Voici une pensée de Pascal :
47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)
On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est
dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons
et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais
satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient
vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations
incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition
du temps. On me dira que la mort n’abolit
que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps »,
dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps
que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la
conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance,
deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible :
dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être
serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond
atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans
rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous
par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes
de l’époque.
Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous
ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le
temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et
les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi
peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré
dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le
second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du
mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs,
nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous
regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper
n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de
même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme :
prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre
du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.
Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons
pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire
comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent
de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans
telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que
le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer
le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote
et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) :
les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même
si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons,
pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.
Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos
engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et
si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent
nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce
qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes
sont la manifestation de notre puissance d’exister.
Le 1er juillet 2022
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire