Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui
vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur,
éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité
d’une chose appelée « sagesse païenne » ? Quel point commun entre Confucius et Épicure ?
Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza
qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault
Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin
des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire
savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de
sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente
de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un
syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se
tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du
judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression
des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui
dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est
Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph
Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault
Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il
le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une
grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques »
étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen
Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais
dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le
propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur
du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration
grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire
une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris.
Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la
philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel.
Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit
à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste :
si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en
tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là,
qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de
la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux
jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le
temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au
relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions
valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous
dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie,
le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons
en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela
mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je
ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au
bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie
éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous
promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de
tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens
ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce
qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et
de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps. Il dépend de nous de profiter sans excès pénible
ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la
nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit
vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies
intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans
les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer
de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre
époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits
d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous
les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement
que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il
faut chercher à concilier. Ce qui, soit
dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les
rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une
réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est
double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des
vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il
faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les
remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault
Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle
ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas
certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault
Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment
son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois
de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée »
du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement
un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est
moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure
au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux
éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons
trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à
la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno
et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration
du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que
je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en
Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge
axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se
manifeste, chacun selon sa propre complexion.
Denis Collin, le 23 janvier 2020.
Intéressant!
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