Le titre du livre de Vanessa Springora, Le consentement,
est à la fois ironique (l’homme mûr a mis dans son lit une jeune fille « consentante »)
et inquiet. Inquiet parce que le récit de Mme Springora nous confronte à la question
épineuse du consentement, non pas seulement du consentement des jeunes filles,
mais du consentement en général. Évidemment, que les exploits de Gabriel
Matzneff aient pu passer pour de la littérature pendant si longtemps, c’est
déjà inquiétant. Il écrit si bien, disait-on ! Comme si ce qu’il écrivait
était de la fiction, lui qui confessait son goût pour ce « troisième sexe »
formé par les garçons et les filles entre dix et quinze ans… Matzneff s’était
vanté sans que cela choquât l’honorable société des gens de lettres d’avoir
sodomisé des garçons de 10 ou 11 ans lors d’un voyage dans quelque contrée
asiatique spécialiste du tourisme sexuel. Voilà pour la partie visible de
l’affaire, pour ce qui a fini par constituer, à juste titre, un scandale. Mais si
l’on s’en tient là, tout cela sera inutile. Ce dont il s’agit au fond, c’est de
mettre à nu, sans esquive et sans faux-fuyant tout ce qui se cache dans la « société
du consentement » et pas seulement du consentement dans les choses sexuelles.
Le consentement, c’est d’abord et avant tout ce qui conclut
un contrat. Si les deux parties ont consenti, le contrat est valide. Les
partisans de la « morale minimale » font du consentement l’ultima ratio
de la morale. L’État n’a rien à dire à propos quelque chose qui se passe entre
personnes privées consentantes. Rien à dire, par exemple, contre les pires
pratiques sadomasochistes dès lors qu’il s’agit d’adultes consentants. Dans son
livre, L’individu qui vient, Dany Robert Dufour rappelait cette histoire
passablement glauque de deux notables faisant subir à l’épouse de l’un d’entre eux
les pires avanies avant de poster sur internet la vidéo de leurs exploits. Le
mari avait été condamné par la justice belge pour « coups et blessures ». L’affaire
alla jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui considéra qu’il
s’agissait de la vie privée et de « l’autonomie personnelle » des individus en
question. Par conséquent, la Cour conclut que « le droit pénal ne peut en
principe intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties, qui
relèvent du libre arbitre des individus », sauf « des raisons particulièrement
graves », ici en l’espèce réunies, puisque l'épouse demandait sans succès
l’arrêt des blessures qui lui étaient infligées et était ainsi privée du moyen
d’arrêter « une escalade de violence ». Ce n’est que dans la mesure où, dans
cette affaire, l’auteur des blessures a continué malgré la demande de la
masochiste, que la Cour estime que la condamnation du sadique par le juge pénal
belge est justifiée. Autrement dit, le consentement n’a aucune espèce de limite
dès lors qu’il reste dans le domaine privé. La « morale par agrément » défendue
notamment par David Gauthier est une morale des contrats, conforme à la philosophie
politique dominante chez les Anglo-saxons, une philosophie qui se retrouve à
tous les étages du système juridique – voir notamment le rôle majeur que joue
le pratique américaine des transactions (le plea bargaining) dans la
procédure judicaire.
Que le consentement soit la condition minimale des accords,
c’est suffisamment évident pour qu’il soit inutile de développer plus. Les relations
sexuelles non consenties s’appellent « viol » et un don non consenti s’appelle
un vol. Mais une condition nécessaire n’est pas une condition suffisante !
Que je dise « oui » (c’est le « performatif » du consentement) ne rend pas pour
autant légal et encore moins juste l’acte auquel j’ai dit « oui ». Schématiquement,
on peut définir trois dimensions du consentement qui vont venir compliquer sérieusement
la tâche des minimalistes moraux.
Tout d’abord qui peut consentir ?
Tout individu est un sujet de droit, titulaire de droits
inaliénables, mais tout individu n’est pas toujours en mesure d’exercer tous ses
droits et pour cette raison d’ailleurs la loi se doit de défendre les droits de
celui qui ne peut pas les défendre lui-même. Le consentement des enfants est
loin d’être une affaire simple. On se passe du consentement des enfants pour
les envoyer à l’école, mais qu’ils aient consenti à suivre un monsieur qui leur
offre des bonbons à la sortie de l’école ne fait pas du détournement de mineurs
un acte légal ! La loi fixe des âges auquel l’enfant entre graduellement
dans le monde des adultes, dans le monde où il peut à la fois décider et être
rendu responsable. Il y a, en France, une justice spéciale des mineurs. On peut
infliger des sanctions pénales à un jeune entre 13 et 18 ans. Avant 18 ans,
toutefois, le jeune prévenu bénéficie de l’excuse de minorité, excuse qui peut
néanmoins être levée sur décision motivée du juge. Remarquons aussi, dans un
autre ordre d’idées, qu’à partir de l’âge de 13 ans les enfants mineurs peuvent
décider eux-mêmes chez lequel de leurs parents ils habiteront, en cas de divorce.
En matière sexuelle, la majorité est fixée à 15 ans, mais il
n’y a pas d’âge minimum pour dire si une relation est consentante ou pas. Qu’un
adulte ait des relations avec un mineur de moins de 15 ans est une violation de
la loi, mais pas forcément un viol. Tous ces points sont en discussion aujourd’hui.
Dans le cas Matzneff, l’écrivain était coupable de relations sexuelles avec mineure
de moins de quinze ans, mais non coupable de viol sur la personne de Vanessa
Springora. Vouloir confondre les deux, comme l’idée en est avancée par M. Macron,
qui propose de présumer le non-consentement en-dessous de quinze ans, semble
très contestable puisque l’on confond alors des choses très différentes et
cette confusion rejaillirait immanquablement sur l’ensemble du Code pénal. Donc
que Vanessa Springera ait été « consentante » ne suffit pas à disculper
Matzneff, mais cela n’en fait pas un violeur. Le problème est ailleurs et en confondant
les deux, comme le font les partisans de la présomption de non-consentement, on
évite de poser ce problème plus grave !
Notons également que le consentement de certains majeurs
peut être, lui aussi, sans valeur : les vieillards séniles ou les déments ne
peuvent consentir. Par exemple, profiter de la faiblesse ou de la sénilité d’une
personne pour extorquer un consentement est puni par la loi (abus de faiblesse)
et un testament obtenu dans de telles conditions peut être annulé.
En deuxième lieu, il faut interroger les conditions de l’accord.
Les conditions sociales ou individuelles peuvent très bien
aboutir à arracher le consentement d’une personne majeure et saine d’esprit. C’est
ce qui arrive très souvent dans le cas de relations asymétriques. En période de
disette, le vendeur de pain peut vendre son pain à n’importe quel prix tant qu’il
trouvera un acheteur. Il exploitera ainsi la situation particulière en vue de s’assurer
un avantage particulier. C’est pourquoi Robespierre avait fait prendre cette
législation rigoureusement antilibérale sur le maximum auquel on pouvait vendre
des aliments. Dans les relations de travail, il existe également une asymétrie
radicale entre employeur et employé. Le contrat de travail est un contrat de
soumission qui permet à l’employeur d’obtenir le consentement de l’employé… qui
n’a pas d’autre choix que de consentir sous peine de se retrouver à la rue. Les
libéraux n’aiment guère que l’on parle de ces choses désagréables à leurs oreilles
libérales : pour eux le renard est libre et les poules sont libres de se
faire manger avec leur consentement.
En ce qui concerne le consentement sexuel, il est assez
clair que les relations consenties entre un monsieur d’âge mûr et une jeune
fille sont des relations asymétriques : l’homme mûr exploite son avantage,
parfois en toute bonne conscience, sur une adolescente qui se trouve dans la confusion
des sentiments si caractéristique de cet âge et peut trouver un père de
substitution avec lequel elle puisse avoir des relations sexuelles. Tout homme
responsable, même s’il sait les sentiments de la jeune fille, devrait refuser d’y
donner suite… et encore moins les susciter. Certes, la chose serait plus
difficile à décider dans le cas où la différence d’âge est plus faible :
que penser des relations entre un majeur de 18 ans et une mineure de 14 ans ?
Sans changer le principe, on pourrait laisser la décision au discernement du
juge si l’affaire était portée à la connaissance de la justice. Par ailleurs l’arsenal
judiciaire en ces matières est déjà très complet – la corruption de mineurs par
exemple est là pour protéger les mineurs des tentations que leur offrent des
adultes. Mais, quoi qu’il en soit, il est clair que le consentement dans les
relations sexuelles entre mineurs et majeurs ne joue que pour distinguer le
viol du détournement de mineurs, ce qui n’est pas rien.
En troisième lieu, il faut déterminer quel est l’objet du
consentement.
Consentir à apporter le café à son patron ou consentir à
coucher avec lui, ce n’est pas la même chose. À l’intérieur des relations de
travail, le contrat de travail et le droit du travail fixent les limites du
consentement. C’est d’ailleurs pour s’affranchir de ces limites que les « libéraux »
ont entrepris de détruire le Code du travail afin de pouvoir extorquer sous
pression le consentement des employés à toutes les décisions patronales. On invoque
le consentement dans le cadre des lois bioéthiques. Toute démarche de soin
lourde (opération, chimio, etc.) requiert le consentement du patient. De même
quand un patient est pris dans un traitement expérimental, il doit en être
informé et doit donner son accord pour être cobaye. Il en va de même pour les
dons d’organes. On demande toujours au donneur un « consentement libre et
éclairé » et il en va de même pour le receveur. Mais ce que cela signifie n’est
pas du tout clair. En quoi un patient gravement malade peut-il donner un
consentement libre ? Et a fortiori que veut dire qu’il est éclairé puisque
ce sont précisément les réactions à son traitement qui doivent éclairer le
corps médical ? Mais il y a aussi des cas où le consentement est soit
impossible – sauver un accidenté entre la vie et la mort, par exemple – soit discutable :
celui qui refuse la transfusion sanguine qui le sauvera doit-il être laissé à
son triste sort et doit-on le laisser mourir parce que telles sont ses convictions
religieuses ? Plus, qu’en est-il quand c’est un enfant qui est en cause et
que ses parents, type témoins de Jéhovah, refusent pour lui cette transfusion qui
le sauvera ? Il semble bien que les médecins quand il s’agit de la vie du
patient soient en droit de ne pas prendre en compte le consentement du patient
ou du tuteur du patient.
Si l’on revient au cas abordé en introduction, jusqu’à quel point
le consentement, par masochisme, à des tortures sadiques est-il admissible ?
Poussé jusqu’au bout, le masochiste demande la mort. Si je demande à un proche
de me tuer et que je couche mon consentement sur papier devant notaire, quelle
valeur aura ce consentement quand mon « euthanasieur » passera à l’acte ?
On voit que l’on touche très vite les limites de cette notion de consentement.
En vérité, le consentement n’est souvent ni nécessaire ni
suffisant !
La place que le consentement occupe dans la réflexion morale
contemporaine est liée évidemment à l’affaissement général de la morale et au
fait qu’il n’existe plus guère que le droit pour faire tenir ensemble les individus
dans la « société liquide ». Mais précisément le droit est toujours, et c’est
tant mieux, restreint dans son champ d’application à ce qui est strictement
nécessaire, alors que la morale, non pas la morale abstraite, mais la morale pratique
et communément admise (l’éthicité, dirait Hegel) est seule apte à guider notre
jugement. Si dans certains pays – et ce sera immanquablement le cas de la France
dans un avenir très proche – les jeunes gens ne peuvent plus flirter sans avoir
signifié officiellement leur consentement (il existe pour cela des applications
sur téléphone portable), c’est tout simplement parce que les règles élémentaires
de la civilité se sont dissoutes, parce que la confiance mutuelle dans des
valeurs morales communes n’existe plus, parce que la simple courtoisie, la
retenue dans les rapports entre les sexes sont désormais tenues pour des prescriptions
hors d’âge. Dans le cas Matzneff, le problème n’est pas le consentement (ou
non) de Vanessa Springora, mais l’absence totale de sens moral de ce vieux porc
célébré par l’intelligentsia parisienne – C’est d’autant plus vrai qu’en l’occurrence
il ne s’agissait pas d’un accident, d’une faiblesse soudaine chez un homme
touché par le retour d’âge, mais d’un comportement théorisé et assumé, au point
qu’il en a longtemps tiré gloire auprès de ses pairs…
Certes, si l’on suit ce raisonnement, il faudra retourner à
cette horrible chose qu’on appelle morale et admettre que tous les individus ne
peuvent se ramener à l’équivalent général « individu consentant », admettre que
les parents et les enfants, ce n’est pas la même chose, que les jeunes tout
juste sortis de l’adolescence et les vieux barbons ne peuvent être
interchangeables, et même, que c’est terrible à dire, que les rapports entre
les sexes ont soumis à des règles de pudeur et que les sexes ne sont pas, eux
non plus, interchangeables. Il faudrait aussi en profiter pour mettre en
question cette société des individus, sevrés de toute communauté, et qu’on
laisse désolés face à monde où dans chaque acte de sa vie il faut être l’entrepreneur
de soi-même. Ici on touche clairement aux implications les plus politiques de
ces affaires morales.
Denis Collin – le 23 janvier 2020
Belle dissertation Denis, et que je me promets de relire
RépondreSupprimerBons articles, avez-vous entendu parler de LFDS (Le_Meridian Funding Service, Email: lfdsloans@outlook.com - Contact WhatsApp: +1-9893943740--lfdsloans@lemeridianfds.com) est en tant que service de financement USA / UK ils m'accordent un prêt de 95,000.00 $ pour lancer mon entreprise et je les paie annuellement depuis deux ans maintenant et il me reste 2 ans, même si j'aime travailler avec eux car ce sont de véritables prêteurs qui peuvent vous accorder tout type de prêt.
RépondreSupprimerBeaucoup de nuances dans cette difficile question du consentement ! Merci Denis pour avoir éclairé ma lanterne à ce sujet ,
RépondreSupprimerA part vos réflexions sur le consentement, vous oubliez ce qu'elle dit : « La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombée follement amoureuse d’un homme de cinquante ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse, après avoir eu des relations avec nombre de femmes de son âge auparavant, et qui, sous l’effet d’un coup de foudre irrésistible, aurait cédé, une fois, mais la seule, à cet amour pour une adolescente. Oui, alors là, d’accord, notre passion extraordinaire aurait été sublime, c’est vrai, si j’avais été celle qui l’avait poussé à enfreindre la loi par amour, si au lieu de cela G. n’avait pas rejoué cette histoire cent fois tout au long de sa vie ; peut-être aurait-elle été unique et infiniment romanesque, si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimentale, une exception. Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgression ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question. » Alors ? « L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question. » Phrase-clef. Ce qui corrobore qu’elle voulait que Matzneff fût conforme à son fantasme de Prince charmant. Ni plus ni moins. Jusqu’où dans ce cas ?
RépondreSupprimerEn fait, comme il ne l'a pas été, elle se venge car elle nous le dit, s'il avait été conforme, elle l'aurait accepté, syndrome souvent féminin. Sauf que c'est toujours comme cela dans les histoires, d'autant que Springora a une faille paternelle colossale. Elle trouvait Matneff cosmique. Elle était Madame Bovary et s'est transformée en madame de Merteuil. Désolé mais vous devriez lire la lettre d'amour qu'elle lui a envoyé deux ans même en ayant appris qu'il répétait le même mécanisme. On peut condamner Matzneff pour ses relations dans le tiers monde mais pas ici.