avec l’ordre naturel. La croyance au miracle est croyance au fait même de la révélation, car il atteste l’action de Dieu. Or pour Spinoza, cette croyance est liée au processus de formation du conatus par la force de l’imagination et guidé par la crainte. Ainsi, cette croyance est foncièrement « désir d’être le plus aimé de Dieu », d’être voulu « comme cause finale en vue de laquelle Dieu a créé et dirige continuellement toutes les choses » (Chap.VI TTP). Aussi celui qui croit à un Dieu maître de l’Histoire et maître de la Nature aliène sa force productive dans une fiction et ne peut vivre que sous le joug d’un Autre qui n’est que son propre produit mystifié. Le Dieu maître de la Nature et de l’Histoire représente la figure circulaire de la superstition. En effet, penser que Dieu puisse intervenir dans la nature et dans l’Histoire en violant les lois de la nature, c’est penser une absurdité : « tout ce qui est contraire à la Nature est contraire à la Raison, et tout ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit être rejeté en conséquence » (Chap.VI TTP). À propos des événements, « il faut entendre en réalité que cela est arrivé conformément aux lois et à l’ordre de la Nature, non du tout, comme le croit le vulgaire, que la Nature a pour un temps cessé d’agir et que son ordre a été interrompu » Ibid. C’est pourquoi la théologie rationnelle et la théologie sceptique doivent laisser la place à la science de la nature, laquelle enveloppe la recherche de notre utile propre, qui elle-même renforce la diffusion du savoir, qui à son tour permet l’augmentation de notre puissance d’exister.
Chapitre 8 : Le problème de la spécificité chrétienne
Le christianisme se distingue du judaïsme en ce sens qu’il a donné naissance à des apôtres non à des prophètes. Les premiers ne se réclament pas de Dieu, mais du Christ, et dispensent un enseignement moral universel, que sont justice et charité. Ils supposent en outre la libre reconnaissance de la parole de vérité morale, à l’inverse du judaïsme qui hait la pensée et qui est absolument dogmatique. Mais ce sont les apôtres, en particulier Paul, qui sont à l’origine de la confusion entre théologie et philosophie. En effet, si l’amour passionnel de Dieu a une grande portée pratique, il n’a aucune valeur théorique. Les apôtres croient à l’Incarnation et à la Résurrection, croyances qui sont contraires aux lois naturelles et qui relèvent de la superstition. Les chrétiens obéissent par passion, non par contrainte et terreur, mais comme les juifs ils ont un rapport superstitieux à la vérité. Pour Spinoza, le Christ n’est pas Dieu. Il comprend la résurrection comme une régénérescence spirituelle et comme passage d’une vie de passion et de soumission à une vie libre centrée sur la connaissance.
Aussi Spinoza est-il en accord avec le Christ, mais pas avec la doctrine chrétienne interprétée par les apôtres qui ont sacralisé le conatus, sans comprendre que la véritable actualisation de la justice et de la charité passe par la dimension politique. Les chrétiens ont soumis le pouvoir politique au pouvoir théologique. Or, pour Spinoza obéir à Dieu, c’est connaître la justice et la charité, lesquelles doivent être déterminées par l’État, après la libre expression du jugement de chacun sur l’utile propre. Justice et charité sont des principes à partir desquels l’obéissance à Dieu est obéissance aux lois positives ; aimer son prochain, c’est accomplir les lois qui déterminent l’utile public. Pour le philosophe rien n’est sacré pour l’homme que la puissance de vivre et de bien vivre ensemble. C’est pourquoi si les raisons du croyant ne sont pas des raisons adéquates, elles justifient néanmoins une attitude pratique raisonnable. Le problème est alors d’obtenir des chrétiens la laïcisation de leur foi et l’acceptation de la confrontation des idées. Il faut revenir à un christianisme évangélique, celui prêché par le Christ, mais qui n’a jamais existé. Spinoza dit que le Christ est le premier philosophe, ce qui permet aux croyants de fortifier leur désir de raison, tout en étant rassurés dans leur foi car il demeure fondateur religieux. Cependant, la théologie et la philosophie ne peuvent s’accorder, car elles sont contradictoires. Aussi, la christologie spinoziste n’est-elle qu’une construction ad hoc, dans l’économie du TTP, nécessaire pour fonder « la loi catholique universelle ».
Chapitre 9 : De la foi pratique à la refondation politique
Le TTP a pour visée dernière le politique, le bien vivre ensemble. Cela n’est possible que si les croyants acceptent de considérer leur croyance comme une opinion qui peut accepter la discussion critique. C’est là toute la démarche du TTP : l’ontologie qui s’édifie sous nos yeux doit à la fois se déterminer en politique de puissance démocratique, tout en amenant le croyant raisonnable soit à devenir philosophe et à former l’idée adéquate de Nature en prenant mesure de la superstition ; soit à demeurer croyant raisonnable mais en pouvant conclure que la spéculation théologique sur Dieu est nulle, sa foi se limitant à la certitude morale.
Il s’agit donc de passer d’une obéissance servile et aveugle à un Dieu d’amour, instance extérieure reconnue plutôt que connue, projection de notre puissance collective, à la véritable connaissance de Dieu, c’est-à-dire à la science de la nature. Le chapitre XVI du TTP achève ainsi la théorie de la puissance de la nature en une théorie de la nature humaine et de ses possibilités, qui pose les fondations autonomes de notre puissance collective. Dieu, ou la nature, s’exprime à travers chaque réalité dont le droit est une part de la puissance qui lui est impartie par la puissance de la nature. Aussi, le sage et l’ignorant détiennent-ils le même droit souverain de nature et « le droit [naturel] de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (chap. XVI TTP). Cela explique que les individus les plus puissants peuvent se soumettre les moins puissants. Dans cette socialité primaire, les hommes sont dominés par le désir et la puissance dans leur affirmation immédiate. Cependant face à la nécessité de la reproduction humaine et à la confrontation nécessaire à la nature, les hommes doivent coopérer, même s’ils cherchent à tourner à leur propre avantage les forces de la collaboration. Comment alors passer de cet ordre naturel à un ordre politique voulu et conscient ? Par un pacte de création et d’adhésion au droit et à l’État. Mais ce pacte n’est pas « contractuel », absolument conscient, mais est le produit d’une nécessité, d’un mécanisme lui-même naturel et passionnel. C’est une création de fait. Aussi, l’État n’est-il pas encore une affirmation pleinement rationnelle des conatus et ne représente pas encore l’exercice autonome de la vie rationnelle pour tous, but dernier de l’État. Cependant, Spinoza ne renonce pas à la vraie connaissance et à l’amour de Dieu, connaissance qui humanise complétement les hommes parvenus à la connaissance de la nature et d’eux-mêmes au sein de cette nature. Tosel affirme même que « une société de sages est la visée immanente de la nature » (p.284). Or la nature n’ayant aucune finalité, ne vise rien. Que les hommes tendent à une société d’hommes sages s’inscrit dans la nature, est nécessaire, mais sans que cela soit le produit d’une intention. Toutefois, au-delà de la sécurité, l’Etat (en tant que produit humain et donc voulu en quelque sorte) a pour finalité de permettre le développement de la connaissance, d’où la nécessite de la libre discussion, « et avec elle, celui d’une socialisation supérieure qui surgisse comme communion de droit et de pouvoir librement consentie, rationnellement développable en une société de savoir (savoir de la nature et de la nature humaine elle-même) » (Tosel p.285). La fondation de l’ordre politique est donc dans son essence démocratique. Les citoyens doivent pouvoir s’y reconnaître et satisfaire leur conatus : l’État doit faire droit au droit naturel de chacun, sinon ils lui retireront leur confiance. Le but de l’État n’est pas seulement la sécurité, mais d’abord la liberté. Et même si c’est la passion qui motive la démocratie, les hommes finissent par comprendre que « tous sont tenus d’obéir à eux-mêmes, et non à leurs semblables » (chap. V TTP). Aussi, Spinoza enjoint-il les Régents à prendre position pour la démocratie et à élargir la République aux conatus des masses pour renforcer le système des lois. En effet, pouvant s’exprimer sur leur utile propre sous la domination de la loi morale de « justice et charité », l’État peut élaborer des lois et prendre des décisions, « établir des institutions faisant que, les hommes, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés » (chap. XVI TTP). La morale se prolonge en politique, le mécanisme producteur de l’obéissance servile se transforme en obéissance voulue, la fin de la servitude est alors possible.
Conclusion : Théorie et transformation du champ théologico-politique
Tosel termine son commentaire en énonçant 12 thèses qui récapitulent la démarche du TTP :
1. Il n’existe pas de théorie religieuse de la religion.
2. La religion a une fonction symbolique de constitution du monde à partir de la constitution collective des conatus humains, mais cette première sociabilité est faible, déchirée par l’intérêt privé et repose sur la superstition.
3. Mais elle a une fonction pratique de consécration religieuse de la puissance politique, en ce sens elle a une fonction idéologique.
4. Elle différencie donc le pouvoir politique en pouvoir religieux, ce qui affaiblit les conatus, le développement intellectuel et accentue le mépris pour la science et la philosophie = théocratie barbare et existence serve : « des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes » (Chap. XVII TTP).
5. La Théocratie renie sa fondation démocratique en enchaînant la puissance collective des conatus à un groupe dominant.
6. Cet ordre idéologico-symbolique contribue au maintien de l’ordre politique.
7. Aussi, le pouvoir politique n’est alors fort que s’il reçoit l’aval et le soutien du pouvoir religieux.
8. Ainsi, l’appropriation du monopole de l’interprétation du sens est en corrélation directe avec l’appropriation du pouvoir politique et des conditions d’existence.
9. Dans ce contexte, il ne peut y avoir d’État sans Église et d’Église sans État : « A l’État qui confisque le conatus de la masse dans un appareil séparé correspond une Église qui se constitue en appareil d’interprétation légitime, qui se sacralise tout en sacralisant l’État qu’elle aide à constituer, tout en le contestant » (Tosel p.305).
10. C’est la dialectique interne pour l’appropriation du monopole de l’interprétation légitime des besoins économico-idéologiques des conatus qui permet de comprendre l’extraordinaire efficacité de la religion.
11. Enfin, il existe deux religions : une orthodoxe et une hérétique (au travers des sectes). Celle-ci revendique l’autogestion religieuse du monopole d’interprétation, et donc l’autogestion pratique et politique. L’Église orthodoxe s’allie donc à l’État pour garder le monopole religieux.
12. Il faut alors neutraliser la dialectique orthodoxie/hérésie en mettant en place un Etat qui n’aura pas besoin de l’Église, et mettre ainsi fin à l’âge théologico-politique en libérant notre puissance collective, en pensant ses conditions d’institution, comme le fait le TTP.
Toutefois, reste un problème non négligeable : comment articuler le savoir séparé de la politique et l’ignorance de la multitude, laquelle doit cependant former des opinions justes et avoir des conduites raisonnables en matière politique ? Formé d’individus qui ne commencent pas par saisir et connaître leur utile vrai, mais qui ne peuvent pas ne pas le chercher, l’État naît de cette recherche et exige ce savoir. Le TTP transgresse l’ordre symbolique en intégrant les lois naturelles et les lois de la nature politique en un même corps : le conatus peut alors se développer à sa pleine puissance. Le temps des prophètes est révolu, commence le temps de la philosophie.
La pensée de Spinoza est révolutionnaire : révolutionnaire sur le plan théorique et sur le plan politique (sous forme d’État libéral, non absolutiste et anti féodal). En effet, savoir de la nature et savoir politique, libération du désir et constitution d’une communauté pacifiée dans un Etat non transcendant, font cercle.
Les derniers chapitres du TTP (XIX et XX) établissent la liberté de penser et le fait que l’État n’existe et n’est puissant que dans l’absolue libre reconnaissance par les sujets qui en sont aussi les citoyens actifs. Le radicalisme théorique de Spinoza s’appuie sur une stratégie progressive, soucieuse de reconstruire pas à pas le nouvel édifice de la société humaine, après avoir détruit les chaînes de la servitude.
mercredi 2 octobre 2013
De Dieu ou de l'homme
Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique
par Marie-Pierre Frondziak
Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
le Mardi 1 Octobre 2013,
mardi 1 octobre 2013
De Dieu ou de l'homme
Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique
Par Marie-Pierre Frondziak,
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
jeudi 1 décembre 1994
Charles S. Peirce contre Descartes
Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak
Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
- une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
- une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.
Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.
Texte original de Peirce
Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."
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