Ces idées de simple bon sens, très largement partagées, sont pourtant loin d’aller de soi. Admettons que connaître, c’est connaître les causes — un principe sur lequel la plupart des philosophes s’accordent — il reste encore à déterminer la cause de cette volonté. Celui qui fait le mal, on dira qu’il a voulu le mal. Et pourquoi donc a-t-il voulu le mal ? Parce qu’il est méchant ! La belle réponse ! Elle semble tout droit sortie d’une pièce de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce qu’il a une vertu dormitive… apprend-on dans Le Malade imaginaire et Sganarelle, Le médecin malgré lui découvre que la fille de Géronte est muette, car elle « a perdu la parole », en raison d’un « empêchement de l’action de la langue »…
En effet, il existe plusieurs bonnes raisons de mettre en cause le dogme de la morale ordinaire. Et ces raisons sont amplement développées dans toute la tradition philosophique. La plus ancienne, à la fois la mieux connue et la plus mal comprise, est la thèse prêtée à Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Cette thèse apparaît sous plusieurs formes dans les dialogues de Platon. Dans le Protagoras, commentant un poème de Simonide, Socrate affirme : « Je suis en effet pour mon compte bien près de croire qu’il n’y a pas un seul sage à juger qu’il y ait un seul homme qui commette des fautes de son plein gré et qui de son plein gré réalise des actes mauvais et laids. » (345d-e). Dans le Menon (77b-78a), Socrate interroge Menon sur un point très précis : peut-on désirer des choses mauvaises, sachant qu’elles sont mauvaises ? Et, après avoir montré qu’on ne peut désirer des choses mauvaises qu’en croyant qu’elles sont bonnes, Socrate conclut : « nul ne peut vouloir les choses mauvaises, s’il est vrai qu’il ne veuille pas être dans la peine et malheureux. Être dans la peine, qu’est-ce d’autre en effet, sinon désirer les choses mauvaises et les avoir à soi. » Dans le Gorgias, on retrouve la même idée formulée différemment. Lors de la discussion avec Polos, Socrate montre que l’homme injuste est le plus malheureux des hommes. Et s’il est injuste, c’est parce qu’il ignore son vrai bien : « le plus grand des maux » : c’est l’erreur (puisque nul n’est méchant volontairement !). Et « il n’y a rien de si mauvais pour un homme que d’avoir une opinion fausse sur les sujets [la justice] dont nous nous trouvons parler en ce moment » (458 b).[1]
Dans la même veine, mais d’une manière assez différente, Spinoza soutient lui aussi que les individus ne peuvent vouloir le mal. Mais pour une raison qu’il s’agit de bien comprendre. Les hommes ne sont naturellement ni bons ni méchants — puisque le bien et le mal ne sont pas des notions objectives, mais des manières d’imaginer propres aux hommes. Le bon et le mauvais caractérisent les objets de nos désirs et de nos répulsions et nous ne désirons pas les choses que nous jugeons bonnes, dit en substance Spinoza, mais nous nommons bonnes celles que nous désirons. Personne ne désire le mal. Chacun nomme « mal » ce qu’il craint ou ce qui lui fait horreur. Les affects viennent en premier. Nous le savons si bien que l’éducation des enfants contient une part de dressage consistant à détourner les enfants de ce qu’ils désirent spontanément, ainsi l’apprentissage de la propreté ou la formation du goût.
Il y a cependant une manière rationnelle de concevoir le bon et le mauvais, et par là le bien et le mal, celle qui consiste à comprendre ce qu’est l’utile propre des individus et par là de la communauté. Ce qui est bon pour tous l’est pour chacun. Le bien de tous, le « bien commun » est critère assez sage pour juger des actions des uns et des autres. Encore faut-il connaître en quoi réside ce bien véritable ! Les hommes, en effet, ne se rendent pas facilement à la force des arguments rationnels et la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une passion. C’est pourquoi si souvent, nous sommes comme Médée, nous voyons le meilleur et l’approuvons et faisons le pire. Le pire des péchés est l’erreur de jugement, dit Platon, mais Spinoza essaie de comprendre les mécanismes de la physique affective, qui expliquent pourquoi non seulement nous sommes souvent incapables d’un jugement juste, mais aussi pourquoi, même ayant à notre disposition ce jugement correct, nous ne sommes tout aussi souvent dans l’incapacité de lui donner une réelle force agissante.
Quoi qu’il en soit, donc, en suivant tant Socrate et Platon que Spinoza, nous sommes amenés à admettre que « nul n’est méchant volontairement » et que finalement le plus méchant des méchants est encore plus bête et plus faible que méchant. C’est finalement ce que Socrate rétorque à Polos : Archélaos le tyran qui a l’air très heureux de faire le mal est en réalité le plus malheureux des hommes. Affirmation très paradoxale qui rend sceptique Polos…
Cette thèse est difficile à accepter parce qu’elle semble priver l’homme de toute responsabilité dans ses actes et ainsi conduirait à excuser ceux qui font le mal. Pour Aristote, il n’est pas possible de tenir pour entièrement vrai que nul n’est méchant de son plein gré. En effet, on ne peut « nier que l’homme soit le point de départ de ses actions et leur auteur, exactement comme il est l’auteur de ses enfants. Or si cela n’est visiblement pas niable, autrement dit si nous ne pouvons faire remonter nos actes à d’autres points de départ que ceux qu’on trouve en nous, alors les forfaits qui ont en nous leur point de départ sont, eux aussi, des choses qui dépendent de nous et ils sont consentis. » (Éthique à Nicomaque, 1113 b)[2]
Aristote situe bien le problème là où il s’articule, c’est-à-dire dans la question de la causalité : l’homme est-il oui ou non cause de ses actes et que veut dire être cause de ses actes. Mais il n’élabore pas pour autant une théorie qui permettrait de clairement montrer que l’homme est la cause de ses actes (en somme qu’il est cause sui generis). Il se contente d’invoquer l’usage universel, tant privé que public. Les législateurs « châtient en effet et punissent tous ceux qui font du mal dès lors que ceux-ci n’ont pas été victimes d’une violence ou d’une ignorance dont ils ne seraient pas eux-mêmes responsables. En revanche les auteurs de belles actions, ils les honorent. Ainsi veulent-ils inciter les seconds à faire obstacle aux premiers. Pourtant ce qui n’est pas en notre pouvoir ni susceptible d’être fait de plein gré, nul n’incite à l’exécuter comme il serait totalement inopérant de vouloir nous dissuader d’avoir chaud. » (ibid.)
Si on suit le raisonnement d’Aristote, dès lors que l’on admet que nul ne fait le mal volontairement, les châtiments comme les récompenses deviendraient totalement inutiles. C’est l’argument classique qui impute au déterminisme la conséquence que l’on devrait renoncer à châtier les criminels. Or Spinoza répond très clairement sur ce point (cf. Lettre LXXVIII à Oldenburg) : « Un cheval en effet est excusable d’être un cheval et non un homme : mais néanmoins il doit être cheval et non pas homme. Celui qui devient enragé par la morsure d’un chien est excusable, mais on a pourtant le droit de l’étrangler. Et celui, enfin, qui ne peut gouverner ses désirs ni les maitriser par la peur des lois est certes justifiable en raison de sa faiblesse, mais il ne peut cependant pas jouir de la tranquillité de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu et il périt nécessairement. » On a donc ici deux propositions : 1) le méchant est malheureux, même si on peut expliquer sa méchanceté, et 2) la société a le droit (et le devoir) de se défendre contre les méchants. Par la crainte du châtiment et l’espérance de récompenses, le corps social agit sur les sentiments des individus et les contraint à bien agir quand bien même leurs désirs les pousseraient à faire le mal. Pour reprendre la comparaison d’Aristote, la crainte du châtiment ne dissuade personne pas d’avoir chaud, mais dissuade de se mettre nu en public au mépris des règles de la pudeur.
Autrement dit, l’argumentation juridique d’Aristote ne permet pas de réfuter l’idée que nul n’est méchant volontairement. C’est sans doute pour cette raison qu’Aristote la trouve en partie vraie. Ajoutons que s’il y a un « mal radical » en l’homme, ou si on dit comme Machiavel que « tous les hommes sont méchants et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion »[3], on convient du même coup qu’ils ne sont pas méchants volontairement, mais par nature ! Machiavel, du reste, ne s’en tient pas à ces affirmations de misanthrope. D’une part, il y a une cause à cette méchanceté humaine, une cause très humaine et qui peut aussi être la source des meilleures qualités : « la nature a créé les hommes de telle façon qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent tout obtenir. »[4] C’est donc bien du côté du désir qu’il faut se tourner pour chercher les causes de la méchanceté… autant que de la bonté ». Une fois de plus, nous devons méditer les pensées du « très pénétrant Florentin », ainsi que le nomme Spinoza. Ajoutons que, pour Machiavel, il s’agit de considérer à titre de principe purement hypothétique que les hommes sont méchants quand on se propose de déterminer quelle est la meilleure constitution politique possible, mais non de considérer qu’ils sont méchants dans l’absolu. En effet une constitution politique sera la plus robuste si elle est conçue « pour un peuple de démons », mais cela n’implique pas que tous les peuples soient des peuples de démons !
En conclusion, on peut
donc parfaitement construire une morale solide sans être obligé d’avoir recours
à une mystérieuse volonté de faire le bien ou le mal, à ce libre arbitre cher à Augustin et à Descartes. Spinoza a sans doute
raison quand il nie qu’il y ait une volonté distincte de l’entendement :
nous ne pouvons être dits causes de nos actes que lorsque nos actions découlent
de notre nature, c’est-à-dire lorsqu’elles correspondent à notre « utile propre ». La raison dicte notre morale, même si nous ne sommes pas toujours raisonnables et même si nous errons soumis à nos affects. Suivre la droite raison est notre véritable liberté - vouloir que deux et deux ne fassent pas quatre n'est pas une liberté.
En attendant d’avoir résolu toutes ces questions de métaphysique, la nécessité de « la force de la morale »[5] reste entière. Indépendamment des discussions métaphysiques que nous venons d'aborder, reste l'impératif d'une morale suffisamment forte pour que la majorité des individus respectent les «bonnes mœurs», c'est-à-dire une morale commune, objective, indépendante des convictions personnelles de chacun sur les grandes questions métaphysiques. Si tout est permis, en effet, la vie sociale devient impossible et le pire des régimes, celui de la tyrannie, devient le plus probable. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », dit Goya dans une gravure fameuse. Il ne tient qu’à nous de la réveiller.
Le 13 juillet 2022
[1] Le Protagoras et le Menon sont cites d’après la traduction de Léon Robin (Œuvres de Platon dans l’édition de la Pléiade). Le Gorgias est cité d’après la traduction de M. Canto, GF Flammarion.
[2] Cité d’après la traduction de Richard Bodeüs, édition GF Flammarion.
[3] Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 3
[4] Machiavel, Discours…, I, 37
[5] Voir Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N
Merci pour ce texte qui soulève bien la question du bien et du mal, mais également du libre arbitre.
RépondreSupprimerSi l'on sort du domaine philosophique, il est intéressant de s'arrêter sur les connaissances récentes en neuroscience.
Les neurosciences remettent aujourd'hui en cause le libre arbitre, car elles ont mis en exergue que l'action est une réponse qui survient avant même que la conscience ait été activée. Le libre arbitre serait dons une illusion. Ce qui explique d'ailleurs que dans des situations semblables, nous répétions des actes que nous jugeons après coup comme des erreurs. En réalité, nos actes ne sont pas définis par la conscience, mais par une réponse conforme à celui préalablement exécuté dans une situation similaire. Ce sont nos apprentissages successifs qui enclenchent la réponse et non la conscience de la situation. Nous ne pouvons censurer nos actes qu'à postériori de leur exécution.
Il n'y aurait pas d'homme bon ou mauvais, mais des hommes à l'apprentissage adapté ou inadapté (à ses attentes, celles des autres ou celles de la société).
C'est l'éducation (au sens le plus large) qui fait l'homme bon ou mauvais.
Comment dès lors sanctionner un acte socialement réprouvé ? Sans doute en « éduquant » mieux la personne. La peine des travaux d'intérêt général semble s'inscrire dans cette voie.