La technique se présente de prime abord comme un pur moyen, parfaitement neutre, indifférent aux usages qui en peuvent être faits. Un couteau de boucher est fort utile pour découper le bœuf, mais il peut aussi être utilisé pour de mauvaises fins, comme trucider son voisin ou l’amant de sa femme. Ce qui peut passer pour les outils isolés, que l’on manie à la main ne convient plus dès que les objets techniques deviennent plus nombreux et plus spécialisés. Des premiers bifaces aux produits « high tech » d’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un perfectionnement des outils, une démultiplication de la puissance et de l’efficacité des moyens, il y a un changement radical de rapport au monde, au point que la technique de simple moyen devient une fin. Unie à la science, la technique, devenue technoscience, loin de rendre l’homme comme seigneur et maître, le domestique, le domine et l’aliène.
Marx a analysé avec précision le passage de l’outil à la machine
automatique et la transformation des rapports sociaux que cela induit. Entre la
manufacture — qui réunit des ouvriers-artisans sous la direction d’un
capitaliste unique, et l’usine fondée sur l’entrainement des machines par une
source d’énergie unique, on passe de subsomption formelle à la subsomption
réelle du travail sous le capital. Cette transformation aboutit à ceci :
ce n’est plus l’outil qui prolonge la puissance de l’homme, c’est l’homme qui
devient le serviteur de la machine. Tout cela n’est pas uniformément vrai. Le conducteur
de la moissonneuse-batteuse est à lui seul cent ou mille faucheurs et batteurs,
il dirige cet engin formidable et la puissance de la machine est sa propre
puissance. Il en va de même pour le conducteur de pelleteuse ou de bulldozer. Mais
pour fabriquer ces machineries il a fallu réduire des dizaines de milliers de
travailleurs au rôle « d’opérateurs », c’est-à-dire de serviteurs des machines,
mettant leur habileté et leur intelligence sous le commandement de la machine, c’est-à-dire
du capital en tant que travail mort. Sur les effets de cette organisation du
travail sous la conduite des machines, on pourra lire Simone Weil, une des rares
philosophes ayant parlé du travail en connaissance de cause…
Que la technique ne soit pas un simple moyen, on la voit
encore dans le développement tentaculaire du système technique mondial. La technique
forme un système dont chaque élément est étroitement dépendant de tous les
autres. L’utilisateur d’un ordinateur peut se croire le possesseur d’un outil
qui prolonge sa main et son cerveau, mais il est tout autant possédé par le
système global dont il n’est qu’un maillon. Il faut lire le livre
de Caselli, En attendant les robots, essai sur le travail du clic
qui donne une bonne idée de cet enrôlement des usagers dans le système technologique
mondial coordonné via Internet.
Croire que la technique est encore un moyen entre les mains
de l’homme est une illusion à laquelle nous cédons d’autant plus facilement que
ces objets nous fascinent tant ils concentrent d’intelligence en si peu de
place. « Small is beautiful » proclamait Ernst Schumacher dans un livre
fameux au début des années 1970. Son slogan a trouvé une réalisation qu’il
n’avait pas prévue. Mais il n’y a en vérité rien de « petit » ni de très beau
dans le système informatique mondial qui est devenu un des plus gros consommateurs
d’électricité, appuyé sur un réseau colossal de câbles sous-marins et de satellites.
On commence à bien saisir la finalité de cette machinerie : développement d’un
contrôle total des humains par les machines : « portefeuille »
électronique réunissant toutes nos données administratives et sanitaires,
contrôle des déplacements (ce fut la grand test du « passe sanitaire »),
remplacement des activités humaines par des procédures automatisées,
destruction des communautés de travail au profit de « communautés virtuelles »
(metaver). Le « global reset » défendu par le forum de Davos est déjà largement
entamé. Une autre humanité devra naître de ce processus, une humanité radicalement
inhumaine.
La critique radicale de la technique comme système de
domination doit être reprise et développée. C’est une question de vie ou de
mort.
Le 12 juillet 2022
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