(Cet article a d'abord été publié sur la revue "L'Inactuelle")
Michel Henry publiait en 1987 un livre important, La barbarie, où il s’agissait de montrer que la science, telle qu’elle s’est instituée en discipline maîtresse, détruit la culture dès lors qu’elle est laissée à sa propre dynamique. Pour Michel Henry, cette science livrée à elle-même est devenue la technique, une « objectivité monstrueuse dont les processus s’auto-engendrent et fonctionnent d’eux-mêmes ». Corrélativement, les idéologies célèbrent l’élimination de l’homme et la vie est condamnée à fuir. Ce que Michel Henry analysait si lucidement voilà plus de trente ans a pris une ampleur considérable. L’élimination de l’homme est en cours, réellement et non pas seulement symboliquement à travers la destruction de la culture, qui était le centre de l’ouvrage de Michel Henry. Sous nos yeux se produit une véritable « transmutation posthumaniste » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif qui vient de paraître[1]. Le transhumanisme nous conduit au-delà de l’humain, vers un posthumain, puisque nous avons appris que l’homme doit être dépassé ainsi que le disait Nietzsche !Vers le posthumanisme.
Le posthumain, en effet, n’est plus simplement un thème de science-fiction. Il est revendiqué par des gens très sérieux qui y voient l’avenir même du mode de production capitaliste et l’avenir de l’humanité. Ainsi, fort nombreux sont les membres des cercles dirigeants des entreprises de la « high tech », souvent basées en Californie, qui revendiquent cette recherche du posthumain. Les dirigeants de Google, Larry Page et Sergey Brin, sont des adeptes fervents de la recherche posthumaniste et l’une des têtes pensantes de cette entreprise, Ray Kurzweil, la défend avec ardeur dans de très nombreux ouvrages depuis maintenant près de trois décennies.
Pour Kurzweil, il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré.
C’est Ray Kurzweil qui déclarait : « Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré ». Et encore ceci : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Kurzweil n’est pas un illuminé : des milliers de dirigeants et de « faiseurs d’opinion » sont fondamentalement d’accord avec lui et œuvrent déjà dans ce sens. En France, le médecin et homme d’affaires avisé Laurent Alexandre est un des propagandistes les plus connus du nouvel évangile du posthumanisme. Mais derrière lui nombreux sont ceux qui partagent les mêmes idées quoique moins bruyamment.
La transmutation posthumaniste.
Bien qu’ils aient des angles de vue différents et des philosophies parfois divergentes, les auteurs de l’ouvrage La transmutation posthumaniste mettent en évidence les principaux aspects de ce qui se joue autour de cette affaire. Je propose de regrouper tout cela sous le terme « trans » : il s’agit bien de transgresser toutes les frontières, frontières des espèces, frontière entre les sexes, frontière entre l’homme et la machine. Toutes ces frontières peuvent être transgressées, nous dit-on, car l’homme peut devenir le maître de ce qu’il deviendra, dans la mesure où, premièrement, ces frontières doivent toutes être considérées comme des constructions sociales et où, deuxièmement, grâce à la science et à la technique, l’homme peut s’émanciper de ce qu’il considère comme un donné naturel. La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque, dans tous les cas, c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
Il y a plusieurs logiques qui s’entrecroisent. La première, la plus ancienne est celle qui s’appuie sur de prétendues données scientifiques pour organiser l’avènement d’une espèce d’humanité supérieure. L’idée que la technoscience permettra d’améliorer l’homme est déjà chez Descartes dans la dernière partie du Discours de la méthode où notre grand philosophe national décrit les promesses de la médecine qui non seulement garantiront la santé mais aussi permettront de rendre les hommes « plus habiles et plus sages ». Ce qui chez Descartes n’est qu’un vœu pieux semble pouvoir se réaliser quand la théorie de l’évolution va nourrir les idéologies eugénistes. Pierre-André Taguieff montre ici le lien de l’eugénisme classique (dont il rappelle combien il fut partagé aussi par des politiques et intellectuels de gauche), l’eugénisme nazi et les bricolages posthumanistes. De l’élevage des humains par les nazis à la sélection des gamètes pour obtenir des humains améliorés, il y a une continuité. Alors que les nazis devaient encore faire appel aux méthodes classiques de l’élevage des bêtes, la génétique et les « ciseaux à ADN » (CRISPR) promettent un eugénisme scientifique en évitant la nécessité d’éliminer brutalement tous les sous-hommes. Ils en seraient sûrement les premiers surpris – du moins pour certains d’entre eux – mais les promoteurs du posthumain sont de parfaits nazis, idéologiquement. Seule différence : nous sommes tous les sous-hommes, des « chimpanzés du futur » et eux, les savants, vont faire advenir la race des surhommes. Comment le posthuimanisme promeut l’élimination des valeurs traditionnelles issues des Lumières (liberté, égalité, fraternité), et pourquoi tout cela ne fait que reprendre l’idéologie nazie, Christian Godin le montre avec sa précision et sa clarté coutumières. Godin montre cependant que le posthumanisme est l’accomplissement du rêve libéral. Est-ce contradictoire ? Nullement : le libéralisme veut supprimer tous les obstacles à la domination des forts, comme l’a fort justement montré Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.
La négation des corps.
Ce courant ancien en croise un autre : celui qui veut abolir la différence des sexes et faire des enfants le résultat d’un « projet parental ». La « fabrique des bébés » est justifiée par les revendications des prétendues « minorités opprimées » qui se verraient dénier le droit à l’enfant par l’ordre patriarcal hétérosexuel… Les couples homosexuels ouvrent la voie : ils veulent pouvoir se faire fabriquer des enfants selon leur convenance. La « parenté d’intention » prend le pas sur la parenté biologique remisée au rang des vieilleries, bien que la technique ne puisse pas encore s’en passer complètement. Le bouleversement dans l’édifice du droit civil impliqué par ces notions extravagantes est souligné par la contribution d’Aude Mirkovic. PMA et GPA apparaissent maintenant comme les moyens de cette marche vers l’élimination de la procréation biologique dans la naissance des enfants.
Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps, réduit à l’état de machine, transformable à volonté et totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Quand la députée Aurore Bergé affirmait, à propos de la loi instaurant la « PMA pour toutes », qu’il n’était question pour le gouvernement d’interdire la procréation par la méthode naturelle, cette bizarre dénégation avait valeur d’aveu. La PMA et la GPA ouvrent la voie à la fabrication des bébés à la demande et évidemment la demande sera « mettez-nous ce que vous avez de mieux, Docteur ! »
Le dernier pas est l’abolition pure et simple de la différence des sexes et la promotion du « transgenre » en tant que modèle de l’humanité future. L’article de Denis Collin montre que le « transgenre », avec l’invraisemblable et très glauque bricolage des opérations de « réassignation » de sexe, constitue le banc d’essai du posthumain. Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps qu’interroge Anne-Lise Diet, un corps réduit à l’état de machine, transformable à volonté et prétendument totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Une transformation au service du capital.
Sans faire ici le compte-rendu complet de ce livre très riche, et dont on recommandera chaudement la lecture à tous ceux que ces bouleversements anthropologiques majeurs inquiètent, on soulignera ce paradoxe apparent : le triomphe de la technoscience biologique s’exprime par le développement d’une idéologie folle. Les Dr Frankenstein semblent avoir pris le pouvoir. La génétique combinée à l’Intelligence Artificielle annonce l’avènement d’une nouvelle espèce, comme dans la littérature ou le cinéma de science-fiction. L’un des auteurs du livre, Jean-François Braunstein s’était interrogé sur La philosophie devenue folle, et, aujourd’hui, c’est la technoscience qui est devenue tout aussi folle que la philosophie.
Le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain.
La raison en est à chercher dans la marche du mode de production capitaliste : la course à l’accumulation du capital, qui est le moteur de ce système « économique », suppose la course à la productivité d’une part et l’extension infinie du domaine de la marchandise d’autre part. C’est la domination du travail mort sur l’individu vivant qui en est l’aboutissement. De ce point de vue, le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste et rend l’humanité surnuméraire. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain. Inversement, la critique du posthumanisme est devenue le préambule nécessaire d’une critique généralisée du monde dominé par le capital.
Denis Collin
[1] La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique. Éditions QS ? « Horizon critique, 2019, sous la direction de Fabien Ollier, avec les contributions de Isabelle Barberis, Michel Blet, Jean-François Braustein, Paul Cesbron, Denis Collin, Anne-Lise Diet, Emmanuel Diet, Christian Godin, Aude Mirkovic, Isabelle de Montmollin, François Rastier, Pierre-André Taguieff, Patrick Tort et Thierry Vincent.
Relire le premier discours de Rousseau, sur les sciences et les arts, réponse à la question posée par l'Académie de Dijon.
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