vendredi 14 février 2020

Quelques notes sur la première section du livre I du Capital de Marx


La « redoutable » première section

Tout le chapitre I est consacré à l’analyse de la marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1)       La richesse dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection de marchandises »
2)       La marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va suivre.
Ce point de départ repose lui-même sur une illusion : le fait que la marchandise apparaisse comme la forme élémentaire de la richesse ne fait pas d’elle cette richesse elle-même. En effet Marx ne cessera de dénoncer cette identification de la richesse à la masse des marchandises, puisque la richesse sociale comprend aussi des biens naturels (l’eau, l’air, le soleil, la nature) et humains qui n’ont aucune valeur et n’en constituent pas moins une richesse réelle. Cette remarque est extrêmement importante et comprend déjà en elle-même toute la critique de l’économie politique et du « matérialisme économiste » auquel on associe souvent le « marxisme ».
On ne commence pas par la marchandise pour des raisons généalogiques : en gros, on aurait d’abord la production marchande, puis la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on pourrait penser que cet ordre-là est, globalement l’ordre historique : il y a des échanges marchands avant l’introduction de la monnaie et la généralisation de l’usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n’est pas un manuel d’histoire qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la propriété capitaliste – il y a cependant des indications historiques importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue « accumulation initiale ».
La généalogie du capital est une généalogie logique, à partir du développement des concepts – c’est pourquoi elle peut paraître décalquer la logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier n’est pas la marchandise que s’échangeaient les Grecs sur l’agora, mais la marchandise développée, telle qu’elle existe dans le mode de production capitaliste. Il suffit de lire les premières lignes pour le comprendre : « La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui satisfait grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces besoins qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination ne change rien à l’affaire. Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour comme moyen de production. » (39-40)
Pour qu’on puisse parler du besoin en général, indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment même de l’utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli un travail d’abstraction considérable. Il faut que la production soit maintenant entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne viendrait pas à l’idée d’Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le besoin en chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de ses élèves. Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au contraire, dans le monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible satisfont également des besoins, même si la dernière satisfait des besoins spirituels et la première des besoins en spiritueux. Notons aussi que les besoins ne se résument pas aux besoins vitaux, à ce minimum vital qui détermine le prix du travail dans l’économie de Ricardo et encore moins à cette « loi d’airain » de Lassalle qu’on retrouvera sous la forme d’une théorie de la paupérisation absolue, d’une théorie misérabiliste à mille lieues de la pensée de Marx.
Mais une marchandise n’est pas simplement une chose utile pour la satisfaction des besoins. Les chasseurs-cueilleurs ignorent la marchandise ! La marchandise se présente sous deux aspects, dit Marx, « selon sa qualité et selon sa quantité ». Ici commence la danse des catégories ! Qualité et quantité : voilà qui ouvre la voie à la compréhension de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange et ensuite à l’émergence de la « forme-valeur ».
L’utilité des choses, la multiplicité possible de leurs usages et les différentes unités de mesure sont des actes historiques. L’utilité d’une chose est sa « valeur intrinsèque » : elle ne dépend que des qualités de la chose elle-même. C’est la valeur d’usage : « La valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. Les valeurs d’usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur … d’échange. » (40-41)
Le contenu matériel de la richesse est la valeur d’usage : c’est très exactement l’objet premier de la bonne gestion de la maisonnée (« économique ») qui pourvoit tous les membres de cette maisonnée en biens d’usage dont la valeur réside dans leur capacité à satisfaire des besoins. Mais une valeur d’usage n’est pas nécessairement une valeur d’échange : elle ne l’est que dans la « forme sociale » spécifique qui est l’objet de l’étude du chapitre I. Elle pourrait très bien ne pas l’être et alors elle échapperait à la « science économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de l’économie politique née véritablement au xviie siècle). Dans les interstices de la société dominée par le mode de production capitaliste, restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de richesses n’est pas une production marchande, mais seulement une production de valeurs d’usage : la production domestique (cuisine familiale, jardin, bricolage), les systèmes d’entraide informels ou non, toute la partie socialisée de la production. La production y est certes insérée dans le marché puisque les moyens de production sont généralement achetés comme marchandises et payés en monnaie, mais on ne produit pas des marchandises.
La marchandise est donc caractérisée cette dualité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Elle est « bifide » : en tant que valeur d’échange, elle n’a aucune valeur d’usage et inversement. Les deux formes s’opposent mais restent liées, bien que la valeur d’échange apparaisse indépendante de la valeur d’usage. « La valeur d’échange ne peut être, en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale » d’un contenu dissociable d’elle. » (41)
La « forme phénoménale », la surface de l’échange, là où se rencontrent nos échangistes, manifeste une substance non visible. Il y a donc une « économie exotérique » et un fondement ésotérique de l’économie. La formule n’est pas exacte, mais elle indique une piste. Les économistes après Marx lui reprocheront justement cette métaphysique de la valeur, prétextant que ce qui est objet de science est seulement ce qui est observable, c’est-à-dire l’échange entre une quantité déterminée de marchandise A et une quantité déterminée de marchandise B, tout le reste n’étant que « philosophie » ! Mais ces reproches manquent ce qui est l’objet propre de l’analyse de Marx : comprendre comment se forment ses catégories mentales à l’aide desquelles les hommes, à un certain stade du développement socio-historique, appréhendent leurs propres relations sociales. Au sens le plus strict, la première section du livre I du Capital est donc bien une phénoménologie des formes de la conscience sociale en général et des catégories « économiques » en particulier. Le très étrange « matérialisme » de Marx part ainsi de l’analyse des formes de la conscience.
Le problème initial est le suivant : comment deux marchandises qui par nature semblent incommensurables peuvent-elles se rapporter l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles entrer dans un rapport déterminé ? Marx donne une analogie : pour comparer deux triangles quelconques, on peut les ramener à leur surface (b x h/2) laquelle n’a rien à voir avec la forme de nos triangles. « De la même façon, il faut réduire les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose de commun dont elles représentent une quantité plus ou moins grande. » (42) Qu’est-ce donc que ce quelque chose de commun ?
1)       Ce ne peut être une propriété naturelle (les propriétés naturelles ne concernent la marchandise qu’en tant que valeur d’usage)
2)       Il n’y a qu’une « chose » commune à toutes les marchandises, c’est d’être des produits du travail humain.
Ce qui n’est pas le produit du travail humain, ce qui est immédiatement à portée de tous est une richesse, mais non une marchandise. Ce peut être une richesse naturelle (l’air, le climat, les paysages, l’eau – jadis !) ou une richesse sociale (les biens publics).
Mais en tant que valeur d’échange, la marchandise comme produit du travail humain a perdu aussi la particularité du travail qui l’a produite. Le quintal de blé est produit par le paysan et l’habit par les ouvriers de l’usine de confection. Mais en tant qu’ils s’échangent selon des quantités déterminées, est refoulée la sueur du laboureur aussi bien que le bruit des machines à coudre. La valeur d’usage est dans le corps des marchandises et c’est de ce corps qu’on fait abstraction maintenant : le monde de l’économie politique n’est donc pas le monde matériel des choses, de l’épaisseur du réel, c’est le monde des abstractions ; les purs esprits (la valeur d’échange séparée de son corps) y sont chez eux.
La marchandise en tant que valeur d’échange est le produit du travail humain abstrait. L’échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction : cela veut dire qu’on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait abstraction, justement, c’est-à-dire ce qui en fait une chose singulière. Ce qui dit Marx est alors très décisif : « Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine. » (43)
En s’intéressant à la valeur d’échange, en en faisant son objet, l’économie politique s’occupe donc d’une objectivité fantomatique et réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore de « cristallisation ». Ici, s’opère un passage conceptuel délicat. Dans la première forme, la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur d’usage et valeur d’échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d’usage, parle de valeur tout court. C’est bien la même chose, mais c’est une autre forme. La valeur, c’est « du travail humain abstrait objectivé ». Et une marchandise n’a de valeur qu’en tant que du travail humain est objectivé en elle. Vient ensuite la question : comment est mesuré le quantum de valeur ? La réponse est immédiate : « Par le quantum de substance constitutive de valeur qu’elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail elle-même se mesure à sa durée dans le temps, et le temps de travail possède à son tour des étalons, en l’espèce de certaines fractions du temps : l’heure, la journée, etc. » (43)

Le fétichisme

Il faudrait suivre en détail le développement des formes de la marchandises pour parvenir à le genèse de l’argent, forme adéquate de la valeur. Mais nous laissons le lecteur suivre ce chemin ardu. Nous passons au noyau dur de l’analyse marxienne. Marx soulève directement la question : « À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces propriétés. » (81)
On prend effectivement les marchandises pour des choses, sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ». Cela n’est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur d’usage, comme un produit de l’activité humaine produit du travail concret, particulier, qui s’inscrit dans le métabolisme de l’homme et la nature. Cependant : « Mais dès lors qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. » (ibid.) Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait.  Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux, les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce qu’on veut n’est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n’est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d’usage, qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail nécessaire. « Dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d’une façon ou d’une autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale. » (82)
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme marchandise elle-même. Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales. (82-83)
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective. S’il y avait une « économie marxiste », elle partirait de cette réalité objective. Or, Marx part lui de la genèse de cette réalité objective, c’est-à-dire des processus de constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le résultat d’un quiproquo !
Marx est sur la voie qu’empruntera la phénoménologie : les objets sont constitués à partir d’une opération qui donne à la conscience l’objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de l’activité propre de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de Hegel qu’il était. Mais ce qui l’intéresse, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles : « Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. » (ibid.)
Dans la forme-marchandise, il n’y aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « fantasmagorique », mais c’est cette fantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croient les partisans du marxisme, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Mais en général les hommes en restent à l’attitude et prennent la forme phénoménale pour la réalité ultime. Pour comprendre cela, Marx focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux » : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
Le monde de l’économie est un monde fantasmagorique. Ce caractère fantasmagorique de la marchandise, Marx le nomme fétichisme (83). La première section du Capital apparaît comme une analyse des apparences et des formes de conscience engendrées par l’échange marchand. Au centre de cette analyse nous trouvons la théorie du fétichisme qui trouve son complément dans la théorie de la réification comme forme spécifique de l’aliénation capitaliste.
Marx organise son analyse autour du « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui ne peut que saisir les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Le concept de fétichisme avait été proposé par Charles de Brosses entre les années 1756 et 1760 pour définir toute « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses douées d’une vertu divine ». 
Quel est donc le secret de la valeur ? Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus ; si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandises, cela provient d’une triple métamorphose :
[1] L’identité des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. [2] La mesure de la dépense de la forme de travail humaine par sa durée prend la forme de grandeur de valeur des produits du travail. [3] Enfin les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail. (82)
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le caractère social des travaux ne se manifeste qu’à travers l’échange : chaque producteur produit pour le marché – il produit pour satisfaire ses besoins en produisant pour satisfaire les besoins d’un autre. L’intrication de ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le marché s’organise et s’articule la division du travail et l’ensemble réalise une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa ½ tonne de fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d’obtenir par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de tous. Déjà Hegel, lecteur de Smith, avait bien mis tout cela en évidence. Et tout cela était déjà chez Aristote.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la division du travail au sein d’un atelier, cette coopération n’est pas visible puisque chacun n’entre en contact avec les autres que par l’intermédiaire des choses à échanger, ou, plus exactement par l’intermédiaire de l’équivalent général, c’est-à-dire l’argent. Si le producteur de fer rencontrait le producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l’échange apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l’échange par l’intermédiaire de « l’argent monnayé », comme on disait à l’âge classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
Ainsi : « Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ; elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre les objets. » (82-83)
D’où cette conclusion : la conscience sociale spontanée, celle de tous les acteurs, précisément en tant qu’ils sont des acteurs du processus de production et d’échange est une conscience tronquée, mutilée, une conscience qui fait apparaître comme extérieure aux individus leur propre activité. C’est donc bien une conscience aliénée. Mais encore une fois, cela ne vient pas du « bourrage de crâne » des spécialistes « bourgeois » en idéologie dominante, ce n’est parce que les chroniqueurs de la pensée unique occupent les ondes radio et télé, c’est tout simplement parce que c’est la réalité elle-même des rapports sociaux dans la société capitaliste, mais aussi dans une société non capitaliste qui conserverait les rapports marchands et continuerait de se soumettre à la loi de la valeur.
Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peut former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle ». Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective. Pourquoi prend-on le monde de l’économie pour la véritable base ? Marx trouve  une analogie puisée dans l’anthropologie religieuse : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
C’est bien ce rapport fétichiste que naturellement adoptent les individus dès lors qu’ils deviennent des acteurs du « monde économique », c’est-à-dire du monde fantasmagorique dans lequel se déguise la production sociale des conditions de la vie.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...