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mercredi 14 décembre 2022

Avec Diego Fusaro: que signifie notre époque comme époque sans pères?

 Diego Fusaro revient ici sur la signification profonde de la "société permissive" comme société d'époque "sans pères", c'est-à-dire une société sans limites.


mardi 12 juillet 2022

Sur la technique

 La technique se présente de prime abord comme un pur moyen, parfaitement neutre, indifférent aux usages qui en peuvent être faits. Un couteau de boucher est fort utile pour découper le bœuf, mais il peut aussi être utilisé pour de mauvaises fins, comme trucider son voisin ou l’amant de sa femme. Ce qui peut passer pour les outils isolés, que l’on manie à la main ne convient plus dès que les objets techniques deviennent plus nombreux et plus spécialisés. Des premiers bifaces aux produits « high tech » d’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un perfectionnement des outils, une démultiplication de la puissance et de l’efficacité des moyens, il y a un changement radical de rapport au monde, au point que la technique de simple moyen devient une fin. Unie à la science, la technique, devenue technoscience, loin de rendre l’homme comme seigneur et maître, le domestique, le domine et l’aliène.

Marx a analysé avec précision le passage de l’outil à la machine automatique et la transformation des rapports sociaux que cela induit. Entre la manufacture — qui réunit des ouvriers-artisans sous la direction d’un capitaliste unique, et l’usine fondée sur l’entrainement des machines par une source d’énergie unique, on passe de subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Cette transformation aboutit à ceci : ce n’est plus l’outil qui prolonge la puissance de l’homme, c’est l’homme qui devient le serviteur de la machine. Tout cela n’est pas uniformément vrai. Le conducteur de la moissonneuse-batteuse est à lui seul cent ou mille faucheurs et batteurs, il dirige cet engin formidable et la puissance de la machine est sa propre puissance. Il en va de même pour le conducteur de pelleteuse ou de bulldozer. Mais pour fabriquer ces machineries il a fallu réduire des dizaines de milliers de travailleurs au rôle « d’opérateurs », c’est-à-dire de serviteurs des machines, mettant leur habileté et leur intelligence sous le commandement de la machine, c’est-à-dire du capital en tant que travail mort. Sur les effets de cette organisation du travail sous la conduite des machines, on pourra lire Simone Weil, une des rares philosophes ayant parlé du travail en connaissance de cause…

Que la technique ne soit pas un simple moyen, on la voit encore dans le développement tentaculaire du système technique mondial. La technique forme un système dont chaque élément est étroitement dépendant de tous les autres. L’utilisateur d’un ordinateur peut se croire le possesseur d’un outil qui prolonge sa main et son cerveau, mais il est tout autant possédé par le système global dont il n’est qu’un maillon. Il faut lire le livre de Caselli, En attendant les robots, essai sur le travail du clic qui donne une bonne idée de cet enrôlement des usagers dans le système technologique mondial coordonné via Internet.

Croire que la technique est encore un moyen entre les mains de l’homme est une illusion à laquelle nous cédons d’autant plus facilement que ces objets nous fascinent tant ils concentrent d’intelligence en si peu de place. « Small is beautiful » proclamait Ernst Schumacher dans un livre fameux au début des années 1970. Son slogan a trouvé une réalisation qu’il n’avait pas prévue. Mais il n’y a en vérité rien de « petit » ni de très beau dans le système informatique mondial qui est devenu un des plus gros consommateurs d’électricité, appuyé sur un réseau colossal de câbles sous-marins et de satellites. On commence à bien saisir la finalité de cette machinerie : développement d’un contrôle total des humains par les machines : « portefeuille » électronique réunissant toutes nos données administratives et sanitaires, contrôle des déplacements (ce fut la grand test du « passe sanitaire »), remplacement des activités humaines par des procédures automatisées, destruction des communautés de travail au profit de « communautés virtuelles » (metaver). Le « global reset » défendu par le forum de Davos est déjà largement entamé. Une autre humanité devra naître de ce processus, une humanité radicalement inhumaine.

La critique radicale de la technique comme système de domination doit être reprise et développée. C’est une question de vie ou de mort.

Le 12 juillet 2022

vendredi 16 avril 2021

Sur la transmission

 Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) -  le jeudi 15avril 2021 

Introduction

Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être transmis ?

Pourquoi est-ce si important ?

Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque chose d’une génération à l’autre.

On peut définir l’homme par beaucoup de choses : l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie proprement humaine.

Nous transmettons notre humanité

Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes ! Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.

Nous transmettons des techniques

Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux. Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car transmises aux générations suivantes.

On peut certes dire que les animaux ont des techniques : les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas : les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les fruits.

Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux choses :

-        Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps. L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment impossible de tailler la pierre à mains nues !

-        Les hommes inventent des outils et transmettent à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.

Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés auparavant.

Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre — contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait pas se faire seulement par imitation.

Nous transmettons des paroles

Pendant très longtemps, la transmission par la parole se heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie orale.

Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts, mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av. J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.

Nous transmettons un imaginaire

Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère, l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir.

 

L’origine de la difficulté

La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :

1)      Au présent : nous ne vivons que dans et par des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles » disait un éminent juriste du XVIIe siècle !

2)     Vers le passé : nous ne nous sommes pas faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un « self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”, quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture, et finalement l’ensemble des rapports sociaux.

3)     Vers l’avenir : nous avons le devoir de transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème de l’éducation est là. J’y reviens.

Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons. On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.

La question de l’éducation comme question centrale

La question de l’éducation est bien la question la plus centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer, cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.

Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous », on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.

Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément, régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012… de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave ! Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance des matériaux ne pardonnent pas !

La première chose que doit apprendre l’école, avant tout savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ; le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ». L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître, augmenter.

L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos sociétés a bien un rôle central.

Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :

1)      Transmettre des savoirs et enseigner des techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe, c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.

2)     Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes. Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par exemple.

La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref, les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à tout prix, la tyrannie de l’argent.

Le rapport à la tradition

La transmission suppose un rapport à la tradition que nous sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable. 

Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai, 14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est la journée des morts).

Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.

Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par l’échange marchand et on défait les liens communautaires.

La tradition s’ancre dans l’histoire

Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est l’histoire.

L’histoire est un « roman national » : voilà la première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et aux grandes réformes de 1945.

 Les exercices de repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de croire aujourd’hui.

Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement, philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et par la romanité.

Pour conclure

Une des difficultés que nous rencontrons dans la transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe. S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes. C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays, une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !

Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé que l’on vient d’étriller.

Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à vous, les jeunes.

Le 14 avril 2021

 

 

vendredi 26 février 2021

La bureaucratisation du monde


La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être replacée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Craipeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes, opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’à prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et s’accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à s’accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC, à lui seul, employe 260 000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270 000 employés. Deloitte a 330 000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun “idéal” ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.



mercredi 24 février 2021

Travail manuel et travail intellectuel


 La division entre travail manuel et travail intellectuel apparaît, pour autant qu’on le sache, au passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires hiérarchisées, avec les premiers États. L’État n’est pas simplement une bande d’hommes armés, selon la définition purement polémique de Marx et Engels. Il a besoin de scribes pour tenir les comptes, suivre la collecte des impôts et fixer dans le marbre les décrets du pouvoir, il a aussi besoin de savants (par exemple des astronomes pour fixer les calendriers), des grands prêtres pour organiser les liturgies qui assurent le « lien social ». Il aura bientôt besoin de juristes — l’histoire de la naissance du droit à Rome, telle qu’est faite dans Ius, l’invenzione del diritto in Occidente, d’Aldo Schiavone, est hautement instructive. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient évidemment de très importants savoirs dans tous les domaines, tant la biologie que l’astronomie ou la médecine, mais ces savoirs n’étaient fixés dans une caste spécifique. C’est bien l’apparition de la division de la société en classes et corrélativement la naissance de l’État qui est la matrice de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cette division est aussi l’expression de l’accaparement du savoir ayant cours forcé par les classes dominantes. Bien évidemment, cette division est une « construction historique », puisque, sauf quand il est réduit à la pure défense de force de travail, quand l’homme est traité comme un bœuf ou un « outil animé » (Aristote), le travail humain est indissolublement une activité de la pensée et des mains. Fabriquer un outil, même très fruste, c’est d’abord un travail de conception qui requiert une intelligence dont sont dépourvus même les grands singes les plus intelligents. Quant au travail intellectuel pur, il n’existe pas. Son effectivité dépend de la possession d’un certain nombre de techniques, comme celle de la parole, de l’écriture, etc. Être musicien ou comédien, c’est posséder des techniques au même titre que l’ébéniste ou le tailleur de pierres. La géométrie et l’arithmétique naissent comme les auxiliaires du maçon ou du paysan. Avec le développement des machines, la distinction manuel/intellectuel perd un peu de sa réalité : un développeur de logiciel est objectivement un ouvrier qui fabrique des machines logiques. Sa fonction n’est pas bien différente de celle de l’artisan qui construisait des automates.

Même la réflexion théorique n’est pas l’apanage du philosophe. Gramsci le dit très bien : « tous les hommes sont philosophes ». Les philosophes professionnels sont seulement ceux qui possèdent des techniques philosophiques, de la même manière que tout le monde est apte à s’occuper de sa santé, le médecin de profession étant celui qui possède les techniques indispensables quand les choses deviennent plus compliquées !

Les classes dominantes, qui savent les pouvoirs de la parole et des images, ont toujours activement cherché à contrôler les « intellectuels », en les surveillant, en les attachant à leur service par mille « bienfaits », mais aussi en évitant que l’instruction ne se répande trop au point de mettre en cause l’aura des porte-parole officiels. Mais les intellectuels restent des classes subalternes, bien qu’ils aient souvent la prétention d’être le sel de la terre. On peut les laisser libres de jouer dans leur petit jardin d’intellectuels, mais sitôt qu’ils peuvent devenir gênants on a tôt fait de les rappeler à l’ordre, discrètement en limitant leur audience, ou moins discrètement par la censure et la répression. Pour le reste, on peut distinguer trois catégories d’intellectuels parfaitement dépendants : les intellectuels « techniques », ingénieurs, médecins, chercheurs, qui apportent des productions intellectuelles utiles au procès de production et dont aucune classe sociale ne peut se passer ; les intellectuels garde-chiourme qui sont là pour faire tourner la machine à suer de la plus-value, pas très différents en vérité du gars chargé de fouetter les galériens qui ne galéraient pas assez vite ; et enfin les producteurs de propagande, et plus généralement ceux qui font marcher la machine à fabriquer de l’idéologie. Entre ces diverses catégories, il y a tout un tas d’intermédiaires et d’êtres bifides.

Mais tous ces intellectuels ne possèdent aucun « capital symbolique » : savoir résoudre des équations intégrales n’est pas plus un capital que savoir réparer une chaudière ! Encore, ils restent des classes subalternes. Les créateurs ne possèdent des droits sur leurs œuvres que depuis en gros l’avènement de la bourgeoisie qui a progressivement codifié la propriété intellectuelle, car il existe un problème spécifique avec les produits de l’activité intellectuelle : ils sont partageables aisément sans que cela coûte un seul euro. N’importe qui peut vendre les éditer et vendre les livres d’un auteur sans rien à l’auteur… si l’auteur est mort depuis 70 ans en France. Les brevets tombent dans le domaine public après 30 ans. Même protégée, la propriété intellectuelle n’est pas un capital, parce qu’elle ne peut jamais circuler comme capital. Si on veut la ramener à une catégorie économique connue, la rente serait le plus proche de la propriété intellectuelle.

Dans une société socialiste, on devrait progressivement sinon abolir du moins réduire considérablement la division entre travail manuel et travail intellectuel. Un système de coopératives permet aux travailleurs du rang de tout participer, à parts égales, au travail de direction du procès de production et de définition des orientations stratégiques. En second lieu, une instruction polytechnique, comme celle que Marx appelait de ses vœux, permettrait aussi de réduire sérieusement cette division. Enseigner la philosophie aux futurs plombiers serait aussi indispensable qu’enseigner des rudiments de plomberie ou d’électricité aux futurs philosophes ! Le maoïsme en a discrédité l’idée, mais la participation régulière des intellectuels à des activités manuelles ne pourrait avoir que de bons effets. Ne serait-ce que rappeler à ceux qui l’ont oublié ou apprendre à ceux qui ne le savent pas combien le travail manuel peut être fatigant et dangereux. Ne serait-ce pour rester en contact avec la résistance du réel qui ne se laisse pas manipuler par le télétravail.

Sur la petite bourgeoisie


 Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certain taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacée. Mais c’est vrai de toutes les catérogies de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, starbuck, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement – ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale: les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes – la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires z chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante – qu’on songe aux ingénieurs des mines – ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassé, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants – car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) – la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur.


lundi 13 janvier 2014

Éloge du communautarisme

Éloge du communautarisme

un ouvrage de Costanzo Preve

En France, faire l’éloge du communautarisme, c’est s’exposer des malentendus, des déconvenues, des attaques et des assauts de mauvaise foi à n’en plus finir. On hésite donc à faire l’éloge de cet Éloge du communautarisme que Yves Branca a rendu accessible au public français, l’édition italienne datant de 2007. Connaissant bien, par avance, les malentendus et les amalgames que son livre entraînerait, Preve a néanmoins tenu à assumer le terme de « communautarisme », bien que son éloge ne soit ni celui des communautés ancestrales fermées à l’étranger, ni celui des pseudo-communautarismes fascistes ou nazis, ni celui des communautés organiques qui imposent à leur membre un conformisme, ni non plus le communautarisme ethnique instrumentalisé contre la souveraineté nationale. Preve défend le communautarisme tout simplement parce que l’homme est un « être communautaire », ce qui pourrait être une traduction très précise du zoòn politikon d’Aristote. La conception libérale de l’homme comme atome de la société, individu isolé et relié aux autres seulement par l’intérêt est manifestement contraire aux données anthropologiques les plus élémentaires, et pourtant c’est cette conception qui domine idéologiquement et pratiquement les sociétés où règne le mode de production capitaliste. L’homme est l’ensemble de ses rapports sociaux disait Marx et pour paraphraser Aristote on peut dire qu’un homme qui vivrait en dehors de toute , non par accident mais par nature serait un dieu (si puissant qu’il n’a pas besoin des autres) ou, plus sûrement, un monstre.
Du même coup, il est clair que la question du rapport entre les individus et l’organisation communautaire est une question essentielle. Et c’est en partant de cette question que Preve nous propose une relecture de l’histoire de la philosophie et de l’histoire tout court. Aristote, Hegel, Marx, voilà pour Preve les phares qui doivent continuer à nous guider. Preve n’était pas ou n’était plus marxiste – on trouve dans ce livre un résumé de la critique virulente qu’il a adresse au marxisme1 – mais il se définissait toujours comme un « élève de Marx » dont il réaffirma jusqu’au bout que l’orientation émancipatrice reste profondément juste. S’il considère qu’on doit renoncer au communisme comme « utopie scientifique », il reste qu’une solidaire, à visée universelle et permettant aux individus de vivre le plus librement possible devrait être encore aujourd’hui ce vers quoi nous nous dirigeons consciemment. C’est pourquoi Preve est un défenseur vigoureux de la démocratie dont il soutient qu’elle est, sans doute, la forme la plus ancienne de prise en commun des décisions – il refuse catégoriquement l’idée européocentriste selon laquelle la démocratie serait une invention grecque. On le suivra aussi sans peine dans son analyse de la religion du marché, ce nouveau monothéisme qui sert de légitimation à la domination capitaliste mondiale dont les États-Unis sont la puissance active et hégémonique.
Je serais plus réservé sur un point : l’importance que Preve accorde à la géopolitique. Partant du constat, à mon avis, pertinent selon lequel le mouvement ouvrier n’est pas le sujet révolutionnaire qu’avait imaginé le marxisme et partant que la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat ne pouvait donc être considérée sans plus comme le « moteur de l’histoire » chargé de faire advenir un avenir radieux, Preve déplace la « contradiction principale » vers les relations géostratégiques mondiales. Les États-unis, auxquels se sont volontairement soumises les classes dirigeantes européennes, cherchent à imposer la religion du marché et des droits de l’homme au monde entier, mettant en cause le droit international sous le couvert d’interventions dites humanitaires permettant d’imposer à toutes les nations du monde la volonté de la super-puissance. Révolté à juste titre contre l’ignominie des « droits de l’homme » imposés à coups de bombes à uranium appauvri comme sur Belgrade en 1999, Preve me semble en arriver à une sorte de théorie du « super-impérialisme » qui imposerait en contrepoint un soutien inconditionnel à tous les adversaires de Washington quels qu’ils soient. Cette vision simplificatrice – qui n’est pas sans rappeler les conceptions stratégiques du maoïsme – me semble prendre pour agent comptant, quitte à la retourner cul par dessus tête, l’image que la puissance étatsunienne veut donner d’elle-même, alors même que le déclin de l’empire est largement entamé et qu’il se heurte à l’émergence de concurrents capitalistes sérieux.
À cette réserve près, qui nécessiterait une discussion sérieuse que, malheureusement, je ne pourrai plus avoir avec Costanzo, il faut lire cet Éloge du communautarisme, qui est en outre, comme le souligne l’avant-propos du traducteur, Yves Branco, un bel essai de philosophie populaire.

Costanzo Preve Éloge du communautarisme. Aristote – Hegel – Marx. Traduit de l’italien par Yves Branca, Krisis, 2012
1Voir Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme, Armand Colin, 2011

jeudi 30 août 2012

Lasch avec Marx

Un refuge dans ce monde impitoyable

Christopher Lasch, de manière très paradoxale, pourrait être classé dans la rubrique « freudo-marxisme » de l’histoire des idées contemporaines. Qu’il se réfère à Freud et même à une lecture très orthodoxe de Freud, Un refuge dans ce monde impitoyable en témoigne suffisamment, y compris et surtout dans ses polémiques contre les « révisionnistes » à la Fromm – même si on peut penser que Fromm n’est pas seulement cet iréniste décrit par Lasch mais aussi l’auteur d’un essai stimulant sur La passion de détruire[1]. Pour le marxisme, évidemment l’appellation ne convient pas. Lasch est un adversaire constant du « progressisme » et de la philosophie de l’histoire du marxisme orthodoxe. En ce sens d’ailleurs, il rejoint certaines des orientations prises par Adorno et Horkheimer, les principaux représentants de l’école de Francfort. Si on lit attentivement Lasch, on y voit l’attachement constant à une tradition critique qui, bien qu’hostile au marxisme, s’appuie sur la pensée de Marx ou la retrouve par d’autres chemins.
Si Lasch paraît étranger au marxisme, c’est parce qu’il critique radicalement l’abandon par les marxistes et par la gauche en général de ce que l’on pourrait appeler un « point de vue de classe ». Dans La révolte des élites, une charge contre l’idéologie des nouvelles classes moyennes intellectuelles, il s’en prend à ceux qui substituent aux conflits sociaux, à la lutte des classes, les oppositions de race et de sexe. Ainsi « la meilleure façon de comprendre les conflits culturels qui ont bouleversé l’Amérique est d’y voir une forme de guerre des classes »[2]. Ou encore ceci : « L’abandon des vieilles idéologies n’annoncera pas un âge d’or du consensus. Si nous pouvons surmonter les fausses polarisations que suscite aujourd’hui la politique dominée par les questions de sexe et de race, peut-être découvrirons-nous que les divisions réelles restent celles de classes. »[3]
La lecture de ce livre nous donne d’ailleurs des clés précieuses pour comprendre les évolutions politiques et sociales qui ne bouleversent pas seulement l’Amérique mais l’Europe tout entière. Dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991, Lasch démolit l’idéologie du progrès. On dira que cette critique n’a rien de très originale : les critiques de type écologiste (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent encore largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès. Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’autoreprésentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Là encore, une certaine lecture de Marx pourrait nous conduire à la même critique de l’apologie du progrès, à condition qu’on oublie les dogmes de la « croissance des forces productives » et qu’on veuille bien lire avec l’attention qu’elles méritent les pages que Marx a consacrées à la destruction des communautés paysannes lors de la « grande transformation » qui marque la naissance du capitalisme en Angleterre, ou encore aux communautés paysannes russes.
Le lecteur pourrait nous faire remarquer qu’il devient plus difficile de relier Marx et Lasch lorsque l’on traite de la famille. Lues un peu vite, les paroles du Manifeste de 1848 résonnent encore : le communisme n’est-il pas la fin de la « famille bourgeoise » ? « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. » Ou encore « L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n'existe que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique. La famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. » Mais ces déclarations sont loin d’être aussi univoques : « Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écœurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail. Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la  des femmes ! Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. » Marx n’appelle donc pas à la destruction de la famille – un appel qui serait parfaitement ridicule. Il constate que le développement même du mode de production capitaliste détruit la famille en la réduisant à des rapports d’argent et des rapports d’exploitation. On ne trouvera rien de profondément différent dans Un refuge. Le travail de Lasch consiste précisément à montrer que là où féministes, progressistes et libéraux en tous genres voient un progrès de l’émancipation humaine – celle qui nous débarrasse de la vieille famille patriarcale oppressive – s’accomplit en réalité un élargissement de la sphère de domination du mode de production capitaliste. Sa défense de la famille nucléaire refuse d’être assimilée à une politique réactionnaire et il s’agit de comprendre que « la famille constitue une ressource culturelle importante dans la lutte menée par la classe ouvrière pour sa survie. »[4]
La différence fondamentale entre Lasch et Marx ne réside pas dans un désaccord de fond mais dans une différence de position historique. Lorsque Marx annonce la mort de la famille bourgeoise, il n’annonce ni le vagabondage sexuel généralisé, ni l’abolition de la différence des sexes et autres calembredaines post-modernes. Il est persuadé qu’une nouvelle famille, débarrassée des rapports d’argent surgira prochainement avec le communisme dont le triomphe lui semble proche en 1848 ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toutes ces questions sociétales n’occupent chez Marx rigoureusement aucune place (au grand dépit des gauchistes marxistes). Lasch au contraire écrit à une époque où la perspective d’une transformation sociale radicale semble bien éloignée et où, au contraire, c’est la « révolution passive » (Gramsci) qui mine progressivement toutes les bases de l’indépendance et de l’autonomie des individus en détruisant toutes les formes d’organisation sociale et culturelle qui permettent de résister au grand automate qu’est le capital soumettant tout à sa loi.
Ainsi la critique du féminisme opérée par Lasch s’inscrit entièrement dans une problématique marxienne : « Le problème du travail des femmes doit être envisagé à partir d’une perspective plus radicale que tout ce qui a pu émerger du mouvement féministe. » Ce n’est donc pas leur radicalité que Lasch reproche aux féministes et aux courants de la nouvelle gauche, c’est bien plutôt leur manque de radicalité ! Et il précise encore : « Plutôt que de se demander comment les femmes peuvent s’émanciper de la famille, il faudrait se demander comment le travail pourrait être réorganisé – humanisé – de façon à leur permettre d’entrer en compétition avec les hommes sur le terrain économique sans avoir à sacrifier leur famille ou même l’espoir d’en fonder une. »
L’analyse de Lasch est conduite entièrement en posant comme acquises les principales thèses de Marx, telles qu’on peut les lire dans Le Capital. Que la sauvagerie et la violence soient d’abord le fait du monde des affaires, c’est affirmé dès les premières lignes du chapitre I. Et c’est pour cette raison que le discours sur « l’inviolabilité du foyer est une imposture dans un monde dominé par les consortiums géants et les procédés de la publicité. » Ce sont encore les analyses marxiennes que suit Lasch à propos des processus de « socialisation de la reproduction ».
Plus fondamentalement, Lasch se rattache à Marx sur le plan théorique, c’est-à-dire sur le plan des principes de l’analyse des phénomènes sociaux. Citons-en deux exemples. D’une part, il y a, implicitement, la critique de la sociologie de Durkheim comme sociologie holistique, négatrice du conflit social et apologiste de l’État-éducateur – on trouvera une virulente critique de l’État-éducateur chez Marx dans la Critique du programme de Gotha. Dans le prolongement de cette critique de Durkheim, il y a chez Lasch un refus d’analyser la société à partir de forces sociales abstraites et une volonté de replacer au centre de la compréhension des phénomènes sociaux l’action des individus, une position à la fois ontologique et métaphysique qui est cœur de la théorie marxienne[5]. Ainsi Lasch affirme : « aucune innovation sociale n’intervient de façon automatique, mais exige toujours une intervention active de la part de l’homme. Les hommes sont les auteurs de leur propre histoire, bien qu’ils l’écrivent, c’est certain, dans des conditions qu’ils ne choisissent pas avec des résultats parfois opposés à ceux recherchés. » Cette dernière phrase est une paraphrase transparente du début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Lasch rejoint encore Marx sur un autre point, la compréhension des mécanismes de l’idéologie qui obstruent la connaissance réelle des phénomènes sociaux. Ainsi, « les produits de l’activité humaine, et surtout ceux de nature supérieure, par exemple l’ordre social lui-même, prirent l’apparence de quelque chose d’extérieur et de radicalement étranger à l’espèce humaine. » Lasch décrit ensuite les processus d’objectivation du travail dans des termes empruntés directement à l’analyse marxienne. Il conclut, reprenant la célèbre analyse du fétichisme de la marchandise dans la section I du Capital : « les relations entre les hommes, comme l’observait Marx, adoptaient la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. »
Concluons. Lasch fait incontestablement partie de ces auteurs qui se sont mis à l’école de Marx et l’ont prolongé et enrichi. Pour comprendre cela, évidemment, il faut en finir avec les prétentions du marxisme ordinaire et singulièrement de la gauche contemporaine à porter l’héritage de l’auteur du Capital. Sur le plan politique, Lasch contribue à une critique radicale du gauchisme sociétal – celui des années de l’immédiat après 68 – mais aussi du social- actuel, c’est-à-dire de tous ceux qui remplacent la question sociale, celle de la domination et de l’exploitation, par les questions « sociétales ». Lecture salutaire donc, par les temps qui courent.
Le 30 août 2012 – Denis COLLIN
PS: Demandé par "Le Causeur", cet article est finalement refusé par la rédaction, "trop théorique" disent-ils... Peut-être le pluralisme "inscrit dans l'ADN" de cette revue (E. Levy dixit) ne s'étend-il pas jusqu'à la philosophie et à fortiori à Marx. Leçon à méditer.

[1] Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, 1975
[2] La révolte des élites, Climats, 1996, p.32
[3][3] Op. cit. p.122
[4] Cette citation et toutes les suivantes sont extraites de Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée.
[5] Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à nos ouvrages, La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et Lire et comprendre Marx (Armand Colin, 2005-2008)

dimanche 13 décembre 2009

Manifeste pour une philosophie sociale

Un livre de Franck Fischbach


Existe-t-il une philosophie sociale comme il existe une philosophie politique, une philosophie  ou une philosophie des sciences ? Un colloque universitaire, tenu début décembre 2009 à l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble, a tenté de répondre à cette question. Parmi les co-organisateurs de ce colloque, Franck Fischbach, dont le Manifeste pour une philosophie sociale, paru en septembre, définissait en quelque sorte la problématique générale.
Le livre de Franck Fischbach est un manifeste. À la fois un acte de combat et un texte fondateur. Un acte de combat pour faire exister dans notre pays une philosophie qui revienne à la pensée de la « question sociale », et pour nous débarrasser de la soupe aigre et tiédasse de la « philosophie politique » à la Luc Ferry et ses discours creux sur « l’État de droit ». Un texte fondateur, car il s’agit 1° de montrer l’existence de fait d’une philosophie sociale reconnue comme dans d’autres pays comme l’Allemagne – avec, pour ne parler que nos contemporains stricts, la figure d’Axel Honneth, par exemple ; 2° de fonder la légitimité de cette entreprise ; et 3° d’en définir l’objet et les finalités.
Pour comprendre ce qu’est la philosophie sociale, on peut commencer par la distinguer de cette proche parente qui a envahi tout le territoire au cours des dernières décennies, la philosophie politique. Alors que la philosophie politique moderne part « d’un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et libre, conscient de son intérêt propre », « Il en va tout autrement dans la philosophie sociale : en lieu et place d’un individu rationnel et isolé, elle part d’un individu rationnellement constitué et compris comme étant d’abord et avant tout un être naturel, c’est-à-dire un être de besoins. » (p.50) C’est pourquoi la philosophie sociale est radicalement opposée à « l’hypothèse d’un Moi détaché de tout contexte » – comme dans la fiction du voile d’ignorance rawlsien et Fischbach précise: « pour le dire dans les termes typiques d’une opposition entre les Anciens et les Modernes, la philosophie sociale se range clairement du côté de l’idée ancienne selon laquelle les individus découvrent leurs fins dans la société où ils vivent et elle s’oppose à l’idée moderne selon laquelle les individus choisissent leurs fins indépendamment de tout contexte. » (p.160)
L’orientation philosophique que défend Fischbach est, bien sûr, insérée dans une conjoncture intellectuelle précise. Fischbach pointe du doigt ces « petits maîtres » ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990: « après s’être engouffrés dans l’abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant “nouveaux philosophes” dont l’aventure se termine maintenant dans le cynisme d’une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d’œuvre. » (p.8) Mais cette période est « close », au moins sous la forme de la « philosophie politique dépolitisante » (p.11) qu’elle a prise en France. Contre le normativisme abstrait d’un Ferry qui se demande « qu’est-ce qu’une vie réussie », Fischbach affirme que la question propre à la philosophie sociale est « qu’est-ce qu’une vie mutilée ou aliénée ? » (p.14)
Très paradoxalement, la philosophie sociale est inconnue en France comme discipline partie prenante de la philosophie alors que c’est en France que le terme a été inventé, pendant la révolution française (à Paris, Moses Dobruska publie anonymement en 1793, un ouvrage intitulé Philosophie sociale. Dédiée au peuple français) et c’est en France, notamment à travers le saint-simonisme et son héritage comtien que la philosophie sociale a connu ses premiers développements notoires. Pourtant à la fin du XIXe siècle, c’est la sociologie durkheimienne qui va occuper tout le champ de la philosophie sociale. En Allemagne, au contraire, la sociologie (Simmel, Tönnies, Weber) s’est imposée sans rupture avec la philosophie, bien au contraire et c’est en Allemagne que la philosophie sociale sera la plus vivante et la mieux reconnue institutionnellement avec l’Institut pour la recherche sociale de Francfort, dont les illustres fondateurs sont Adorno et Horkheimer et qui continue de vivre aujourd’hui avec Axel Honneth.
Le livre de Fischbach tente de déterminer la place propre de la philosophie sociale qui n’est ni purement normative comme la philosophie politique contemporaine (Rawls) ni réductible à la sociologie. Des catégories propres à la philosophie sociale, comme celle d’aliénation ou de réification sont des catégories philosophiques – elles sont impensables sans référence à une certaine conception du bien et de la recherche de l’accomplissement humain – mais elles irriguent les sciences sociales qui les utilisent à leur tour pour saisir ce qui s’offre sur le terrain de l’enquête.
La philosophie sociale se sépare de la philosophie politique moderne par ce rapport particulier au concept de la vie bonne : « la philosophie politique classique ayant abandonné la réflexion sur les institutions politiques en tant que conditions d’une vie bonne et accomplie, au profit de la réflexion sur les conditions d’un ordre stable et légitime, le terrain se trouvait dégagé pour une démarche de philosophie sociale qui reprenne cette interrogation à son compte, c’est-à-dire qui reprenne à son compte la question du Salut, mais sous la forme désormais sécularisée des conditions d’une vie bonne et accomplie » (p. 42). Néanmoins cette opposition entre une philosophie sociale héritière d’une tradition « aristotélicienne » et la philosophie politique moderne ne doit pas être considérée de manière trop schématique. Spinoza apparaît ainsi comme une exception dans la philosophie moderne, lui qui « aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l’angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la puissance d’agir collective » (p.43).
Si la philosophie sociale naît quand la question du « social » est posée par le développement historique, elle n’est pas une thérapeutique pour calmer les maux sociaux et proposer des remèdes qui rendent acceptable l’ordre existant. Fischbach souligne à maintes reprises combien elle est fondamentalement une philosophie critique qui considère que le point de vue des opprimés ou des plus défavorisés est le seul point de vue pertinent pour analyser adéquatement la totalité sociale. Beaucoup d’autres points mériteraient d’être soulignés : les rapports paradoxaux d’une philosophie sociale « révolutionnaire » avec la pensée « réactionnaire » d’un Bonald et de tous ces courants intellectuels qui voient la société comme une totalité organique ; l’existence d’une philosophie sociale « réformiste » qui se pense essentiellement comme une pédagogie (dont Fischbach analyse quelques exemples français comme celui de Célestin Bouglé) ; la question de l’auto-réflexion de la philosophie sociale (dans la lignée de ce que propose Habermas dans Connaissance et intérêt); etc. Ces quelques thèmes illustrent la richesse des pistes ouvertes par ce livre relativement bref, mais tout à la fois dense et écrit avec la plus grande clarté.

Franck FischbachManifeste pour une philosophie sociale, La Découverte, 2006, 164 pages, 16€


lundi 12 mai 2008

Social-sadisme ou comment Sade saisit l'essence du capitalisme

Sade a sans doute saisi l’essence du capitalisme qui n'était encore qu'à l'état naissant.  Ce petit discours du financier qui accable la pauvre Justine après qu’elle a repoussé les avances d’un curé libidineux , en dit long ... et ressemble à s'y méprendre aux prêches de nombre de politiciens dits "libéraux" ou de certains économistes ayant pignon sur rue...
« Ah ! monsieur, avec de pareils principes, il faut donc que l'infortuné périsse !
    - Qu'importe ! Il y a plus d'individus qu'il ne faut dans le monde ; pourvu que la machine ait toujours la meure élasticité, que fait à l'État le plus ou le moins de bras qui la pressent ?
    - Mais croyez-vous que des enfants respectent leur père quand ils en sont maltraités ?
    - Que fait à un père l'amour des enfants qui le gênent !
    - Il vaudrait donc mieux qu'on nous eût étouffés dès le berceau ?
    - Assurément. C'est l'usage dans beaucoup de pays ; c'était la coutume des Grecs ; c'est celle des Chinois. Là, les enfants malheureux s'exposent ou se mettent à mort. A quoi bon laisser vivre des créatures comme vous, qui, ne pouvant plus compter sur les secours de leurs parents, ou parce qu'ils en sont privés ou parce qu'ils n'en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu'à surcharger l'État d'une denrée dont il regorge ? Les bâtards, les orphelins, les enfants mal constitués, devraient être condamnés à la mort dès leur naissance. Les premiers et les seconds, parce que, n'ayant plus personne qui veuille ou qui puisse prendre soin d'eux, ils souillent la société d'une lie qui ne peut que lui devenir funeste un jour ; et les troisièmes, parce qu'ils ne peuvent lui être d'aucune utilité. L'une et l'autre de ces classes sont à la société comme ces excroissances de chair, qui, se nourrissent du suc des membres sains, les dégradent et les affaiblissent ; ou, si vous l'aimez mieux, comme ces végétaux parasites, qui, se liant aux bonnes plantes, les détériorent et les rongent en s'adaptant leur substance nourricière. Abus criants que ces aumônes destinées à alimenter une telle écume... que ces maisons richement dotées, qu'on a l'extravagance de leur bâtir, comme si l'espèce des hommes était tellement rare... tellement précieuse, qu'il en fallût conserver jusqu'à la plus vile portion ; comme s'il n'y avait pas plus d'hommes, en un mot, qu'il n'en faut sur le globe, et comme s'il n'était pas plus nécessaire à la politique et à la nature, de détruire que de conserver. »
(Justine ou les infortunes de la vertu)


dimanche 10 juin 2007

De la nature humaine et de la raison

A propos du livre de Jacques Généreux, La Dissociété

Jacques GénéreuxLa Dissociété, Seuil, 2006, 450 pages.
Économiste, professeur à Sciences Po., militant socialiste dans la gauche du PS, partisan du « Non au TCE » en 2005 qui n’a pas hésité à mouiller sa chemise pour expliquer et convaincre dans la campagne du référendum, Jacques Généreux mérite bien son nom ! La Dissociété est à la fois un réquisitoire contre l’idéologie dominante qu’on qualifie trop hâtivement de « libérale » ou de « néolibérale » et un cri d’alarme contre une transformation anthropologique qu’il voit à l’œuvre dans l’évolution actuelle du mode de production capitaliste, une mutation qui fait basculer « les sociétés développées dans l’inhumanité de “dissociétés” peuplées d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres. » (28) Il appelle à une « bataille culturelle » contre les « idées mortifères » qui fondent une « société » qui n’en est plus une, une société faite uniquement d’individus libres de tout lien avec leurs semblables, rivaux les uns des autres et finalement en guerre permanente. Face à cette « maladie sociale générative », Jacques Généreux veut contribuer à une prise de conscience politique, mais aussi morale : les liens sont plus importants que les biens, répète-t-il, et faute de la comprendre, nous allons droit à la catastrophe tant sociale qu’écologique. C’est pourquoi il faut « réveiller les citoyens » : « Il est temps de mettre chacun devant sa responsabilité. Pas la responsabilité individuelle des néolibéraux qui n’engage qu’à s’occuper de soi. Non, la vraie responsabilité, celle que doivent assumer les millions d’individus qui, dans une société humaine, attendent que d’autres s’en préoccupent. Le leader politique qui entreprend de lutter contre la dissociété doit commencer par déranger ses concitoyens, par les bousculer même. » (440)
Ne serait-ce que pour les trois premiers chapitres (« Crise du politique et crise sociale », « Du pacte social à la guerre économique », « De la guerre économique à la guerre incivile »), il faut lire et faire lire le livre de Jacques Généreux qui constitue un antidote aux discours fatalistes, écrit clairement et avec un souci constant de pédagogie. En contrepoint, il esquisse une conception de l’homme avec laquelle on peut être largement d’accord, une conception pourrait-on dire d’inspiration aristotélicienne : l’homme est un animal social, il n’existe que par ses liens sociaux et la conception néolibérale ou libériste qui fait des individus des sortes de « monades » ou d’atomes n’ayant avec les autres que des liens extérieurs est une pure absurdité… ne serait-ce que parce qu’aucun homme ne s’est fait lui-même : il est sorti du ventre d’une femme qui avait préalablement rencontré un autre homme ! Et cet enfant n’est devenu un homme (et c’est vrai même pour un « self made man ») que parce que des adultes ont pris soin de lui pendant un temps suffisant. Pour autant, Jacques Généreux ne se fait pas l’apologiste des sociétés « holistes ». L’affirmation de l’individu dans la philosophie libérale classique est considérée comme un progrès. Mais c’est parce que ses liens ses multiplient et s’élargissent que l’individu peut se penser comme un individu libre.
Où les problèmes commencent c’est lorsque Jacques Généreux cherche le fondement de la « maladie sociale dégénérative » contemporaine. Les chapitres 6 et 7 consacrés aux « fondements de la culture néolibérale et de la dissociété » portent sur « La nature humaine » (chap. 6) et « la nature de la société » (chap. 7). En étant peut-être un peu schématique, on peut dire que Jacques Généreux fait naître la « dissociété » de la conception moderne de l’individu dont il découvre les quatre fauteurs, Descartes, Hobbes, Rousseau et Marx. Pour parler franchement, en s’aventurant sur le terrain philosophique, Jacques Généreux accumule les contresens et affaiblit dangereusement le sens et la portée d’un livre qui aurait finalement fort bien pu se passer de ces deux chapitres centraux. Cédant à la mode de l’histoire des idées qui permet de résumer en quelques paragraphes des pensées philosophiques complexes pour faire entrer tout cela dans le lit de Procuste d’une thèse très unilatérale, Jacques Généraux visiblement ignore les problématiques des ces auteurs pour ne conserver que quelques thèses privées de chair et leur fait même parfois dire le contraire de que, pourtant, ils disent explicitement.
Commençons par Descartes. C’est le cogito qui est le grand coupable. « Avec la dénégation cartésienne de toute vérité hors du “je” pensant, ce n’est pas seulement le sens antique de la vie qui est perdu, c’est aussi le lieu concret de la vie, son territoire, son habitat : le monde dans lequel nous vivons avec et grâce aux autres. » (205) En déliant l’individu du monde, le rationalisme cartésien fait naître « l’atome humain ». Sans être spécialiste de Descartes, il me semble qu’il y a dans ces affirmations une méconnaissance assez étonnante du sens de l’entreprise cartésienne. Descartes ne veut pas construire une théorie de l’homme (une anthropologie) ni une psychologie – d’ailleurs quand il le fait, c’est-à-dire dans les Passions de l’âme, c’est d’une manière si subtile qu’il balaye d’un seul coup tous ces « cartésianismes » schématiques sur la séparation du corps et de l’âme, de l’âme et du monde, etc. L’objet premier de la pensée cartésienne est de rendre possible la recherche de la vérité et de la rendre compatible avec la foi chrétienne. Mais cela ne donne aucune conception « atomiste » de l’être humain. Que la psychologie des individus se forme et n’existe que dans le rapport avec les autres et dans ces contacts innombrables qui forment la trame de notre existence, Descartes n’a pas songé une minute à le nier. Du reste, c’est très largement en s’appuyant sur une lecture critique de Descartes que Spinoza construit une théorie de l’homme comme être social. En vérité, ni Descartes, ni Spinoza, ni leur grand héritier Hegel, ne conçoivent la pensée (la « chose pensante ») comme « ma pensée », ma pensée à moi individu unique et séparé de tous les individus. Chez Descartes, « ma pensée » est constituée de toutes sortes d’idées dont quelques-unes ne peuvent avoir été mises en moi que par Dieu et, par voie de conséquence, je les partage nécessairement avec les autres, puisque les autres « moi » ne sont pas des substances pensantes séparées de ma « substance pensante ». Et les  autres viennent de mon rapport au monde et aux autres hommes en vertu de l’union de l’âme et du corps. Ignorer l’arrière-plan stoïcien de Descartes (or, le stoïcisme est en son fond une pensée de la communauté humaine !) et sa polémique silencieuse contre Montaigne, c’est se condamner à méconnaître Descartes, à lui chercher une mauvaise querelle en l’enrôlant dans une armée qui n’est pas la sienne. Je crains du reste que Jacques Généreux ne fasse à Descartes non pas le reproche de méconnaître la nature sociale de l’être humain, mais plutôt d’avoir été le fourrier du matérialisme et du rationalisme du siècle suivant. Chez Descartes, la conception atomistique de l’être dominerait « les prémisses de la pensée moderne au point qu’on la retrouve chez des auteurs matérialistes qui ne partagent en rien la métaphysique et le théisme de Descartes, partagent en revanche son rationalisme et sa vision mécaniste de l’univers. » (205/206) Tout se passe comme si la véritable cible de Jacques Généreux n’était pas la « conception atomistique » de l’être humain mais plus généralement la philosophie matérialiste et rationaliste, celle des Lumières, coupables de tous les maux.
Venons-en à Hobbes. Il est clair que le néolibéralisme emprunte beaucoup aux thèses de Hobbes, notamment celles qui sont exposées dans les chapitres XIII à XVII du Léviathan. Des hommes naturellement hostiles les uns aux autres n’acceptent de transférer leur liberté à un pouvoir souverain que dans le but de préserver leur vie et leur capacité de s’enrichir et de vivre confortablement de leur activité. Si les individus consentent ainsi à restreindre leur liberté d’agir comme ils l’entendent, c’est parce qu’ils ont rationnellement calculé que c’était là leur intérêt bien compris. Cela étant posé, il faut éviter de tomber dans des lectures trop schématiques de Hobbes. Le «  » de Hobbes est un  qui, au fond, ne croit pas aux vertus de la liberté individuelle ni à l’autonomie des individus. Hobbes, à dire vrai, est surtout préoccupé de rechercher un mode de légitimation de l’État qui permettent d’échapper à la guerre civile. Mais il sait bien que les individus réels ne sont pas ou pas seulement des égoïstes calculateurs. C’est pourquoi la part la plus importante du Léviathan est consacrée aux questions religieuses.
Passons à Rousseau. Jacques Généreux le situe, lui aussi, aux sources de la « dissociété ». Il note à juste titre que Rousseau n’est souvent pas si éloigné de Hobbes qu’on pourrait le croire ou que Rousseau lui-même l’affirme. Mais Jacques Généreux ne prend encore ici de Rousseau que ce qui s’inscrit dans sa thèse, une version simplifiée du Discours sur l’origine de l’inégalité alors que si on prend l’ensemble de l’œuvre de Rousseau et qu’on veut bien lui prêter un minimum de cohérence, la vision qu’en donne Jacques Généreux ne va plus du tout. Selon lui, en effet Rousseau présente un homme bon à l’état de nature que la société pervertit. Mais Jacques Généreux qui doit bien connaître tout cela aurait pu remarquer que « l’histoire » rousseauiste dans ce Discours est tout simplement la reprise de l’histoire biblique. L’homme seul (il avait une compagne tout de même) vivait heureux dans le jardin d’Eden jusqu’à ce qu’il en soit chassé pour vivre par ses propres moyens dans la société des hommes. C’est donc la tradition juive et chrétienne qui fait de l’homme social historique un être méchant. Ce n’est pas une invention de Rousseau ni de la modernité. Mais Rousseau ne s’en tient pas là. Le Contrat Social formule une autre vision du passage de l’état de nature à l’état civil, qu’il suffit de rappeler pour faire justice des accusations lancées contre un Rousseau défenseur du bon sauvage. Voici ce que dit, par exemple, le livre I, chap. VIII, du Contrat Social : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »
Y a-t-il ou non contradiction entre le second Discours et le Contrat Social ? Quelle conception de l’histoire est sous-jacente ? Tout cela demanderait d’emprunter à nouveau des chemins déjà largement battus et rebattus. Sans aucun doute, il y aurait beaucoup à dire et à critiquer dans la philosophie politique de Rousseau, mais le traitement de choc que lui fait subir Jacques Généreux le rend proprement méconnaissable.
Le plus mal traité, cependant, de nos auteurs est Marx. Jacques Généreux lui prête la thèse soi-disant rousseauiste d’un homme naturellement bon perverti par la vie sociale. C’est franchement aberrant. Il n’y a pas trace d’une telle thèse chez Marx qui définit continuellement l’homme comme être social, aussi bien dans les textes de jeunesse (« l’individu est l’ensemble de ses relations sociales » affirme L’Idéologie Allemande) que les écrits de la maturité (Le Capital reprend explicitement la formulation d’Aristote du zoon politikon). Peut-être peut-on reprocher à Marx de trop croire en la possibilité d’une émancipation des individus ; c’est l’analyse de fait Costanzo Preve dans son Marx inattuale. Mais il n’a jamais soutenu une ontologie atomistique de l’être humain. On peut certainement rapprocher sur certains points Marx des libéraux, mais alors c’est plutôt des libéraux classiques comme Smith, pour lesquels, au demeurant, Jacques Généreux manifeste une visible sympathie. On peut également, et à juste titre mettre en cause la dimension utopique d’une partie de la pensée de Marx – c’est ce que j’ai commencé de faire depuis un certain temps et que j’ai développé dans mon Comprendre Marx (A.Colin, 2006). Mais l’analyse critique de la pensée de Marx n’a rien à voir avec ce travestissement et cet amalgame incroyable qu’on trouve dans les chapitres 6 et 7 de La dissociété. Hobbes, Rousseau et Marx mis dans la même barque pour l’enfer du néolibéralisme contemporain, trop, c’est trop !
En vérité, si Jacques Généreux s’égare, c’est parce qu’il croit que c’est chez les philosophes qu’on peut trouver les origines des malheurs du temps. Il y a trois décennies, les « nouveaux philosophes » faisaient naître le stalinisme chez les « maîtres penseurs » de la philosophie allemande. Mme Kriegel y avait rajouté Descartes (encore lui !) dans L’État et les esclaves et dans sa Philosophie de la République. Depuis belle lurette, Rousseau est cité régulièrement parmi les inspirateurs du « Petit Père des peuples ». Aujourd’hui Jacques Généreux prend les mêmes pour en faire les « maîtres penseurs » du néolibéralisme, lequel néolibéralisme s’est imposé … vouant aux gémonies ces « maîtres penseurs » ! Jacques Généreux fait du néolibéralisme « le fils naturel de la pensée moderne » mais il ne veut pas pour autant renoncer au progrès. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on pourrait aussi prouver que la « pensée moderne » est la fille naturelle du christianisme ! Augustin qui genuit Descartes qui genuitMarx qui genuit
En vérité, la domination du capital n’a que faire des philosophes et des philosophies. Un Hobbes est un homme dangereux pour les idéologues du CAC 40 car il révèle le secret du mode de production capitaliste en train de prendre son essor. C’est pourquoi l’idéologie dominante pique à droite et à gauche, mais surtout n’a aucun besoin d’une anthropologie. Il suffit de voir comment un Sarkozy (et son porte-plume Guaino) peut dire une chose et son contraire dans le même discours pour comprendre ce qu’est l’idéologie et en quoi elle n’a que de lointains rapports avec une pensée rationnelle comme celle de Hobbes, de Locke (curieusement absent de l’analyse de Généreux), de Hegel ou de Marx.
Encore fois, ces chapitres sont un peu désespérants parce que les idées fondamentales soutenues dans La dissociété méritent bien mieux que cet excursus philosophique raté. La critique de l’homo oeconomicus, de l’individu menant une « existence séparée » a été faite depuis longtemps dans la philosophie politique contemporaine républicaniste. On pourrait ici citer Michael Sandel, Michael Walzer – ou ma critique serrée de Nozick dans Morale et justice sociale (Le Seuil, 2001). On pourrait également aller voir du côté de  dans une tradition qualifiée par toujours à juste titre de « communautariste ». C’est plutôt de ce côté-là que se situe Jacques Généreux. La confrontation d’une vision chrétienne de la communauté humaine avec la tradition socialiste laïque et plus individualiste peut être enrichissante. Mais il faut la traiter avec tout le sérieux philosophique nécessaire. C’est-à-dire en renonçant à ces généalogies toujours périlleuses.
Denis Collin
Le 10 juin 2007

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...