La « redoutable » première section
Tout le chapitre I est consacré à l’analyse de la
marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi
commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1)
La richesse dans les sociétés dominées par le
mode de production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection
de marchandises »
2)
La marchandise est la « cellule » de
la société bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va
suivre.
Ce point de départ repose lui-même sur une illusion :
le fait que la marchandise apparaisse comme la forme élémentaire de la richesse
ne fait pas d’elle cette richesse elle-même. En effet Marx ne cessera de
dénoncer cette identification de la richesse à la masse des marchandises, puisque
la richesse sociale comprend aussi des biens naturels (l’eau, l’air, le soleil,
la nature) et humains qui n’ont aucune valeur et n’en constituent pas moins une
richesse réelle. Cette remarque est extrêmement importante et comprend déjà en
elle-même toute la critique de l’économie politique et du « matérialisme
économiste » auquel on associe souvent le « marxisme ».
On ne commence pas par la marchandise pour des raisons
généalogiques : en gros, on aurait d’abord la production marchande, puis
la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on pourrait
penser que cet ordre-là est, globalement l’ordre historique : il y a des
échanges marchands avant l’introduction de la monnaie et la généralisation de
l’usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n’est pas un manuel d’histoire
qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la
propriété capitaliste – il y a cependant des indications historiques
importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue « accumulation
initiale ».
La généalogie du capital est une généalogie logique, à
partir du développement des concepts – c’est pourquoi elle peut paraître
décalquer la logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier
n’est pas la marchandise que s’échangeaient les Grecs sur l’agora, mais la
marchandise développée, telle qu’elle existe dans le mode de production
capitaliste. Il suffit de lire les premières lignes pour le comprendre : « La
marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui satisfait grâce à ses
qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces
besoins qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination ne change rien à
l’affaire. Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question
satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de
subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour comme
moyen de production. » (39-40)
Pour qu’on puisse parler du besoin en général,
indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment
même de l’utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli un
travail d’abstraction considérable. Il faut que la production soit maintenant
entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne viendrait pas à
l’idée d’Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le besoin en
chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de ses élèves.
Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au contraire, dans le
monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible satisfont également des
besoins, même si la dernière satisfait des besoins spirituels et la première
des besoins en spiritueux. Notons aussi que les besoins ne se résument pas aux
besoins vitaux, à ce minimum vital qui détermine le prix du travail dans
l’économie de Ricardo et encore moins à cette « loi d’airain » de
Lassalle qu’on retrouvera sous la forme d’une théorie de la paupérisation
absolue, d’une théorie misérabiliste à mille lieues de la pensée de Marx.
Mais une marchandise n’est pas simplement une chose utile
pour la satisfaction des besoins. Les chasseurs-cueilleurs ignorent la
marchandise ! La marchandise se présente sous deux aspects, dit Marx,
« selon sa qualité et selon sa quantité ». Ici commence la danse des
catégories ! Qualité et quantité : voilà qui ouvre la voie à la
compréhension de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange et
ensuite à l’émergence de la « forme-valeur ».
L’utilité des choses, la multiplicité possible de leurs
usages et les différentes unités de mesure sont des actes historiques.
L’utilité d’une chose est sa « valeur intrinsèque » : elle ne
dépend que des qualités de la chose elle-même. C’est la valeur d’usage :
« La valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. Les
valeurs d’usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit
par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner,
elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur …
d’échange. » (40-41)
Le contenu matériel de la richesse est la valeur
d’usage : c’est très exactement l’objet premier de la bonne gestion de la
maisonnée (« économique ») qui pourvoit tous les membres de cette
maisonnée en biens d’usage dont la valeur réside dans leur capacité à
satisfaire des besoins. Mais une valeur d’usage n’est pas nécessairement une
valeur d’échange : elle ne l’est que dans la « forme sociale »
spécifique qui est l’objet de l’étude du chapitre I. Elle pourrait très
bien ne pas l’être et alors elle échapperait à la « science
économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de
l’économie politique née véritablement au xviie
siècle). Dans les interstices de la société dominée par le mode de production
capitaliste, restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de
richesses n’est pas une production marchande, mais seulement une production de
valeurs d’usage : la production domestique (cuisine familiale, jardin,
bricolage), les systèmes d’entraide informels ou non, toute la partie
socialisée de la production. La production y est certes insérée dans le marché
puisque les moyens de production sont généralement achetés comme marchandises
et payés en monnaie, mais on ne produit pas des marchandises.
La marchandise est donc caractérisée cette dualité de la
valeur d’usage et de la valeur d’échange. Elle est « bifide » :
en tant que valeur d’échange, elle n’a aucune valeur d’usage et inversement.
Les deux formes s’opposent mais restent liées, bien que la valeur d’échange
apparaisse indépendante de la valeur d’usage. « La valeur d’échange ne
peut être, en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme
phénoménale » d’un contenu dissociable d’elle. » (41)
La « forme phénoménale », la surface de l’échange,
là où se rencontrent nos échangistes, manifeste une substance non visible. Il y
a donc une « économie exotérique » et un fondement ésotérique de
l’économie. La formule n’est pas exacte, mais elle indique une piste. Les
économistes après Marx lui reprocheront justement cette métaphysique de la
valeur, prétextant que ce qui est objet de science est seulement ce qui est
observable, c’est-à-dire l’échange entre une quantité déterminée de marchandise
A et une quantité déterminée de marchandise B, tout le reste n’étant que
« philosophie » ! Mais ces reproches manquent ce qui est l’objet
propre de l’analyse de Marx : comprendre comment se forment ses catégories
mentales à l’aide desquelles les hommes, à un certain stade du développement
socio-historique, appréhendent leurs propres relations sociales. Au sens le
plus strict, la première section du livre I du Capital est donc bien une
phénoménologie des formes de la conscience sociale en général et des catégories
« économiques » en particulier. Le très étrange
« matérialisme » de Marx part ainsi de l’analyse des formes de la
conscience.
Le problème initial est le suivant : comment deux
marchandises qui par nature semblent incommensurables peuvent-elles se
rapporter l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles entrer dans un rapport
déterminé ? Marx donne une analogie : pour comparer deux triangles
quelconques, on peut les ramener à leur surface (b x h/2) laquelle n’a rien à
voir avec la forme de nos triangles. « De la même façon, il faut réduire
les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose de commun dont elles
représentent une quantité plus ou moins grande. » (42) Qu’est-ce donc que
ce quelque chose de commun ?
1)
Ce ne peut être une propriété naturelle (les
propriétés naturelles ne concernent la marchandise qu’en tant que valeur
d’usage)
2)
Il n’y a qu’une « chose » commune à
toutes les marchandises, c’est d’être des produits du travail humain.
Ce qui n’est pas le produit du travail humain, ce qui est
immédiatement à portée de tous est une richesse, mais non une marchandise. Ce
peut être une richesse naturelle (l’air, le climat, les paysages, l’eau –
jadis !) ou une richesse sociale (les biens publics).
Mais en tant que valeur d’échange, la marchandise comme
produit du travail humain a perdu aussi la particularité du travail qui l’a
produite. Le quintal de blé est produit par le paysan et l’habit par les
ouvriers de l’usine de confection. Mais en tant qu’ils s’échangent selon des
quantités déterminées, est refoulée la sueur du laboureur aussi bien que le
bruit des machines à coudre. La valeur d’usage est dans le corps des
marchandises et c’est de ce corps qu’on fait abstraction maintenant : le
monde de l’économie politique n’est donc pas le monde matériel des choses, de
l’épaisseur du réel, c’est le monde des abstractions ; les purs esprits
(la valeur d’échange séparée de son corps) y sont chez eux.
La marchandise en tant que valeur d’échange est le produit
du travail humain abstrait. L’échange marchand est donc une abstraction du
travail humain. Abstraction : cela veut dire qu’on lui a retiré quelque
chose, ce quelque chose dont on fait abstraction, justement, c’est-à-dire ce
qui en fait une chose singulière. Ce qui dit Marx est alors très décisif :
« Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en
subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une
simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force
de travail humaine. » (43)
En s’intéressant à la valeur d’échange, en en faisant son
objet, l’économie politique s’occupe donc d’une objectivité fantomatique et
réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx
parle encore de « cristallisation ». Ici, s’opère un passage
conceptuel délicat. Dans la première forme, la marchandise se dédouble et elle
apparaît comme valeur d’usage et valeur d’échange ; ensuite Marx, quand il
étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d’usage, parle de valeur
tout court. C’est bien la même chose, mais c’est une autre forme. La valeur,
c’est « du travail humain abstrait objectivé ». Et une marchandise
n’a de valeur qu’en tant que du travail humain est objectivé en elle. Vient
ensuite la question : comment est mesuré le quantum de valeur ? La
réponse est immédiate : « Par le quantum de substance constitutive de
valeur qu’elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail
elle-même se mesure à sa durée dans le temps, et le temps de travail possède à
son tour des étalons, en l’espèce de certaines fractions du temps :
l’heure, la journée, etc. » (43)
Le fétichisme
Il faudrait suivre en détail le développement des formes de
la marchandises pour parvenir à le genèse de l’argent, forme adéquate de la
valeur. Mais nous laissons le lecteur suivre ce chemin ardu. Nous passons au
noyau dur de l’analyse marxienne. Marx soulève directement la question :
« À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se
comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose très embrouillée,
pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est
valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère
du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du
point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces
propriétés. » (81)
On prend effectivement les marchandises pour des choses,
sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont
des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible
ordinaire ». Cela n’est vrai que tant que la marchandise est conçue
uniquement comme valeur d’usage, comme un produit de l’activité humaine produit
du travail concret, particulier, qui s’inscrit dans le métabolisme de l’homme et
la nature. Cependant : « Mais dès lors qu’elle entre en scène comme
marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. » (ibid.)
Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les
termes ! Enfin, pas tout à fait.
Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois
sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux, les
sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui
doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi
elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni
graphique, ni tout ce qu’on veut n’est pas un langage ! Un État sans
bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n’est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la
marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d’usage,
qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx
fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du
temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent,
cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum
le temps de travail nécessaire. « Dès lors que les hommes travaillent les
uns pour les autres d’une façon ou d’une autre, leur travail acquiert lui aussi
une forme sociale. » (82)
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme
marchandise elle-même. Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise
consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des
caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des
produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses
posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport
social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors
d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du
travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des
choses sociales. (82-83)
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de
l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la
détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là
réalité première, la seule réalité objective. S’il y avait une « économie
marxiste », elle partirait de cette réalité objective. Or, Marx part lui
de la genèse de cette réalité objective, c’est-à-dire des processus de
constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette
objectivité est en fait le résultat d’un quiproquo !
Marx est sur la voie qu’empruntera la phénoménologie :
les objets sont constitués à partir d’une opération qui donne à la conscience
l’objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de
l’activité propre de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui caractérise
fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de
Hegel qu’il était. Mais ce qui l’intéresse, c’est la spécificité des modes sous
lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles : « Tandis
que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont
rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en
résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui
prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. » (ibid.)
Dans la forme-marchandise, il n’y aucun rapport entre la
nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la
vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le
sujet perçoit comme étant l’essence de la chose. Or il n’en est rien dans le
monde de l’économie. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un
monde « fantasmagorique », mais c’est cette fantasmagorie à laquelle
les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense
accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une
économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire
une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui
la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle »
pour comprendre les processus historiques, comme le croient les partisans du
marxisme, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base
matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base
matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus
vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est
matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste
leur puissance personnelle, subjective.
Mais en général les hommes en restent à l’attitude et
prennent la forme phénoménale pour la réalité ultime. Pour comprendre cela, Marx
focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux » :
« Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des
figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes
avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand
des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui
adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises
et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
Le monde de l’économie est un monde fantasmagorique. Ce
caractère fantasmagorique de la marchandise, Marx le nomme fétichisme (83). La
première section du Capital apparaît
comme une analyse des apparences et des formes de conscience engendrées par
l’échange marchand. Au centre de cette analyse nous trouvons la théorie du
fétichisme qui trouve son complément dans la théorie de la réification comme
forme spécifique de l’aliénation capitaliste.
Marx organise son analyse autour du « caractère fétiche
de la marchandise et son secret ». Donc pour comprendre les formes que
prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode
traditionnelle des sciences de la nature (qui ne peut que saisir les rapports
entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science,
dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Le concept de fétichisme
avait été proposé par Charles de Brosses entre les années 1756 et 1760 pour définir
toute « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des
animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses
douées d’une vertu divine ».
Quel est donc le secret de la valeur ? Ce secret est
dans la transformation que subissent les rapports entre les individus ; si
les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique »
dès qu’ils se transforment en marchandises, cela provient d’une triple
métamorphose :
[1] L’identité des travaux humains prend la forme matérielle
de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. [2] La mesure de
la dépense de la forme de travail humaine par sa durée prend la forme de
grandeur de valeur des produits du travail. [3] Enfin les rapports des
producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs
travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail.
(82)
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le
caractère social des travaux ne se manifeste qu’à travers l’échange :
chaque producteur produit pour le marché – il produit pour satisfaire ses
besoins en produisant pour satisfaire les besoins d’un autre. L’intrication de
ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers
le marché s’organise et s’articule la division du travail et l’ensemble réalise
une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa ½ tonne de
fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d’obtenir
par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a
produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines
à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de
tous. Déjà Hegel, lecteur de Smith, avait bien mis tout cela en évidence. Et
tout cela était déjà chez Aristote.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la
division du travail au sein d’un atelier, cette coopération n’est pas visible
puisque chacun n’entre en contact avec les autres que par l’intermédiaire des
choses à échanger, ou, plus exactement par l’intermédiaire de l’équivalent
général, c’est-à-dire l’argent. Si le producteur de fer rencontrait le
producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l’échange
apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l’échange
par l’intermédiaire de « l’argent monnayé », comme on disait à l’âge
classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports
sociaux.
Ainsi : « Ce qu’il y a de mystérieux dans la
forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes
l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères
objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que
ces choses posséderaient par nature ; elle leur renvoie ainsi l’image du
rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social
existant en dehors d’eux, entre les objets. » (82-83)
D’où cette conclusion : la conscience sociale
spontanée, celle de tous les acteurs, précisément en tant qu’ils sont des
acteurs du processus de production et d’échange est une conscience tronquée,
mutilée, une conscience qui fait apparaître comme extérieure aux individus leur
propre activité. C’est donc bien une conscience aliénée. Mais encore une
fois, cela ne vient pas du « bourrage de crâne » des spécialistes
« bourgeois » en idéologie dominante, ce n’est parce que les
chroniqueurs de la pensée unique occupent les ondes radio et télé, c’est tout
simplement parce que c’est la réalité elle-même des rapports sociaux dans la
société capitaliste, mais aussi dans une société non capitaliste qui
conserverait les rapports marchands et continuerait de se soumettre à la loi de
la valeur.
Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie
que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une
critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la
circulation du capital) ne peut former une « base matérielle » pour
comprendre les processus historiques, à moins de considérer une fantasmagorie
comme une « base matérielle ». Il y a bien une base matérielle :
c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent
entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que
parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance
personnelle, subjective. Pourquoi prend-on le monde de l’économie pour la
véritable base ? Marx trouve une
analogie puisée dans l’anthropologie religieuse : « Dans ce monde-là,
les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une
vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les
humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main
humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du
travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est
inséparable de la production marchande. » (83)
C’est bien ce rapport fétichiste que naturellement adoptent
les individus dès lors qu’ils deviennent des acteurs du « monde
économique », c’est-à-dire du monde fantasmagorique dans lequel se déguise
la production sociale des conditions de la vie.
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