samedi 25 janvier 2020

Sagesse païenne, à propos de livre de Thibault Isabel


Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur, éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité d’une chose appelée « sagesse païenne » ?  Quel point commun entre Confucius et Épicure ? Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques » étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris. Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel. Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste : si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là, qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie, le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps.  Il dépend de nous de profiter sans excès pénible ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il faut chercher à concilier.  Ce qui, soit dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée » du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se manifeste, chacun selon sa propre complexion.

Denis Collin, le 23 janvier 2020.  




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