lundi 27 février 2017

La décence ordinaire. Esquisse d'un autre socialisme

Le titre de cette conférence est emprunté à George Orwell. Il s’agit ici d’explorer la signification et les conséquences de l’idée de « common decency ». La principale de ces conséquences est de proposer une nouvelle idée de la transformation sociale, radicalement différente des tendances traditionnelles du socialisme et du communisme révolutionnaires.
Confronté à la question des évolutions possibles de la société moderne, c’est-à-dire de la société dominée par le mode de production capitaliste [je n’ai pas dit « société capitaliste » car il n’existe aucune société purement capitaliste], il y a plusieurs attitudes possibles :
  1. L’attitude conservatrice : les rapports sociaux fondés sur la propriété privée sont intangibles (c’est un droit naturel) et le marché « libre » est indépassable. Mais la loi doit fermement garantir cet ordre intangible. C’est l’ordolibéralisme qui constitue la doctrine de l’UE et dont le père fondateur est Carl Schmitt, le célèbre juriste nazi...
  2. Le socialisme réformiste : par une succession d’avancées sociales au sein même de la société dominée par le mode de production capitaliste et grâce à la dynamique propre du progrès scientifique et technique, la société s’améliorera progressivement sans qu’on puisse fixer un terme à ce mouvement. « Le mouvement est tout, le but n’est rien » disait le premier grand théoricien de ce socialisme réformiste, Édouard Bernstein.
  3. Le socialisme révolutionnaire ou le communisme défend l’idée d’un changement fondamental de société. « Le monde va changer de base » et apparaîtra un « homme nouveau ». Ce socialisme révolutionnaire était défendu au début du XXe siècle par la social-démocratie qui a diffusé de très nombreuses brochures pour l’illustrer (voir Angenot, Marc, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale, PUF, 1993). Le modèle a été repris par le communisme historique du XXe siècle et sous des formes variées on le retrouve en URSS, en Chine ou à Cuba.
Le modèle (II) n’existe plus en fait. Ses partisans sont de fait des défenseurs du modèle (I). Le modèle III est mort depuis longtemps – enseveli, dit-on sous les décombres du mur de Berlin, mais la sentence avait été prononcée bien avant. La social-démocratie s’est convertie massivement au modèle (II) avant de devenir une simple nuance du modèle (I). Les communistes ont laissé la place à de nouvelles formes de sociétés à dominante capitaliste qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine. Bref, il ne resterait plus qu’à accepter le monde tel qu’il est et à renoncer à toute alternative sociale et politique. C’est sans doute là qu’est notre problème essentiel aujourd’hui : l’absence de futur. Comme l’explique Diego Fusaro, c’est pour cette raison qu’aujourd’hui prolifèrent les « passions tristes » et par-dessous tout cette colère individuelle contre la force extérieure qui nous domine et face à laquelle, dans notre solitude d’atomes conflictuels, nous sommes programmatiquement impuissants.1 Nous revoilà devant la question terrible : que faire ?
Je ne compte pas faire ici l’exégèse du socialisme orwellien, déjà très bien faite ailleurs. Je vais me contenter, partant d’Orwell, d’essayer de tracer quelques lignes pour un autre socialisme, un socialisme des hommes ordinaires et non de proposer le retour à l’utopie définitivement enterrée .

L’expérience d’Orwell

George Orwell n’est pas seulement l’auteur de livres aussi célèbres que La ferme des animaux et 1984. Il est un militant, on peut même dire un militant révolutionnaire, qui a forgé ses idées dans le combat et se révèle comme un penseur politique profond. Ses combats, c’est d’abord l’engagement aux côtés de la république espagnole dans les rangs du POUM, un parti d’obédience « trotskiste », si on veut simplifier les choses. Le POUM se refusait de dissocier la lutte pour le renversement du capitalisme et la lutte contre Franco. Ce qui lui valut l’hostilité du groupe stalinien espagnol directement contrôlé par les agents de Staline. Ainsi, le principal dirigeant du POUM, Andreu Nin fût-il enlevé et assassiné par les agents du Guépéou. Ainsi Orwell après être passé à deux doigts de la mort sous les balles franquistes dût-il se cacher pour échapper à la police stalinienne. Cette expérience, racontée dans son Hommage à la Catalogne, en fait un adversaire déterminé de tout système totalitaire et un défenseur farouche de la démocratie. Contre ceux qui ne voient entre la « démocratie bourgeoise » et le fascisme que deux formes de la domination de classe de la bourgeoisie (la ligne classique des marxistes), Orwell est amené à considérer qu’il y une rupture fondamentale entre la démocratie (bourgeoise) et les régimes fascistes et nazi. Il écrit ainsi :
La démocratie bourgeoise ne suffit pas, mais elle vaut bien mieux que le fascisme, et travailler contre elle revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Les gens ordinaires le savent, même si les intellectuels l’ignorent. Ils s’accrocheront fermement à « l’illusion » de la démocratie et à la conception occidentale de l’honnêteté et de la décence commune.2
C’est cette analyse qui le conduira à refuser le pacifisme de ses amis de l’Independant Labour Party (un parti britannique qui refusait aussi bien la social-démocratie que le communisme stalinien) et à soutenir un « patriotisme révolutionnaire ». Pour lui la guerre de l’Angleterre contre Hitler et la lutte pour le renversement du capitalisme étaient indissolublement liées. La défense des valeurs démocratiques est seule à même de rassembler la masse du peuple anglais et de produire ainsi, à terme, « une version du socialisme plus ou moins en accord avec le passé du peuple »3.
Pour autant, Orwell n’a jamais abandonné les convictions révolutionnaires qui l’animaient quand il combattait dans les brigades du POUM. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea dans la garde civique (Homme guard) et devint instructeur. Son objectif n’était pas seulement de former les citoyens à résister aux attaques nazies mais aussi de participer à la formation de citoyens aptes à conduire une révolution urbaine quand les circonstances s’y prêteraient. En 1941, il élabore une sorte de programme révolutionnaire destiné à l’Angleterre. Ce programme contient les éléments suivants :
  • un large soulèvement populaire venu d’en bas, qui bouscule aussi bien l’appareil travailliste que les petits groupes d’extrême gauche, et récuse aussi bien le rôle dirigeant de la classe ouvrière et du parti d’avant-garde (théorisé par les marxistes) que celui des intellectuels bourgeois réformistes (revendiqué par les fabiens*) ;
  • une alliance entre les ouvriers et les membres des couches moyennes modernes, réunis sous la figure de l’« homme ordinaire » et partageant les valeurs de la « décence commune » ;
    – l’invention d’un socialisme à l’anglaise, qui refuse de faire « du passé table rase » ou d’importer un modèle étranger mais s’appuie sur les aspirations libertaires et égalitaires inscrites dans l’histoire et les mœurs du peuple anglais ;
    – un mouvement politique démocratique à vocation majoritaire, se refusant à imposer de force des idées minoritaires mais n’excluant pas, en revanche, le recours à la violence si la minorité privilégiée s’accroche à son pouvoir ;
    – un programme politique radical : nationalisation de la terre et de la grande industrie, suppression des public schools (écoles très privées, en réalité, où la future élite dirigeante apprend la distinction sociale et le mépris du peuple), réduction drastique de l’écart maximal entre les revenus (pas plus de 1 à 10), fin de l’Empire colonial – indépendance immédiate de l’Inde.4

Pourquoi il faut renoncer aux utopies

Orwell remarque que les peintures du bonheur durable dans une société future sont immanquablement manquées. Elles suggèrent la perfection mais jamais le bonheur. Cela pose des questions bien connues sur ce qu’est le bonheur, d’ailleurs. En tout cas, comme Orwell, nous pouvons penser que le problème qui est devant nous est : comment éviter que l’utopie ne devienne réalité. Toutes les utopies classiques peignent un monde rationnel qui permet à chaque homme de jour paisiblement ; elles sont toutes hédonistes. Dans Le meilleur des mondes, Huxley peint une société hédoniste rationnelle, mais c’est un enfer. Cette société semble à portée de nos mains : la maîtrise des biotechnologies et l’invasion des systèmes de communication rendent tout à fait possible l’avènement d’un « homme nouveau », mais c’est précisément de cet homme nouveau dont nous ne voulons pas !
Les révolutionnaires d’antan voulaient changer le monde. Nous nous posons aujourd’hui une question bien différente : comment préserver le monde face au déchaînement des forces du « marché libre » ? Au moment où les « conservateurs » défendent le système de la révolution permanente – car le mode de production capitaliste est bien ce système de la révolution permanente – il convient aux révolutionnaires de vouloir être conservateurs. Conservateur ne veut pas dire réactionnaire. Le réactionnaire est celui qui se contente de réagir et souhaite un impossible et catastrophique retour en arrière. Le conservateur est celui qui veut conserver les acquis de l’histoire de l’humanité. Et c’est précisément parce qu’il est attaché à une certaine vision de l’histoire, parce qu’il est travaillé par la nostalgie que ce conservateur peut devenir un révolutionnaire sérieux.
Révolutionnaire sérieux, cela veut dire qu’on ne peut pas « du passé faire table rase ». Le passé nous constitue et si nous avons la liberté d’agir nous ne pouvons agir que dans les conditions léguées par les générations antérieures. Pour une part, ce que nous lègue le passé est un point d’appui indispensable pour toute politique qui vise à rendre la vie meilleure. La culture, le savoir, les progrès sociaux, le progrès de la liberté et de la moralité, la civilité sont des acquis précieux. Vouloir en faire « table rase », c’est tout simplement une position nihiliste, de ces positions qui alimentent toujours le fascisme. Pour une autre part, on doit apprendre à composer avec le passé. Les traditions nationales ne sont pas toutes bien reluisantes. Chaque nation traîne avec elle le lourd poids de l’histoire. Mais on ne peut les balayer d’un revers de main.
Nous pouvons espérer que le monde de demain sera meilleur, mais nous ne devons ni vouloir ni nous attendre à ce qu’il soit un monde radicalement nouveau. Pour que le nouveau puisse advenir, il doit être protégé et seule la vieille société peut le protéger.
L’utopie donc n’a pas sa place comme programme politique, bien que, comme genre littéraire, elle puisse être un moyen précieux de critique sociale, ou encore, en tant que rêve éveillé, elle peut permettre à des aspirations sublimes de trouver un mode d’expression.

Quel héritage devons-nous défendre ?

Si l’on veut dessiner une perceptive pour demain, compte-tenu de ce qui vient d’être dit, il faut donc définir de quel héritage nous nous revendiquons.

La communauté politique aristotélicienne

En premier lieu, à l’encontre d’une société composée d’individus indifférenciés en rivalité les uns avec les autres, il s’agit de restaurer l’idéal de la communauté politique tel qu’on peut le tirer des grands philosophes antiques et en premier lieu Aristote. L’homme est un animal naturellement politique affirme Aristote, ce qui a plusieurs conséquences :
  1. L’homme vit naturellement dans une communauté politique qui a une taille limitée. L’idée de « citoyen du monde », défendue par les stoïciens, aussi sublime qu’elle soit sur le plan moral et comme idéal de paix entre les nations, n’a aucune effectivité si l’on n’est pas d’abord citoyen d’une certaine communauté politique, citoyen membre d’un peuple ou encore d’une nation – une nation non définie en termes raciaux-biologiques mais comme « communauté de vie et de destin » pour reprendre la belle expression d’Otto Bauer. Autrement dit le premier et le plus fondamental des droits de l’homme, c’est le droit d’appartenir à une nation, de n’être pas « sans patrie, sans loi, sans foyer » comme celui qu’insulte Homère, selon les mots d’Aristote. Il s’agit de Nestor répondant à Diomède : « Il est sans famille, sans lois, sans foyers, celui qui se plaît aux guerres intestines, aux malheurs qu’elles entraînent ; », Iliade, chant IX). Celui qui est sans patrie est porté à la guerre alors que celui qui en a une ne fait la guerre que contraint et forcé pour se défendre. Voilà ce que nous lègue la sagesse grecque et que nous pouvons reprendre à notre compte.
  2. Si l’homme est naturellement politique, ce qui est le précieux pour lui, c’est ce qui fait la communauté, c’est-à-dire le bien commun (commonwealth), cette chose publique (res publica) qu’il doit défendre avant tout. Ce bien commun est un bien au sens matériel du terme : ce qui procède de l’activité de la puissance publique appartient à tous. C’est aussi un bien en un sens plus moral. Pour Aristote, les hommes disposent de la parole en vue de se signifier mutuellement l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste et d’autres valeurs de ce genre qui font une cité. Le bien commun, c’est donc une morale publique, un ethos communautaire qui nous permet de vivre dans la communauté. Les vertus qui nous importent ici sont des vertus politiques : honnêteté, générosité, courage, sens de la justice, tempérance – c’est-à-dire refus des excès – vertus qui sont exigées pour que la vie commune soit possible. Ces vertus sont largement partagées dans tout peuple sain. Mais elles ne sont pas innées. Elles sont des dispositions acquises par l’habitude et c’est seulement une bonne éducation et de bonnes lois qui peuvent donner des bonnes habitudes et produire cette amitié entre les citoyens que l’on appellera plus tard amitié civique ou fraternité.
La conception politico-éthique d’Aristote est en elle-même compatible avec des nombreuses formes d’organisation sociale. Mais elle est antagonique avec la dynamique de la société capitaliste aujourd’hui. Le mode de production capitaliste est un système mondial par nature, qui tend à détruire tous les obstacles à son propre développement et les frontières nationales à l’intérieur desquelles il s’est d’abord développé sont depuis longtemps sérieusement ébréchées par la dynamique du capital. Pour le capital, l’homme n’est pas un « animal naturellement politique » mais un vendeur de force de travail indifférencié ou un consommateur interchangeable. Le vendeur de force de travail doit être sans foyer et sans patrie car la mobilité totale est la seule vertu que le mode de production capitaliste valorise. En tant que consommateur, l’homme est tout sauf tempérant ! Au contraire, il doit consommer, s’empiffrer, gaspiller, pour que la machine puisse continuer à tourner. Et surtout les hommes ne sont pas liés par les liens de l’amitié civique mais irrémédiablement séparés par la rivalité qui a pour nom « concurrence libre ». Aux jeunes gens on dit : « Soyez compétitifs », « sachez-vous vendre », ou « devenez millionnaire » comme le proposait M. Macron, ce faux jeune, faux rebelle et vrai réactionnaire. C’est-à-dire qu’on les appelle à mener incessamment cette guerre de chacun contre chacun qui est le caractère principal de l’état de nature selon Hobbes, état qui s’oppose à l’état civil.
On mésestime souvent l’indignation morale que les « hommes ordinaires » manifestent à l’encontre des extravagances des puissants, de l’étalage indécent de la richesse. Il y a évidemment dans tout cela une part d’envie, cette envie des riches que cultive notre société, y compris maintenant dans le système éducatif qui progressivement cherche à faire naître chez les élèves le désir de devenir des businessmen en lieu et place du désir de savoir ou d’être vertueux, à l’exemple des héros de l’histoire. Mais il y a aussi, là-dedans, le bon sens commun, celui qui refuse l’excès (la pléonexie) de la richesse autant que le défaut (la grande pauvreté). La tempérance comme vertu politique exige donc que les inégalités – qui existent toujours pour toute une série de raisons – restent modérées. Si on veut rester aristotélicien, il conviendrait de n’accepter que les inégalités proportionnelles au mérite, un mérite dont la seule mesure ne peut être que la contribution au bien commun. De cela se tirerait aisément toute une vision nouvelle du principe de répartition des richesses et des positions sociales, donc une « théorie de la justice » qui se placerait dans la lignée de la pensée républicaniste.
Quelques mots pour terminer sur ce point : l’aristotélisme influence encore quelques philosophes importants. Je pense à Alasdair MacIntyre et Michael Sandel, dont le dernier ouvrage, Justice, devenu un best-seller mondial, devrait être lu et médité car c’est une des meilleures introductions que je connaisse à la question de la justice et à la philosophie morale en général. Si on veut discuter philosophiquement des questions dite « sociétales », une petite cure de Sandel nous remettrait les idées en place.

La tradition républicaniste

La seconde source d’inspiration que je propose est la tradition républicaniste, dont j’ai eu l’occasion de vanter les mérites dans des livres, des articles, mais aussi devant cette université populaire. Elle nous fournit un corpus théorique solide. Je me contente ici de résumer à traits grossiers en quoi consiste cette tradition qui va de Machiavel à des auteurs contemporains (dont votre serviteur).
Le républicanisme est une théorie de la liberté et du gouvernement, comme le définit clairement Philip Pettit. C’est une théorie de la liberté à condition de s’entendre sur ce qu’on entend par ce terme. Je laisse de côté la question métaphysique consistant à savoir si l’homme est libre par nature ou s’il est déterminé par les lois inflexibles d’un Dieu tout-puissant ou de la nature. Ce qui m’intéresse ici, c’est la liberté politique. On peut dire qu’il y a trois conceptions de la liberté politique :
  1. La liberté politique comme réalisation de soi dans la vie publique. C’est la conception des Anciens, d’Aristote et de Cicéron, qui n’accorde aucune véritable valeur à la « vie privée ». Celle-ci est une vie privée de l’essentiel, de ce qui fait un homme, c’est-à-dire sa participation à la communauté politique, à la « polis » ou à la « res publica ». L’homme ne se réalise que comme citoyen soumis aux lois mais aussi participant à la définition des lois. Cette conception trouve sa réalisation presque idéale dans l’Athènes classique ou sous une forme différente dans toutes les expériences de démocratie directe. C’est cette conception que l’on retrouve dans les « conseils ouvriers », les « soviets » russes ou les « Räte » allemands, théorisée par le courant communiste conseilliste (Görter, Pannekoek) ou par quelqu’un comme Castoriadis.
  2. La liberté comme non-ingérence de l’État dans les affaires privées. Cette conception « libérale » moderne soutient que l’homme n’est libre que là où il n’est pas soumis aux lois. Mais les lois sont nécessaires ; il faut donc en délimiter soigneusement le champ et laisser tout le reste aux contrats privés. Suivant où l’on place le curseur entre liberté et loi on peut avoir un régime libéral (sur le plan économique) très autoritaire, un régime libéral démocratique et même jusqu’à l’anarchisme libertarien qui n’est, de ce point de vue, qu’une forme extrême du libéralisme classique.
  3. Le républicanisme définit la liberté comme « non domination ». Un homme n’est libre que s’il n’est pas asservi à un autre homme. Qui a besoin d’un maître est un méchant disait Rousseau. De la liberté des Anciens, les républicanistes retiennent que la liberté est une liberté par la loi – et non une liberté en dehors des lois – parce que la fonction légitime de la loi est de protéger les individus contre toute domination. Mais de la liberté des modernes, ils gardent l’idée que la défense de la vie privée est légitime et que l’individu peut aussi ne pas faire de la politique sa vie entière. Il garde aussi une certaine méfiance à l’égard des assemblées où la démocratie peut aisément se transformer en ochlocratie (le pouvoir de la foule). Mais pour les républicanistes, toutes les libertés de base – celles de 1789, pour aller vite, qui leur sont communes avec les libéraux – n’ont d’existence réelle que si la loi en garantit l’exercice. J’ai la liberté d’opinion « même religieuse », mais quelle valeur a cette liberté si la loi n’en garantit pas l’exercice, si ma liberté de blasphémer par exemple n’est pas protégée contre les tueurs jihadistes ?
    Il y a deux dimensions importantes dans la conception républicaniste. En premier lieu, la domination n’est pas seulement la domination politique, mais aussi la domination économique (dans les rapports salariés/employeurs par exemple), la domination dans la famille (notamment les rapports hommes/femmes ou parents/enfants) et ici la république doit protéger les faibles contre les forts, les droits des individus contre les passions communautaires. En second lieu, les individus doivent être protégés contre la domination politique, contre l’abus de pouvoir autant que contre la tyrannie de la majorité. Ce qui implique toutes sortes de dispositions constitutionnelles adéquates (principe de la séparation des pouvoirs, droit de contestation garanti, etc.).
À la différence de la conception antique, le républicanisme protège l’individu contre la puissance des communautés, familiales, religieuses ou autres. Il le protège aussi contre tous ceux qui pourraient exploiter leurs avantages pour opprimer les autres – par exemple dans le domaine économique.
Ce qui nous importe ici, c’est que le républicanisme est porteur d’une certaine conception de la vie sociale. L’émancipation des individus à l’égard des dogmes et des traditions oppressantes est un progrès précieux. Il y a donc un bon individualisme ! Mais l’individu n’existe que dans une communauté d’humains ou à l’intersection de plusieurs communautés. « Nous sommes les autres » disait Laborit, reprenant certainement sans le savoir Marx pour qui l’individu est la somme de ses relations sociales. Mais à l’opposé des communautés fermées qui enferment l’individu – typiquement la famille patriarcale – la conception républicaniste favorise des communautés ouvertes, des communautés auxquelles on adhère librement et que l’on peut quitter librement, d’autant plus librement que la république, par l’instruction publique égale pour tous, par toutes les formes de protection sociale, permet de choisir effectivement la vie que l’on veut mener.
Pour le républicanisme, les droits ne peuvent être des droits formels, ils doivent être des droits effectifs dont les institutions politiques sont les garantes.
Le républicanisme est une conception communautaire, ai-je dit après Philip Pettit. Cela veut dire qu’il ne considère pas les individus comme des individus isolés, des sujets-consommateurs dont les relations avec les autres ne sont que des relations contractuelles, sur le modèle de l’échange marchand. Ce sont des individus vivant en communauté et donc admettant les règles communes tant qu’elles n’oppriment personne. Il y a donc bien, comme dans la vision aristotélicienne, un ethos communautaire. La « décence ordinaire » d’Orwell est une autre formulation de cet ethos.
Les républicanistes se méfient des idées morales abstraites et des formules procédurales qui permettraient de trancher toutes les questions – y compris sur ce plan une certaine application de la philosophie morale de Kant. Les valeurs morales sont enracinées dans un « monde » social particulier, bien que certaine soient par nature plus universelles que d’autres. Cela suppose en tout cas qu’entre les membres d’une société (ou plutôt d’une communauté politique) n’existent pas seulement des liens contractuels garantissant les intérêts de chacun, mais aussi des liens moraux, de respect mutuel et même d’amitié, cette amitié civique qui a pour nom fraternité dans notre république à nous. Cela signifie que nous ne sommes pas des individus les uns à côté des autres, chacun menant une existence séparée de celle des autres (comme le pensait le théoricien libertarien Robert Nozick). Au contraire, il y a quelque chose qui s’appelle le bien commun et que nous devons tous partager à égalité, ce bien commun incluant les valeurs morales. Comme le soutient Sandel, il n’est pas possible de construire une république sans que nous partagions des valeurs communes.
Je vais donner quelques exemples qui ont quelque actualité. Évidemment personne ne peut s’arroger le droit d’imposer ses croyances ou ses non-croyances aux autres. La liberté libérale aussi bien que la liberté républicaine s’y opposent. C’est le principe absolu de la liberté de conscience. Ce principe d’ailleurs est évident : déjà Spinoza a soutenu que l’on peut gouverner les langues mais pas les esprits. Mais si l’expression de cette conscience libre met en cause la liberté des autres, cette expression peut être limitée ou interdite. On peut penser qu’une partie de l’humanité est surnuméraire et devrait être supprimée, mais on ne peut appeler à faire disparaître telle ou telle partie de l’humanité. La pensée nazie n’est pas interdite mais elle ne dispose pas d’une libre expression ! Savoir comment il faut réprimer l’expression de telles positions, savoir quelles sont les limites que l’on peut donner à ce genre d’expressions, cela dépend de très nombreux facteurs, en particulier l’appréciation du danger imminent et patent qu’elles font ou non courir à la stabilité des institutions républicaines. J’ai pris l’exemple des conceptions racistes exterminatrices. Mais certaines idéologies religieuses tombent dans la même problématique. Celui qui prêche qu’une femme non-voilée n’a que ce qu’elle cherche quand elle est violée, peut-il prêcher librement ? Peut-il faire valoir sa liberté de culte ?
Ces exemples sont classiques et Rawls leur a donné, me semble-t-il, un début de réponse satisfaisante dans sa Théorie de la justice dans le chapitre consacré à « la tolérance des sectes intolérantes ». Mais c’est insuffisant. L’affaire du « voile islamique » ou du « burkini » pose des questions plus épineuses. Jusqu’à quel point la république peut-elle accepter des conduites « sécessionnistes » de la part d’un groupe particulier ? Chacun est libre de ses conduites (habillement, etc.) mais il y a des limites qui ne sont pas forcément légales mais renvoient à une conception commune de la décence. Même s’il ne s’agissait que d’une question de tenue vestimentaire, nous savons bien que nous ne sommes pas prêts à accepter toutes les tenues. Si quelqu’un imitant certains « sauvages des Amériques », comme on disait jadis, venait faire ses courses ou se présenter dans un café vêtu seulement d’un étui pénien, il est bien possible qu’on ne l’accepte pas… A fortiori quand la tenue est la manifestation sans ambiguïté d’une hostilité radicale à l’encontre des mœurs de notre société, il est évident que cette tenue sans être à proprement un « trouble à l’ordre public » au sens des préfets, est à tout le moins un trouble à l’ordre moral et social dans lequel nous nous reconnaissons.
Je termine ici avec la question de la liberté de conscience. La liberté de conscience n’est pas seulement la liberté de culte, mais aussi celle de n’avoir point de religion et la république n’a pas à se plier aux prescriptions religieuses dès lors qu’elles contreviennent à la loi. Que devons-nous faire quand un témoin de Jéhovah refuse une transfusion sanguine qui pourrait sauver la vie de son enfant ? Il me semble que la discussion ne se pose pas. Le médecin doit faire ce qu’il doit pour protéger la vie de l’enfant. C’est un cas manifeste où la liberté comme non domination entrave la liberté religieuse en vue de protéger le plus faible (l’enfant) contre les prétentions du parent. Plus généralement, la liberté religieuse des parents doit rester compatible avec la liberté des enfants éventuellement de refuser la religion ! Que les parents transmettent à leurs enfants leurs convictions religieuses, cela se comprend, mais à la condition qu’ils admettent que ceux-ci, prenant de la maturité s’en émancipent. Si aucune jeune fille n’est obligée de porter des minijupes, en revanche aucune fille ne devrait être contrainte de porter des habits islamiques sous peine de se faire traiter de « pute » voire de se faire battre par les thuriféraires d’une version particulière rétrograde de cette religion.
Ces quelques exemples ne donnent pas une solution « prête à l’emploi » pour résoudre tous les problèmes que rencontrent les sociétés pluralistes, mais ils indiquent quelle voie la réflexion à partir de l’idée de liberté comme non-domination permet d’emprunter. Il y a en tout cas un fil directeur : l’obéissance à la loi commune est impérative et une certaine discrétion s’impose à chacun dans la manifestation de ses opinions religieuses – sur ce point, il est clair que Jean-Pierre Chevènement avait parfaitement raison. Décence commune pourrait être un autre nom de cette modération nécessaire pour protéger la possibilité de l’existence communautaire.

Un autre socialisme

En troisième lieu, nous pouvons revendiquer le long héritage de ce que l’on appelle parfois « l’autre socialisme », à l’opposé du socialisme étatiste, volontiers bureaucratique et autoritaire.
Le terme de « socialisme » est un terme ambigu dès l’origine. Il a d’abord désigné une « science de la société » avant de désigner les courants qui s’opposaient au libéralisme économique. Mais s’opposer au libéralisme économique, on peut le faire au nom de l’égalité et de la liberté des individus ou au nom d’une hiérarchie naturelle plaçant les experts au sommet. Le socialisme d’inspiration saint-simonienne repose sur l’organisation de la production et « l’alliance des producteurs », l’alliance des ouvriers et des patrons contre tous les « parasites », mais ça donne aussi « l’association capital-travail ». Ce n’est pas un hasard si le saint-simonisme a nourri aussi bien la critique sociale (y compris Marx) et les formes d’État autoritaire reposant précisément sur l’association capital-travail. Les saint-simoniens français furent très influents sous le Second Empire.
Il y a donc deux socialismes : un socialisme d’ « ingénieurs sociaux », un socialisme technocratique et bureaucratique et un socialisme anti-autoritaire reposant sur l’action par en bas, l’activité politique propre des travailleurs. On a opposé, surtout en France, Marx – qui aurait inspiré la première option – et Proudhon, l’un des pères de l’anarchisme. Mais, même si l’on trouve d’ambiguës formules saint-simoniennes chez Marx, la césure réelle au sein du mouvement ouvrier, au sein de la social-démocratie allemande du XIXe siècle, oppose Ferdinand Lassalle et ses amis partisans de « l’État populaire libre » et de l’éducation des citoyens par l’État à Marx, dont on pourrait dire qu’il fut plutôt libertaire et même de trop libertaire, d’où un certain aveuglement concernant l’État et son possible dépérissement.
Si, à l’opposé de la social-démocratie et du communisme historique du XXe siècle, on part des prémisses du socialisme anti-autoritaire, égalitaire, on peut dessiner les grands traits d’une société différente, profondément différente de celle dans laquelle nous vivons, mais tout aussi éloignée des utopies mortelles de ceux qui voulaient créer un « homme nouveau » et réaliser une vie sociale entièrement planifiée.
En fait en pourrait définir ce socialisme non pas comme une société qui fait table rase du passé, mais comme l’accomplissement des promesses des Lumières et de la démocratie libérale – ce serait un « socialisme libéral », au sens qu’a cette expression sous la plume du militant antifasciste Carlo Rosselli. Qu’est-ce que c’est qu’un socialisme libéral ? C’est d’abord une démocratie accomplie protectrice des libertés individuelles et protégeant les citoyens contre toute domination – c’est donc un républicanisme. Il suppose l’existence de larges formes d’organisation locale dans lesquelles se développe l’auto-gouvernement – sur le modèle de ce que sont ou devraient être les communes en France. Ensuite, c’est un socialisme fondé sur l’action des travailleurs à travers leurs organisations, organisations de défense de leurs intérêts communs comme les syndicats, organisations autonomes de production comme les coopératives. C’est enfin un système étendu de biens publics, garantis à leur juste valeur, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé ou des services publics, ou encore de protection contre les maux publics – pensons à la pollution et à la destruction de la nature. En bref, c’est tout ce qui permet aux individus, quels que soient leurs choix de vie, de décider de leur destin, bref tout ce qui favorise l’autonomie. Donc c’est une démocratie de bas en haut.
Un tel « socialisme » garantit la propriété privée des biens d’usage acquis par le travail ; il garantit à chacun un espace à lui dans lequel il puisse vivre à l’abri de la vie active, de la vie publique. Il ne propose pas d’abolir d’un seul coup le capitalisme, mais de lui mettre des freins qui seront d’autant plus efficaces que le pouvoir politique et le pouvoir de l’argent seront clairement séparés.

Rouvrir le futur

Nous avons été durement vaccinés contre les utopies. Le « communisme historique » a été la grande tragédie du siècle passé, et nous avons plusieurs fois eu l’occasion d’y réfléchir dans le cadre de cette Université populaire. C’est ce qui explique que le mot d’ordre « punk » « no future » semble résumer toute notre époque. Mais précisément si on veut ne pas tomber dans la résignation ou l’indifférence (et ce sont les résignés et les indifférents qui permettent au pire d’arriver, ainsi que le remarquait Hannah Arendt dans son travail sur les origines du totalitarisme), il est nécessaire de réaffirmer que le futur est à nous.
Mais le futur peut être plus heureux ou nous plonger dans la barbarie. Il n’y a pas de logique économique ni de logique historique implacable qui nous emmènerait dans une direction ou dans une autre. Il n’y a que l’action qui suppose de solides convictions morales que nous n’avons pas à réinventer mais qu’il s’agit de faire vivre en puisant dans le vieux fond dont nous héritons. Honnêteté, courage, sens de la justice, respect des autres … rien de neuf ! Mais des valeurs qui pourtant quand elles sont réaffirmées fermement deviennent de nos jours pratiquement subversives.
J’insisterai plus particulièrement sur cette vertu grecque qu’est le sens de la mesure. Sur le temple de Delphes étaient inscrites deux maximes qui résument toute la pensée grecque : « connais-toi toi-même » (ce qui veut dire connais ta juste mesure) et « rien de trop ». Le capitalisme dont la logique est celle de l’accumulation illimitée de la richesse et de la puissance s’oppose frontalement à cet idéal grec. Mais nous le savons, le développement illimité est une impossibilité physique qui conduit à la catastrophe. De plus en plus nombreux sont les chercheurs (y compris dans les institutions officielles du gouvernement des États-Unis) qui pensent que le mode de développement actuel ne pourra pas tenir plus de trois ou quatre décennies. Il nous faudra donc, de gré ou de force, dans des conditions humaines ou dans des conditions inhumaines apprendre à ne plus consommer à tort et à travers, à ne plus espérer que tous nos problèmes sociaux et existentiels pourront être résolus par la « croissance ». Remplacer la consommation par l’usage, faire des économies au lieu de subir les prétendues « lois de l’économie », ne pas chercher frénétiquement à apaiser nos angoisses dans la consommation des choses et cette religion universelle du capital qu’est le fétichisme de la marchandise : voilà autant d’habitudes vertueuses qu’il nous faudra acquérir si nous voulons tout simplement le monde existe encore demain. Et c’est encore une question de morale.
Alors, décence commune ? Autant qu’il est possible, on doit permettre aux individus de réaliser toutes les potentialités qui sont en eux. Mais ces potentialités peuvent s’exprimer de toutes sortes de façons et produire aussi souvent le pire que le meilleur. L’aspiration à une vie confortable et à jouir des biens que nous procurent la Terre et le travail est naturelle. Mais l’excès de richesse, les extravagances des nababs capitalistes sont proprement indécentes, tout comme est indécente la misère où sont précipités tant d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce qui est plus qu’indécent, mais franchement obscène – un mot qui en latin désignait ce qui est sinistre, de mauvais augure, dégoûtant, immonde – c’est la soumission des humains, leur soumission aux « lois du capital » aussi que leur soumission à des idéologies ou des religions meurtrières. Ce qui est décent, c’est la liberté tempérée par le souci des autres et la reconnaissance de l’égalité de tous.
1D. Fusaro, Il futuro è nostro, Bompiani, 2014, p.42
2G. Orwell, Fascisme & démocratie, The Left News, février 1941 in Écrits politiques (1928-1949), Agone, 2009, p.174
3Ibid.
4Voir préface aux Écrits politiques, oc/ p. XVII

Sur la justice sociale

Partons d’une affirmation assez célèbre en son genre de Friedrich (von) Hayek : « le concept de justice sociale est nécessairement vide et dénué de sens » (dans Droit, Législation et Liberté, 1973) Fondateur de la société du Mont Pélerin et grand prêtre du « néo-libéralisme », F. von Hayek l'a emporté. La « justice sociale » a déserté le champ du discours politique. Tout un pan de la pensée philosophique, d'Aristote à John Rawls en passant par Thomas d'Aquin, Rousseau, Kant et Hegel a été mis hors-circuit. Au moment où les inégalités explosent, où les protections arrachées par les travailleurs au cours de luttes multiséculaires sont balayées par les "réformes" d'un capitalisme devenu absolu, il est impératif de revisiter la pensée de la justice sociale, car il n'y a aucune liberté là où les droits et la dignité des plus pauvres sont bafouées.
Faire la liste des théories de la justice est impossible dans un temps aussi court que celui d’une conférence. On pourrait aussi essayer de faire des typologies pour classer ces différentes typologies. Mais on s’en tiendrait à des abstractions creuses. Je vais essayer (I) de montrer ce qu’est une théorie de la justice ; (II) de montrer les diverses manières d’envisager la question de la justice sociale et (III) d’examiner les limites de cet exercice intellectuel en allant au-delà de la justice sociale.
(I)
On parle de théorie de la justice (pour reprendre l’expression consacrée du livre majeur de John Rawls) quand on cherche à définir les principes selon lesquels une société « bien ordonnée » devrait être gouvernée. Une théorie de la justice est donc toujours une théorie normative. Elle tente de définir rationnellement ce qui doit être – sans préjuger de ce qui est réellement, ce qu’on laissera aux sociologues et aux moralistes. Lorsque Aristote, dans le livre V de L’éthique à Nicomaque définit la justice, il s’agit pour lui de concevoir quelles sont les lois qui doivent gouverner les rapports entre humains à l’intérieur de la cité pour que celle-ci soit véritablement ce qu’elle doit être, le lieu d’une vie heureuse guidée par un choix réfléchi. Bien sûr Aristote n’invente rien. Il s’appuie sur la polis qu’il connaît bien, Athènes, sur sa constitution et sur la conception morale commune qui est celle de cette communauté politique, son ethos. Mais il fixe des principes généraux qui, d’ailleurs, auront une longue descendance, que ce soit dans l’éthique des grands philosophes arabo-musulmans, comme Averroès, dans l’éthique chrétienne telle que la fixera Thomas d’Aquin et au-delà dans une tradition qui irrigue encore la pensée juridique et philosophique contemporaine. Que vise Aristote ? On pourrait le dire avec les mots de Rawls, « une société bien ordonnée ». Qu’est-ce donc qu’une société bien ordonnée ? C’est une société qui « n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres », mais « est aussi déterminée par une conception publique de la justice. » (Rawls, 1987, 31). Il ne s’agit donc pas d’une réflexion morale sur le juste en soi, mais bien d’une conception publique, c’est-à-dire d’une conception qui peut être partagée par la majorité des membres d’une communauté et à laquelle ils peuvent se référer dans leurs décisions et comportements quotidiens et à laquelle le législateur se référera pour l’établissement des lois. C’est pourquoi la justice, chez Aristote, concerne d’abord la répartition des biens, des positions sociales et des récompenses (ce que l’on appelle la justice distributive), les punitions des délits (la justice corrective) et les règles de l’échange (la justice dite parfois « commutative »), bref l’ensemble des règles de la vie sociale. Cette conception s’est complexifiée dans les sociétés modernes, dans la mesure même où les attributions de l’État se sont étendues. À la justice distributive, on peut lier l’ensemble des lois sociales, des systèmes de protection contre la maladie, l’assurance-vieillesse, etc. La justice corrective elle aussi est devenue plus complexe, prenant d’ailleurs en compte bien des remarques qu’Aristote avait faites et qui restèrent pendant longtemps lettre morte, par exemple sa critique de la loi du talion, la question de la responsabilité, etc. Enfin la justice des échanges renvoie à toutes les réglementations économiques, qui vont de la garantie de la loyauté dans les transactions commerciales au droit du travail.
Il s’agit ici seulement de déterminer des principes, c’est-à-dire de les fonder en raison. Pour Aristote, les choses se présentaient de manière assez simple : il y a une justice « naturelle », une justice qui découle de l’ordre des choses, qui doit trouver ensuite sa concrétisation dans la « justice légale ». Par exemple, il semble naturel pour Aristote que l’on donne à chacun selon son mérite ; mais immédiatement après, il remarque qu’il n’est pas facile cependant de s’entendre sur la définition du mérite ! C’est un point sur lequel je reviens plus loin. Mais si on ne croit pas à l’existence d’une justice naturelle, si l’on pense que les principes du droit et de la législation sont fixés par le contrat social, il semble que soit bonne toute règle qui trouve l’assentiment du pouvoir souverain. Hobbes le dit. « Par bonne loi, je n'entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est cautionné et reconnu pour sien par chaque membre du peuple : et ce que chacun veut ne saurait être dit injuste par personne. Il en est des lois de la République comme des lois des jeux : ce sur quoi les joueurs se sont accordés n'est pour aucun d’eux une injustice. » (Thomas Hobbes, Léviathan, chapitre XXX trad. Tricaud, Sirey, 1971, p. 370). Cette conception radicalement positiviste pose problème. C’est pourquoi Rousseau et Kant ont tenté, selon des principes assez convergents, de construire des principes de justice que l’on puisse déduire rationnellement d’une opération de pensée – le pacte social originaire chez Rousseau, l’application au droit de l’impératif catégorique chez Kant. Rawls veut donner une justification a priori des principes de justice : ils « sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable ». (Rawls, 1987, 39) Ils sont donc renvoyés à une situation initiale (à la manière des théories du contrat social) entre des partenaires qui seraient « des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. » (Rawls, 1987, 40) À la place de la fiction de l’état de nature, Rawls propose une autre fiction, celle du « voile d’ignorance » : les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes de base de l’économie et de la philosophie politique, mais ignoreraient tout de leurs propres avantages. Reprenant certaines hypothèses des théoriciens du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus placés sous « voile d’ignorance » adopteraient les principes de sa théorie de la justice parce qu’ils adopteraient la stratégie du « maximin » qui consiste à maximiser la situation la plus défavorable.
Une autre manière d’envisager la construction de la justice sociale est donnée par l’utilitarisme et en premier lieu par Jeremy Bentham dans ses Principes de morale et de législation. Il s’agit pour lui de définir les principes de morale et législation à partir de l’idée presque évidente selon laquelle est bonne toute action qui produit une augmentation du bonheur (ou une minimisation de la peine) pour le plus grand nombre. Cette conception radicalement « collectiviste » du bien a été accueillie avec beaucoup de faveur tant dans les milieux libéraux au sens du libéralisme économique que dans certains milieux socialistes. L’utilitarisme repose sur un calcul des plaisirs et des peines et leur sommation à l’échelle de la société. Elle rompt cependant avec les philosophies issues de Rousseau ou Kant. L’utilitarisme suppose en effet que les droits et intérêts du petit nombre puissent être sacrifiés pour le plus grand bonheur du plus grand nombre. C’est pour cette raison que Rawls rejette radicalement l’utilitarisme.
(II)
Si l’on cherche un point commun entre les différentes théories de la justice (et j’excepte ici l’utilitarisme … encore que …), la question de l’égalité semble essentielle. La justice, c’est l’égalité, dit Aristote. C’est naturel semble-t-il de penser ainsi. Mais il faut ensuite s’accorder : égalité de qui et de quoi ? Aristote ne pose pas du tout l’égalité entre les hommes car pour lui il va de soi que les hommes ne sont pas égaux. Les esclaves ne sont pas égaux aux hommes libres, les femmes ne sont pas les égales des hommes, etc. Mais ce qui définit les citoyens, c’est qu’ils sont des égaux dans l’espace public. La liberté est même définie ainsi : être libre, dit Aristote, c’est être gouverné par des gens du même genre que soi !
L’égalité, chez Rousseau, est la condition même du contrat social. Or cette égalité, chez lui, n’est pas que purement juridique – la fameuse égalité en droit – il est nécessaire qu’il y ait aussi une certaine égalité des conditions et des fortunes. De trop grandes inégalités de fortunes sont incompatibles avec des libertés politiques égales pour tous. Autrement dit, si on veut garantir cette liberté politique égale pour tous, il faut aussi limiter assez sévèrement l’inégalité par ailleurs – Rousseau donne un critère simple : que personne ne soit assez riche pour en acheter un autre, que personne ne soit assez pauvre pour être obligé de se vendre.
Les théories de la justice contemporaines tournent elles aussi autour de cette question de l’égalité. Chez Rawls, la liberté égale pour tous est le principe inviolable. Ronald Dworkin oppose l’égalité des ressources et Amartya Sen l’égalité des « capabilités ».
John Rawls
John Rawls (1921-2002) est un philosophe américain dont les travaux ont profondément renouvelé la philosophie morale et politique dans la dernière partie du XXe siècle et suscité un vaste débat parmi les philosophes et bientôt au-delà chez les économistes, les sociologues et les politiques.
Son ouvrage majeur est la Théorie de la justice, publié en 1971 (Seuil, 1986, réédition en « Points »). La théorie de la justice (TJ) est une tentative de définir les principes d’une société à la fois égalitaire et pluraliste. Il ne s’agit pas de décrire la société existante, mais une société utopique, bien qu’il s’agisse d’une « utopie réaliste » puisque ses présuppositions sont les conceptions morales et politiques des sociétés libérales démocratiques modernes. Rawls propose une théorie d’ensemble qui porte aussi bien sur l’organisation politique que sur le droit. Mais le centre de sa réflexion consiste à déterminer comment et à quelles conditions il est possible de concilier liberté et égalité.
La TJ vise une société bien ordonnée. Dans une telle société, les inégalités de revenus ou de positions sociales ne peuvent dépendre de la loterie naturelle qui distribue les talents, mais doivent être justifiées, si elles sont nécessaires, par les principes de justice – et non pas la règle de l’utilité sociale.
Dans une société bien ordonnée, les participants sont des agents rationnels, poursuivant leurs propres intérêts : ainsi, la TJ est compatible avec le libéralisme traditionnel. Des égoïstes rationnels pourraient accepter les principes de base de la TJ et, a fortiori, des êtres altruistes le feraient aussi. L’objet de la TJ est la détermination de la structure de base de la société, c'est-à-dire un ensemble d’institutions sociales formant un système cohérent de coopération.
Les principes de base sont formulés ainsi :
  1. « Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur. » C’est le principe d’égale liberté pour tous.
  2. « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » C’est le principe de différence.
Ces deux principes se résument ainsi : « l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. »
Le premier principe est un principe « constitutionnel. » Il faut en déduire les mesures adéquates, par exemple, concernant la répartition équitable, et à peu près égale, des moyens de participation à la vie politique.
Le principe de différence part de la maximisation de la position des plus désavantagés. Il permet de répondre aux critiques traditionnelles contre l’égalitarisme puisqu’il se présente comme un principe d’égalité intégrant un principe d’efficacité.
L’égalité des chances est définie par Rawls comme « égalité équitable ». Elle se distingue de la simple égalité des chances qui est l’égalité formelle. Les positions doivent être ouvertes à tous ceux qui ont les mêmes dons innés et les mêmes motivations, quelles que soient leurs origines sociales.
Sans prôner l’égalitarisme, Rawls estime que la répartition des richesses et des positions sociales ne ressortit pas à la mécanique « naturelle » de l’économie de marché mais au contrat social. Ce qui suppose des institutions puissantes de redistribution.
Rawls veut donner une justification a priori des principes de justice : ils « sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable. » Ils sont donc renvoyés à une situation initiale (à la manière des théories du contrat social) entre des partenaires qui seraient « des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. » À la place de la fiction de l’état de nature, Rawls propose une autre fiction, celle du voile d’ignorance : les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes de base de l’économie et de la philosophie politique, mais ignoreraient tout de leurs propres avantages.
Reprenant certaines hypothèses des théoriciens du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus placés sous « voile d’ignorance » adopteraient les principes de la TJ parce qu’ils adopteraient la stratégie du « MAXIMIN » qui consiste à maximiser la situation la plus défavorable.
Ainsi, dès que l’égalité est possible et avantageuse pour tous, on choisira un partage égalitaire : si celui qui doit partager le gâteau se sert en dernier, il fera des parts égales. De là on peut déduire le principe d’égale liberté pour tous. Rawls admet que la récompense de l’inégalité des talents et des mérites peut être avantageuse pour tous. Si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux dans une société égalitaire, en adoptant la stratégie du « maximin » on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales ; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence.
Très généralement, la structure de base doit garantir l’égalité des chances, éviter que la répartition des individus d’une génération donnée sur les positions sociales ne soit que la reproduction de la répartition de la génération précédente. La mobilité sociale et la possibilité d’une promotion sociale fait partie de ces biens de base. La dernière dimension : « respect de soi ». Ce « sens qu’un individu a de sa propre valeur » dépend en effet très largement des institutions sociales. Si la conception moderne de la liberté politique place l’individu à la base du contrat social, elle affirme donc la valeur intrinsèque de l’individu, qui n’est plus seulement un membre du corps social. La participation à la vie politique et à la culture de sa propre nation, l’ouverture sur la culture des autres nations, font à l’évidence partie de ces aspects des institutions sociales de base qui sont nécessaires pour garantir le respect de soi.
Ronald Dworkin
Philosophe du droit, à la fois l’un des porte-parole du libéralisme politique américain et un théoricien du droit naturel, Ronald Dworkin (1931-2015) défend le principe d’égalité comme principe de la démocratie libérale. Partant du constat que « parmi les idéaux politiques, l’égalité fait figure d’espèce menacée », il rappelle que la légitimité d’un gouvernement repose sur l’égalité d’attention qu’il apporte à chacun des citoyens (« sans elle, le gouvernement n’est qu’une tyrannie »). Cette égalité d’attention inclut la manière dont les richesses sont distribuées, puisque cette distribution est le produit de l’ordre juridique : « la fortune de tel ou tel citoyen dépend massivement des lois dont la communauté auquel il appartient s’est dotée. »
L’égalité ne peut donc être formelle, elle suppose une forme d’égalité matérielle. Mais cette conception à son tour suppose deux principes éthiques fondamentaux : celui d’importance égale des vies individuelles et celui de responsabilité. Ainsi le propos de Dworkin est de construire un égalitarisme libéral.
Dworkin se concentre d’abord sur le problème de l’égalité distributionnelle, c’est-à-dire celui de la distribution de l’argent et des ressources. Il oppose à ce sujet deux théories : l’égalité de bien-être et l’égalité des ressources. La première définit une distribution qui « traite les individus comme égaux lorsqu’elle répartit ou transfère les ressources parmi eux jusqu’au moment où aucun transfert additionnel ne pourrait accroître leur égalité du point de vue du bien-être ». Dans la seconde théorie on réclame seulement une répartition et des transferts qui assurent l’égalité maximale des ressources. Bien que la plus séduisante au premier abord, l’égalité de bien-être présente de nombreuses difficultés – en premier lieu parce qu’il existe différentes façons de définir le bien-être – et elle s’avère donc au total une théorie faible.
L’égalité des ressources concerne les ressources qui peuvent être possédées de manière privative – la question de l’égalité de pouvoir est différente. Il s’agit donc bien de rester dans le cadre libéral qui suppose la propriété privée, ce qui suppose la possibilité de transfert des biens et donc du marché. Dworkin soutient que l’objectif de l’égalité des ressources ne s’oppose pas à l’action du marché et il s’agit donc ici d’aboutir à un équilibre ou un compromis entre l’égalité et les autres valeurs (efficacité, prospérité, utilité globale).
Pour exposer le principe de l’égalité de ressources, il a recours à une fiction heuristique, celle des naufragés sur une île déserte. Toutes les ressources disponibles sur l’île doivent être également partagées entre les naufragés et cette répartition doit supporter le test d’envie : « aucune répartition des ressources n’est une répartition égale si, une fois qu’elle est achevée, l’un des immigrants préférerait posséder le paquet de ressources possédé par un autre au lieu de son propre paquet ». Le mécanisme de la répartition doit être une vente aux enchères, les participants disposant au départ d’une quantité égale d’une monnaie conventionnelle (des coquillages par exemple). Dworkin se réfère ici explicitement au modèle walrasien et à la théorie de la valeur de Debreu. La monnaie sert de mesure qui permet d’évaluer la réalisation de l’égalité des ressources. Si l’égalité est assurée au moment de la « vente aux enchères », elle peut néanmoins être rapidement brisée pour des raisons qui ne mettent pas en cause la responsabilité des individus, mais la chance ou la malchance. Il faut distinguer ici la chance ou la malchance liée aux options (les paris risqués pris par l’individu en connaissance de cause) et la chance ou la malchance pure. Les inégalités qui naîtraient de la réussite ou non des paris ne peuvent pas être considérées comme injustes et il ne serait pas juste de procéder a posteriori à une redistribution des richesses en parieurs chanceux et malchanceux. En ce qui concerne la malchance pure, un système d’assurances (avec un marché des assurances incluant une assurance fixe obligatoire) complète le modèle. Reste à traiter la question des inégalités de talent qui pourrait conduire avec le temps à des inégalités croissantes. Dworkin propose de remédier à ce problème par des redistributions périodiques – sur le principe de l’impôt sur le revenu : il s’agit d’un compromis entre deux exigences égalitaires. Ce schéma doit évidemment être développé, complexifié de manière à pouvoir déterminer une politique réelle – le but réaffirmé de Dworkin. Alors que le principe de justice de Rawls définit les positions des groupes, Dworkin insiste sur le fait que l’égalité est d’abord une question de droits individuels, parce qu’elle « définit un rapport entre citoyens ».
L’égalité des ressources posée dans le monde fictif des naufragés et de la vente aux enchères des ressources disponibles peut-elle réellement être mise en œuvre, même de manière approximative, dans le monde réel ? Dans les sociétés réellement existantes, même celles qui ont de longtemps appliqué des politiques de welfare, « les riches sont beaucoup mieux lotis et les pauvres beaucoup moins bien lotis que ne l’exigerait l’égalité des ressources. » Un programme de réforme redistributeur pourrait obliger les plus riches à exploiter leur richesse dans certaines directions. Mais ceci exigerait des contraintes juridiques et des limitations de la liberté qui sont exclues dans la conception de Dworkin. Pour savoir dans quelle mesure des lois limitant la liberté des riches de dépenser leur richesse selon leur bon vouloir seraient ou non légitimes, Dworkin invente le principe de « victimisation » : une personne est victime dès lors qu’elle subit un déficit de liberté. À l’aide de ce principe, il montre que la loi limitant les dépenses dans les campagnes électorales ne fait aucune victime – personne ne voit sa liberté restreinte. Appliquant ces principes au système de santé, il soutient que le principe de victimisation permet de déterminer quel est le paquet de mesures souhaitables pour la réforme du système de santé.
Amartya Sen
Amartya Sen (né en 1933) est un économiste d’origine indienne qui a étendu sa réflexion aux questions de philosophie sociale et de théorie de la justice. Il a reçu le prix de l’Académie de Stockholm, dit « prix Nobel d’économie » en 1998 pour ses travaux sur la famine et le développement humain. Il soutient, notamment, que la démocratie est une des conditions pour qu’un gouvernement soit apte à lutter contre la famine.
La capabilité vise à définir la liberté effective dont peut jouir un individu, c’est-à-dire l’ensemble des combinaisons de vie auquel il peut avoir accès. Dans une perspective proche et différente de celle de Ronald Dworkin ou de John Rawls, il veut redéfinir l’égalité dans une société libérale et démocratique. Il est en effet impossible d’opposer liberté et égalité, puisqu’une éthique qui fait de la liberté la valeur première est toujours obligée de se poser la question de la répartition de la liberté et jusqu’à quel point elle doit être égale.
Une éthique de l’organisation sociale qui puisse résister au temps est toujours fondée sur l’égalité de quelque chose. Le problème est seulement de savoir « égalité de quoi ? ». La difficulté pour répondre à cette question tient à deux facteurs : l’hétérogénéité humaine et la multiplicité des critères permettant de définir l’égalité : égalité des revenus, égalité de bien-être, égalité des utilités. On peut même, comme Nozick, justifier l’inégalité (des revenus, etc.) par l’égalité des droits « libertariens », c’est-à-dire une égalité qui se résume à l’égal des propriétaires à jouir de leur propriété sans être entravés par les revendications des autres. En outre, si on choisit de faire valoir les exigences de l’égalité dans certains espaces, il est pratiquement inévitable que se maintiennent ou se développent de substantielles inégalités dans d’autres espaces. Les conflits peuvent surgir entre les divers espaces où les revendications égalitaires peuvent se faire jour. Une large égalité des droits libertariens doit nécessairement s’accompagner d’une grande diversité de revenus.
Sen réfute les thèses utilitaristes car elles ne peuvent par construction prendre en compte la liberté et l’égalité de droits. Il s’oppose également aux approches fondées sur la distribution des ressources, comme celles de Dworkin ou de Rawls, bien que ces deux auteurs en mettant l’accent sur l’égalité des moyens aient très justement tourné la réflexion sur l’égalité vers la question de la liberté.
Pour comprendre la notion de « capabilité », Sen introduit la notion de « fonctionnement » : une vie est faite d’un ensemble de fonctionnements – avoir suffisamment à manger, être en bonne santé, etc. – composés d’états et d’actions. L’accomplissement d’un individu est alors défini comme le « vecteur de ses fonctionnements ». La capabilité peut alors être définie comme les diverses combinaisons de fonctionnements que la personne peut accomplir. La capabilité permet d’indiquer que l’individu est libre de mener telle ou telle vie. Par rapport aux théories qui partent des ressources ou des biens premiers, l’avantage de l’évaluation de la position d’un individu en termes de capabilités est qu’elle ne s’en tient pas aux instruments mais pose directement la question des possibilités d’activité de l’individu et leur lien avec le bien être. Par exemple un handicapé peut avoir plus de biens premiers mais moins de capabilités qu’un autre. Il y a une nécessité de prendre en compte les situations particulières des individus et le sens qu’ils donnent à leur propre vie.
L’approche par capabilités présente de nombreuses difficultés : les capabilités ont des poids relatifs différents : se mouvoir est plus important que pouvoir jouer au basket. Sen propose des méthodes d’évaluation sachant qu’il reste une indécidabilité résiduelle inéliminable.
La définition de la justice découle de ce concept de capabilités : il s’agit de l’égalité des capabilités. « Dans l’évaluation de la justice fondée sur la capabilité, les revendications des individus ne doivent être jugées en fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils détiennent respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser. » Il s’agit donc pour Sen de penser l’égalité en matière de « liberté réelle » et non seulement en matière d’instruments de la liberté. Ce faisant il écarte deux manières erronées de penser l’égalité : l’égalité des moyens et l’égalité des résultats.
Comme toutes les éthiques égalitaires, l’égalité de capabilités doit répondre aux arguments des défenseurs de l’inégalité. Les deux arguments principaux concernent l’incitation et l’asymétrie opérationnelle. Cette dernière consiste à donner plus de pouvoir à certains individus pour des raisons d’efficacité – tout le monde ne peut pas avoir une égale capabilité à prendre des décisions, puisque des compétences différentes et bien déterminées sont nécessaires dans la direction de l’État ou des entreprises. Mais l’argument de l’asymétrie opérationnelle ne concerne que certains domaines particuliers et pourraient bien ne pas être pertinents pour un grand nombre d’autres domaines. En ce qui concerne l’incitation qui joue un grand rôle dans la littérature économique concernant l’allocation des ressources, on ramène souvent les inégalités d’accomplissements aux décisions et aux efforts différents des individus. Mais si des différences humaines spécifiques jouent un rôle majeur dans l’inégalité des accomplissements ou des libertés, l’argument de l’incitation perd beaucoup de sa portée. Par exemple, les différences d’âge et de sexe jouent un rôle important dans l’inégalité des capabilités. Dans ce cas une politique égalitariste ne pourrait pas entraîner une baisse de l’incitation comme l’affirment les modèles économiques standards. De même, en matière de soin, on ne voit guère que la gratuité des soins puisse inciter les agents à tomber malade pour profiter des avantages de l’assurance maladie. Par conséquent toutes discussions sur l’argent comme moyen de responsabiliser les malades sont au mieux stupides.
Non seulement l’égalité des capabilités offre une approche intéressante en termes de libertés réelles, mais elle permet aussi de mieux cerner les revendications qui pourraient être adressées à une éthique sociale en matière d’égalité de bien-être : « l’approche du bien-être par la capabilité diffère de la concentration traditionnelle sur l’aisance économique (sous la forme du revenu réel, des niveaux de consommation, etc.) à deux titres importants : (1) elle transfère le centre d’intérêt de l’espace des moyens (biens et ressources) à celui des fonctionnements qui sont perçus comme des éléments constitutifs du bien-être humain ; et (2) elle permet – sans en faire une obligation – de prendre en considération l’ensemble constitué par les vecteurs de fonctionnements possibles entre lesquels la personne peut choisir. » On peut donner à tous les moyens de faire du sport (c’est égalitaire!) mais celui qui préfère étudier le latin sera lésé !
(III)
Si intéressantes que soient ces théories de la justice – notamment parce qu’elles ont une vertu heuristique et une vertu critique, elles ne sauraient remplacer une philosophie sociale. Purement normatives, elles présupposent de fait des sociétés comme les nôtres, c’est-à-dire des sociétés libérales reposant sur le marché et la libre concurrence. Elles s’inscrivent toutes d’ailleurs dans l’optique que Rawls a définie comme « libéralisme politique ». Mais c’est là que le bât blesse et cela explique sans aucun doute leur éclipse du débat public. Rawls, comme j’ai eu l’occasion de le dire, produit une théorie de la justice compatible avec l’État keynésien du welfare dont il fournit au fond une justification théorique. Mais le welfare est mort. Mort de la crise du mode d’accumulation post-seconde guerre mondiale, crise ouverte en 1971 avec la mort du système monétaire international de Bretton Wood. Mort aussi de la chute de l’Union Soviétique : tant que les capitalistes ont craint l’expansion du système soviétique, ils ont souvent cherché à proposer une alternative sociale qui préserve les bases du mode de production capitaliste. La fin de la « peur du rouge » combinée à la nouvelle période d’accumulation dominée par la mondialisation et la financiarisation rend l’État social modèle 1945 inutilement coûteux.
Posons le problème autrement.
D’une part, on peut faire remarquer que la justice ne s’impose comme question centrale que lorsque l’amitié civique n’existe plus et que les individus sont voués à mener des existences séparées, pour reprendre la formule du père spirituel des libertariens américains Robert Nozick. Tant que prime la loi communautaire, la solidarité s’organise spontanément, car « entre amis tout est commun ». De ce point de vue les critiques libérales qui disent que la justice sociale administrée par l’État n’est qu’une manière de nous faire agir conformément à des sentiments que nous n’éprouvons point n’est pas sans fondement !
D’autre part, ce qui me semble essentiel, pour le dire vite, ce n’est pas la question des inégalités – n’en déplaise à Thomas Piketty – mais celle des rapports sociaux de production et des rapports de propriété. Est-il si important de se demander si X gagne légitimement quatre fois plus que Y quand on évite de poser la question des rapports sociaux entre X propriétaire des moyens de production et acheteur de force de travail et Y qui n’a pour vivre que sa force de travail à vendre ? Qu’un joueur de football gagne des sommes extravagantes, cela peut choquer, mais personne n’oblige les supporters à acheter hors de prix les billets des matches de football ou à se précipiter sur les retransmissions télévisées financées par la publicité qui trouve là une belle occasion d’investir les temps de cerveau disponible.
S’il y a un problème avec l’inégalité des fortunes, c’est en tant que l’argent est à la fois l’expression et le moyen d’un pouvoir sur autrui, un des aspects de la domination. Mais la question clé est celle de la domination, sous tous ses aspects. C’est précisément pourquoi, comme Sandel ou Pettit, je crois que le républicanisme constitue une réponse sérieuse aux théories de la justice, si on entend par républicanisme la conception de la liberté comme non-domination.
À cette question de la non-domination, il y a évidemment toute une dimension proprement politique – que j’ai déjà eu l’occasion de développer longuement – mais aussi une dimension qui recoupe les préoccupations des théories de la justice. Je vais partir du plus important : les rapports de domination politique trouvent leur soubassement dans les rapports sociaux. Être dominé, c’est subir la domination des classes dominantes. L’esclave est l’instrument de son maître. Son humanité est niée radicalement. Mais il en va de même, à bien des égards, du prolétaire. Celui qui ne peut vivre qu’en vendant sa force de travail est d’abord celui qui doit se soumettre à la volonté d’un autre homme. Le contrat de travail, tout le monde le sait, et aussi bon soit-il, est un contrat de soumission. Le vrai problème, devenu incompréhensible à une grande majorité de nos contemporains et en particulier à nos contemporains « de gauche », ce n’est pas que l’ouvrier gagne moins que le patron ! Le vrai problème c’est que le patron a barre sur lui. La formule du capital, c’est A-M-A’ explique Marx et le « mystère » de cette formule, ce qui explique que l’échange équivalent contre équivalent finisse par produire une survaleur, c’est l’exploitation, c’est-à-dire l’appropriation du travail gratis laquelle découle du rapport salarial lui-même comme rapport de domination. Les formes ici importent peu. Le travail à façon qu’effectuent ces artisans ruinés qu’étaient les canuts n’était qu’une forme primitive de cette soumission du travailleur aux conditions de travail, c’est-à-dire au capital. Aujourd’hui, cela s’appelle « uberisation » de l’économie ; il paraît que c’est le dernier chic de la modernité, ce qui préfigure notre avenir à tous : plus de salariat mais des « contrats de missions », déjà fort utilisées dans les professions très qualifiées. Que sont ces « contrats de missions » ? Rien d’autre que des contrats salariaux dans lesquels le patron n’est plus obligé de vous payer, de vous licencier ou que sais-je encore dès lors que le carnet de commandes fléchit, qu’une machine est tombée en panne ou que les intempéries affectent l’activité. Pour comprendre tout cela, il suffit de lire Le Capital de Marx, un livre qu’on ne lit plus, une pensée qu’il faut exterminer pour faire passer la marche arrière toute vers les formes les plus barbares de l’exploitation comme la marche en avant vers l’avenir radieux qu’ouvrent les nouvelles technologies, qui se révèlent, une fois de plus, comme des technologies de l’asservissement des hommes et du bourrage de crâne.
Voilà, donc, si on est contre la domination, il faut être pour l’abolition du salariat et par la même occasion du patronat – comme le disait la Charte d’Amiens de la CGT en 1906 ! Reprendre cette perspective, réfléchir à des modèles qui permettraient la transition entre aujourd’hui et demain, voilà ce qu’il faudrait faire, voilà à quoi les intellectuels, les politiques, les militants syndicaux qui affirment défendre les intérêts des travailleurs, devraient occuper non seulement leur loisir mais aussi une bonne partie de leur activité. Au lieu de dénoncer qui l’islamophobie, qui telle ou telle oppression sociétale, qui la laïcité – forcément « ringarde », et j’en passe et des meilleures. Abolition du salariat et patronat, ça s’appelle communisme, en vieux français et comme je ne crois pas (ou plus) au dépérissement de l’État, je vais appeler ça « communisme républicain ». J’expliquerai un jour pourquoi ça pourrait s’appeler aussi « socialisme libéral » en reprenant les thèses de Rosselli et des gens du « Parti d’action » italien.
Vous l’avez compris : communisme ici, ça n’a donc rien à voir avec la transformation de tout le monde en salarié d’un nouveau patron, l’État. Ça, ce serait simplement le capitalisme d’État qu’on a vu à l’œuvre au siècle passé.
On me dira : c’est bien joli tout ça, mais c’est de l’utopie ! Alors prenons le problème autrement. La justice la plus élémentaire, le droit le plus fondamental, c’est le droit de vivre. C’est même le droit naturel le plus sérieux comme le pensent les philosophes du droit naturel comme Spinoza et Rousseau. C’est pour cette raison que les hommes vivent sous le gouvernement de lois communes. La république doit garantir la sécurité et autant que possible l’absence d’inquiétude quant aux perspectives de vie de chaque citoyen. La propriété privée a pour seule et unique légitimité de procurer à celui qui en dispose un abri dans le monde. Quand notre système de protection sociale (contre la maladie et la vieillesse) a été conçu, il s’agissait justement de donner collectivement ce quelque chose qui les garantirait contre les aléas de l’existence. La protection sociale, c’est la propriété de ceux qui sont privés de propriétés. La « justice sociale » a un nom commun pour nous, elle s’appelle sécurité sociale. Le travailleur étant privé de la propriété des moyens de production, c’est la sécurité sociale qui est sa propriété. Mettre en cause cette protection sociale, c’est donc évidemment le contraire de la justice sociale. Notre constitution garantit aussi le droit au travail. Si est juste le principe « qui ne travaille pas ne mange pas », si on a raison de dire en chantant « L’Internationale », « l’oisif ira loger ailleurs », alors il faut rendre ce droit au travail effectif, pour que chacun puisse vivre décemment du fruit de son travail, tant que la maladie ni la vieillesse ne l’en empêchent. On le voit, ces deux principes de justice élémentaires sont aujourd’hui en conflit violent avec l’évolution du mode de production capitaliste à notre époque. Ceux qui défendent la sécurité sociale fondée sur la solidarité collective et les retraites fondées sur la répartition non seulement défendent la justice la plus élémentaire mais encore défendent des éléments de communisme qui existent d’ores et déjà dans nos sociétés et dont l’existence est devenue une intolérable limite au mode de production capitaliste et à sa domination absolue.
Encore autre chose : si le contrat salarial est un contrat de soumission, il existe pour les salariés une protection légale, le code du travail qui fait valoir les besoins fondamentaux des salariés face aux empiétements du pouvoir patronal. Dans la conception républicaniste, la liberté et la loi ne s’opposent pas. Bien au contraire, le républicanisme, c’est la liberté par la loi. Et le code du travail est l’expression la plus claire de cette loi qui vise à protéger les individus contre la domination. Évidemment, elle contredit la liberté du capital, elle bride la tendance des grands à tyranniser le peuple (pour parler ici comme Machiavel). Il faut en comprendre le sens qui n’est pas simplement « conservateur » comme on dit dans ce monde où les capitalistes s’affirment comme les révolutionnaires par excellence, les vrais partisans de la révolution permanente. Et ce sens est tout simplement de limiter les entraves à la concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail. Or, cette concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail, c’est cela le salariat ! Tout ce que couvre le code du travail apparaît maintenant sous son vrai jour, le début, les prémices de l’abolition du salariat, telle que la pensaient Marx ou les anarcho-syndicalistes qui ont fondé la CGT. On le voit encore, la justice sociale en tant que système de lois protégeant les individus contre la domination, la justice sociale pensée par le républicanisme est étroitement liée à la lutte des classes, à la lutte entre les grands et le peuple.
Ces quelques exemples montrent bien pourquoi il nous faut dépasser l’abstraction des théories de la justice pour enraciner la réflexion dans une philosophie sociale.
Je pourrais pour terminer esquisser une théorie de la justice autour de quelques principes :
  • comme le dit Aristote, à chacun selon son mérite ! Donc qui ne travaille pas ne mange pas ! Car nous, démocrates et républicains faisons du travail le mérite fondamental. Donc les revenus de la rente et des dividendes sont illégitimes ; bienheureux celui dont les économies sont simplement conservées par leur placement, car le travail accumulé ne peut être conservé que par la vie du travail vivant. Je ne veux pas discuter pour savoir si le médecin mérite cinq fois ou dix fois le salaire d’un travailleur non qualifié. Tout cela se règle « sur le tas » en tenant compte des besoins sociaux. Mais il faut clairement interdire que l’argent puisse faire des petits tout seul, il faut refuser la domination de la vie sociale par la chrématistique comme le disait déjà Aristote.
  • De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, c’est la devise du communisme selon Marx. Sans doute est-il difficile de généraliser ce précepte. Mais tout ce qui est fondé sur la « caisse de solidarité » communautaire doit être régi sur ce principe. Pour la sécurité sociale, chacun cotise selon ses capacités et chacun reçoit selon ses besoins.
  • Les biens sociaux primaires (selon Rawls) doivent être également partagés entre tous. L’éducation doit donc être gratuite. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’un logement décent, de congés, d’un accès égal à sa propre culture et à la culture des autres.
Je ne vais pas plus loin. On voit bien qu’il ne s’agit pas réfuter les diverses théories de la justice existantes mais bien d’en faire des outils de la lutte sociale. Car il n’y a pas de justice sociale sans lutte sociale. Et, comme disait Victor Hugo, ceux qui vivent sont ceux qui luttent.


Le Moloch a faim

Ou le retour du travail au cœur de la lutte politique
Par Denis Collini
La question du travail constitue l’arrière-plan des débats et des combats, sociaux, politiques et idéologiques, des dernières décennies. Mais elle a subi de singuliers chambardements : dans les années 90, on allait vers la fin du travail annoncée par le chômage de masse dans les pays les plus industrialisés, alors que les dernières années ont été marquées par le retour en force de la valeur travail. Étonnante inversion qui n’étonnera que ceux qui ne veulent pas voir que le chômage de masse n’est que le revers de l’insatiable soif capitaliste de travail vivant. Évidemment, pour comprendre cela, il faut cesser de traiter Marx en chien crevé et s’astreindre à le lire sérieusement.
Que l’actuel président de la République, ami et défenseur déclaré des principaux groupes du CAC 40 (Bouygues, Bolloré, Lagardère, Arnault, etc.), ait fait de la « valeur travail » son thème principal de campagne électorale, cela pourrait surprendre. Si, autre surprise, et cela sans exception, lesdits candidats de gauche ont évoqué la valeur travail, ce fut toujours sur le mode réactif, défensif, et toujours à retardement, sans jamais critiquer ou dépasser l’horizon théorique de Sarkozy1.

De la valeur travail

Les mots ne sont pas innocents : ni M. Sarkozy, ni son inspirateur et porte-plume Henri Guaino ne pouvaient ignorer qu’en économie la « valeur travail » désigne une théorie déclarée obsolète depuis la fin du XIXe siècle. Issue de l’économie politique anglaise classique (Smith, Ricardo), cette théorie a été retravaillée par Marx pour en faire l’élément central de l’analyse de l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste. La gauche a rangé Marx dans des cartons qu’elle ne retrouve plus et a abandonné tout cet héritage.
À cette théorie, centrée sur la production, l’économie politique2 que Marx nomme apologétique a substitué une théorie centrée sur la circulation, sur la formation des prix de marché à partir de la notion d’utilité. Alors que la théorie marxienne est une théorie du déséquilibre, la nouvelle économie politique est une théorie de l’équilibre général. La théorie de la valeur travail est celle d’un capital conquérant, assoiffé de produire toujours plus – le capitaliste est un « agent fanatique de la production pour la production », disait Marx – alors que la théorie de l’utilité, dite néoclassique, est celle d’un capital fatigué des ennuis de la production, d’un capital rentier3.
Il n’est pas dans notre propos de reprendre complètement ici le débat théorique sur la valeur travail.4 Contentons nous de souligner l’importance de cette théorie dans l’œuvre de Marx. Plusieurs auteurs, y compris des marxistes, ont fait le choix de dénier toute valeur à la théorie de la « valeur travail ». Ainsi John Elster, auteur d’un important livre sur Marx, considère que cette théorie est une « tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix. »5 Elster commet ici une erreur, car ce n’est pas chez Hegel que Marx va chercher la « valeur travail » mais, comme on vient de dire dans l’économie politique anglaise. Marx apporte à cette théorie une seule nouveauté, qui le distingue fondamentalement de Ricardo : l’ouvrier vend au capitaliste, non son travail mais sa force de travail. Le salaire n'est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n'avait pas vu ce « détail » que Ricardo confond valeur et coût de production. Confusion explicable : Marx lui-même mettra assez longtemps pour formuler cette correction de l’économie politique classique.
Pourquoi les économistes, les sociologiques et les positivistes de tout poil qualifient-ils la « valeur travail » de théorie métaphysique ? Parce que cette théorie n'est pas opératoire6, disent-ils. Elle butte en effet sur l'hétérogénéité du travail et l'impossibilité d'effectuer l'opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. C’est un des arguments les plus courants contre la « valeur travail » : si la valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail social nécessaire à leur production, comment peut-on comparer le travail simple (sans qualification) et le travail complexe (celui de l’ouvrier qualifié ou du technicien). Mais cet argument repose sur l’incompréhension de ce qu’est véritablement la « valeur travail » chez Marx. Ce n’est pas une théorie intemporelle de la valeur qui vaudrait dans n’importe quelle société et qu’on pourrait appliquer au travail dans n’importe quelle condition socio-historique. C’est seulement un schéma théorique, un « idealtype » qui permet de comprendre la dynamique de fonctionnement du mode de production capitaliste. Comment le travail complexe se réduit-il au travail simple ? Pour répondre à cette question, on peut se reporter à la manière dont la division du travail opère cette réduction : les travaux complexes des artisans ou des ouvriers très qualifiés sont réduits par l’organisation de la division du travail à des travaux simples ; à la limite, ils sont réductibles à une pure dépense d’énergie (comme, par exemple, sur la chaîne fordiste7). Aujourd’hui encore, lorsque les managers capitalistes comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon à un moment historique donné, ils réduisent d'un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous singuliers à une pure durée de travail. Ils savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques « gains de productivité ».
Un économiste peut, certes, se passer de la « valeur travail ». Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes et en déduire des modèles. Mais la réussite pratique, opératoire, de l’économie néoclassique (si elle était avérée…) ne dirait encore rien de sa validité théorique. Pour reprendre une comparaison faite par Marx, on pourrait aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n'est d'aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Pour autant, on ne peut pas en déduire que la théorie de Ptolémée est plus scientifique que celle de Galilée !
On peut en effet faire comme si la valeur-travail n'était d'aucune utilité : elle n'est d'aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et qu’on ne mesure pas des valeurs – bien que Marx postule, car c’est la logique même de son analyse qui l’exige, que la somme des prix est égale à la somme des valeurs. Mais la sphère de la circulation n'est qu'un aspect, ni secondaire, ni dérivé, certes, mais partiel du mode de production capitaliste. L'objet de l'économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l'unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l'unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n'y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur (aujourd’hui rebaptisé ressource humaine) est réduit au rôle de « facteur travail » au côté du « facteur capital ». Quant à l'ouvrier en tant que producteur, il n'entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l'objet des analyses du Capital. Ainsi l’économie politique néoclassique n’est pas « fausse ». Elle est idéologique.
Il y a une deuxième question. Pour Marx, la transformation de l'argent en capital, ou encore la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe et ne se passe pas dans la sphère de la circulation ! Plus exactement, elle s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n'est possible que si l'homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail.8
Or, « en tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. »9 Pour que cette puissance de l’individu vivant10 soit transformée en puissance objective du capital (en « facteur travail »), il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître de manière indépendante cette marchandise « force de travail ». Celle-ci est une marchandise bien particulière, dans laquelle s’exprime l’aliénation de l’individu, dans tous les sens du terme. En vendant sa force de travail, l'ouvrier n'est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, c’est-à-dire qu’il s’aliène et devient donc étranger à lui-même et il s’objective, c’est-à-dire devient objet, extérieur à lui-même, en transformant sa « puissance personnelle » en une force de production11. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n'apparaît que comme une quantité d'argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations scotomisent cette réalité fondamentale.
Si les économistes « bourgeois » refusent la « valeur travail », c’est tout simplement parce qu’ils ne comprennent même pas de quoi elle parle ! Chez Marx, la théorie de la « valeur travail » est d’abord une théorie de l'exploitation et donc incluse dans une théorie des rapports sociaux. La formule du capital, A–M–A’, n’est rien d’autre que la formule de la domination du capital sur le travail : l’argent s’échange contre de la marchandise force de travail qui en étant consommée (mise en œuvre dans le procès de production) reproduit sa valeur augmentée de la plus-value.
L’économie néoclassique fait valoir que le profit capitaliste procède de la capacité qu’a le détenteur de capital à exploiter les « ressources » à sa disposition. Mais cette façon de procéder qui noie tous les moyens de la production sous le terme de ressources (y compris les « ressources humaines »12) est encore purement idéologique. Le jardinier du dimanche qui exploite les recherches de son jardin ouvrier récolte des légumes qui constituent une richesse. On peut dire qu’il profite de son jardin. Mais pour autant il n’a fait aucun profit et ni brouette, ni sa bêche ne sont du capital fixe. Marx ne cesse de le répéter, le capital n’est pas une chose mais un rapport social, un rapport social qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses étrangères : « Les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n'ont aucun lien réel. »13
Bref, l’économie néoclassique, celle qui domine dans les universités et la recherche est bien incapable de réfuter la théorie de la valeur travail. Mais inversement, c’est en dégageant le noyau central de cette théorie telle que Marx la reformule qu’on peut comprendre l’étrange myopie de l’économie néoclassique.
L’intérêt du discours de Nicolas Sarkozy sur la valeur travail est de remettre l’accent, encore fois sans l’avoir voulu, sur le rapport fondamental dans le mode de production capitaliste, le rapport capital/travail fondé sur l’extorsion du surtravail. Pendant que les bavards aux ordres et les ignorants pontifient sur la nouvelle création de valeur, l’économie de l’immatériel et autres calembredaines de la même farine, le nouveau chef de l’État, représentant « décomplexé », c’est-à-dire avoué, de la classe dominante, répète qu’il faut travailler plus pour que le capital gagne plus. Le capital a soif de plus-value et il doit pour cela extorquer un maximum de surtravail. L’extension sans limites des heures supplémentaires défiscalisées et sans charges sociales (c’est-à-dire d’heures supplémentaires payées en réalité moins cher que les heures normales) constitue un des moyens pour relancer la bataille pour l’augmentation du temps du travail14, c’est-à-dire l’augmentation de la plus-value.
Marx distinguait deux manières de produire de la plus-value. La manière archaïque, la production de plus-value absolue, consiste à allonger sans retenue la durée du travail et à embrigader toute la famille, femme et enfants, dans l’armée du capital. La manière plus moderne, la production de plus-value relative, consiste à augmenter la productivité du travail pour diminuer la part de la journée de travail que l’ouvrier consacre à remplacer l’équivalent de la valeur de sa force de travail (son salaire) afin d’augmenter la part du travail gratis (la plus-value).
La loi des 35 heures de Mme Aubry a été un puissant accélérateur de la production de plus-value relative. Selon la stratégie du « donnant-donnant » la réduction du temps de travail s’accompagnait d’une plus grand flexibilité15, d’une réorganisation du travail pour améliorer la productivité et d’une cure d’austérité salariale. Les objectifs de ce plan ayant été atteints – y compris en dégoûtant une partie des ouvriers de la revendication de réduction du temps de travail, on se prépare à passer à la deuxième étape, c’est-à-dire à s’accorder aux conditions mondiales actuelles de la production capitaliste en augmentant à nouveau la durée de la journée de travail.

De la réduction du temps de travail

Des socialistes et autres bonnes âmes de gauche protestent. M. Sarkozy irait contre la « tendance séculaire » à la réduction du temps de travail. En quelque sorte naturellement, le mode de production capitaliste conduirait à une réduction inéluctable de la durée du travail – on passe sous silence les dures luttes du mouvement ouvrier pour arracher la journée de 8 heures, les congés payés, etc. Dans un excellent livre, le philosophe italien Pietro Basso remet les pendules à l’heure.16
Cette prétendue tendance séculaire à la baisse du temps de travail n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Basso rappelle les « prophéties » de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, « nos petits-enfants », disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail n’a pratiquement pas varié depuis l’entre-deux-guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle Wal-Mart.
Basso montre d’ailleurs bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses « facteurs », alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des « sciences économiques ». Mais également de comprendre la signification réelle, de classe, de la loi Aubry qui liait la réduction du temps de travail à son annualisation.
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le présentéisme  — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, finissent leur travail à la maison, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux États-unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les pires conditions de centaines de millions de pauvres des pays émergeants. Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Le temps de travail, c’est aussi l’intensification du travail. Les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts ; un génocide silencieux qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au cœur de ce phénomène. Et Basso donne une analyse pénétrante du toyotisme, ce successeur ultramoderne du fordisme. Sur une chaîne fordiste traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 secondes par minute (Le reste du temps est lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Avec son slogan du juste à temps, le toyotisme est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre jusqu’à 57 secondes par minute de travail effectif. Le travail comme simple dépense de la force de travail : on retrouve ici la valeur travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie métaphysique) mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la dématérialisation du travail et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers (nettoyage, restauration, entretien)... Les services peuvent aussi ressembler aux pires des bagnes industriels : les plates-formes d’appels téléphoniques en sont un bon exemple. Mais surtout, les « miracles » vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Évidemment, les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie qui, seule, peut « faire des miracles » : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcenée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des contre-exemples allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hebdomadaire moyen, en Allemagne comme en France, reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre politiques d’assouplissements et de contournements, la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. Là, comme en Allemagne, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la flexibilité des horaires, du développement du travail de nuit et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant travail choisi n’est jamais que le travail choisi par les patrons.
Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste : le donnant-donnant cher à Martine Aubry vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail, c’est-à-dire contre l’extraction de la plus-value relative. Le sens de cette loi est d’ailleurs fourni par les hommes politiques de la droite française eux-mêmes. Ils ont tempêté contre cette loi qui empêcherait les gens de travailler plus, mais finalement personne n’a proposé son abrogation.
En Allemagne, la situation s’est également profondément dégradée et les 35 heures ne sont plus qu’un souvenir. La proximité de pays à bas salaires et à législation sociale souple, membres de l’Union européenne, a permis d’exercer sur les ouvriers allemands un chantage éhonté, de nombreuses entreprises industrielles passant de 35 à 40, voire 41, 42 heures sans la moindre augmentation de salaire. Pour s’assurer la paix sociale, le gouvernement Schröder a mis en place le système d’indemnisation du chômage (Plan Artz IV) et le nouveau gouvernement de coalition CDU/SPD n’a eu qu’à continuer dans la même voie.
Aujourd’hui, il règne autour de cette affaire une véritable terreur intellectuelle. Pas un syndicat, pas un parti politique ne met encore dans ses priorités la réduction du temps de travail. Il suffit de rappeler que la candidate de la gauche a admis la nécessité d’assouplissements négociés de la loi Aubry, autrement dit qu’elle a admis pour l’essentiel le raisonnement de son adversaire de droite.

De la fin du travail … ou peut-on vivre sans travailler ?

Si on s’attache à penser la réalité sociale autour de rapports conflictuels entre les classes sociales, l’analyse de la question du travail est centrale et force est de constater que les deux dernières décennies ont été celles de reculs et de défaites majeures du mouvement ouvrier. À tel point qu’on peut même se poser la question de l’existence de ce mouvement lui-même. Mais laissons pour une autre fois cette question qui exigerait d’envisager quelques scénarios pour l’avenir. Tenons-nous en au présent et au passé proche.
Comme dans toutes les situations de ce genre, il ne suffit pas de décrire, il faut aussi expliquer. La première explication est assez évidente : il y a eu une défaite intellectuelle de la gauche ou des gauches. Comme le fait remarquer Jean-Marie Harribey17, l’incurie de la pensée de gauche sur la question du travail est patente : « La gauche politique et une bonne partie des gauches intellectuelles et mouvementistes ont, depuis deux décennies, déserté tout pensée cohérente sur le travail ». Il ajoute : « Depuis longtemps, les bien-pensants avaient enterré Marx et sa théorie de la valeur-travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant plus pertinente que la financiarisation du système s’emballait. Et nous nous sommes retrouvés tout nus. »
L’enthousiasme qui avait accueilli dans les années 90 le très mauvais livre de Viviane Forrester, L’horreur économique et la diffusion des thèses de Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition), d’un côté, les élucubrations sur la richesse immatérielle de l’autre constituent effectivement un fatras qui a ouvert en grand la voie à la contre-offensive de la droite. Les mirages de la net économie et le développement d’une nouvelle gauche  ancrée dans les professions intellectuelles de la communication, de la culture ont largement contribué à escamoter le rapport capital/travail.
On pourrait faire la liste de ces billevesées s’ordonnant autour du thème de la fin de la centralité du travail. En commençant par le pire, par exemple le film de Pierre Carles, Attention, danger travail, apologie réactionnaire du RMI et des indemnités chômage comme moyen de vivre sans travailler. Sur le site présentant son dernier film, Volem rien foutre al païs, on peut lire : « Dans cette guerre économique qu'on nous avait promise il y a bien des années et qui avance comme un rouleau compresseur, existe t-il encore un sursaut d'imagination pour résister ? Mis en demeure de choisir entre les miettes du salariat précaire et la maigre aumône que dispense encore le système, certains désertent la société de consommation pour se réapproprier leur vie. "Ni exploitation, ni assistanat !" clament-ils pour la plupart. Ils ont choisi une autre voie, celle de l'autonomie, de l'activité choisie et des pratiques solidaires... » La théorie de la « désertion » comme réponse au capital, exposée de manière grossière et un peu niaise dans les films de Carles a une version subtile, philosophique, chez Toni Negri qui fait de Saint-François d’Assises la nouvelle figure du révolutionnaire.18
Plus perverses parce que nettement mieux élaborées, voici les théories de l’allocation universelle ou du revenu universel de citoyenneté19. Il s’agit, disent ces auteurs, de déconnecter travail et revenu. Voyons la définition classique que donne Jean-Marc Ferry : « Définition : revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. »20 Ferry montre avec talent les bonnes raisons qu’on pourrait avoir d’instituer un tel revenu. Il serait conforme aux principes de justice sociale généralement admis dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre. Il ne bouleverserait pas l’échelle des revenus qui ne serait que très faiblement resserrée par un revenu également distribué à tous, aux riches autant qu’aux pauvres. Et s’il est coûteux au premier abord (environ 15% du PIB en partant du principe d’un revenu européen), compte tenu des coûts croissants de l’indemnisation du chômage, des nombreuses allocations qui sont distribuées de manière assez tarabiscotées aux individus privés des ressources nécessaires pour se loger ou envoyer leurs enfants à l’école. Le RMI tel qu’il existe en France ne serait ainsi qu’une application mal conçue et même vicieuse de ce bon principe. En effet manque au RMI l’universalité, le niveau suffisant pour permettre de mener une vie digne et l’impossibilité de cumuler le RMI avec un autre revenu.
Dans l’absolu, dans un monde idéal, le revenu de citoyenneté est parfaitement soutenable. Mais son principal défaut est justement d’être fait pour un monde qui n’existe pas. Il ne possède même pas l’avantage d’être une utopie réaliste comme la théorie de la justice de Rawls. En effet, s’il est conçu pour la société actuelle, le revenu de citoyenneté oublie tout simplement la structure de classes et s’il est fait pour une autre société, une société non capitaliste, il devient tout simplement inutile.
Admettons que ce revenu soit mis en place selon la définition de Ferry. Distribuer un revenu, c’est distribuer de la richesse qui doit donc être produite. Si on suit l’argumentation des partisans du revenu de citoyenneté, il n’est nul besoin d’avoir préalablement bouleversé les structures de la production et de l’échange (nous restons dans une économie de marché capitaliste). Dans notre société, c’est-à-dire dans les formations sociales, la richesse est distribuée sous plusieurs formes : salaire direct, salaire différé, profit, rente et intérêt. On peut à titre provisoire laisser de côté la petite production marchande faite par des producteurs échangistes indépendants dans la mesure où elle joue un rôle de plus en plus marginal.
Si le revenu de citoyenneté est prélevé sur le salaire, il est donc une des formes du salaire différé, comme le sont les prestations sociales (chômage, maladie, retraite) qui proviennent des charges salariales, c’est-à-dire de la part du salaire que le salarié ne touche pas directement. Mais ce n’est pas du salaire différé, puisqu’il est perçu immédiatement et sans condition. Actuellement, les droits sociaux sont acquis par cotisation. C’est le travail qui ouvre des droits. Le revenu de citoyenneté au contraire est un droit inconditionnel. S’il est prélevé comme une part du salaire, c’est-à-dire s’il est alimenté par un fonds basé sur les charges salariales, il crée une situation où certains individus pourraient choisir de passer leur vie sans travailler grâce au travail des autres. Autrement dit, les salariés qui choisiraient de travailler seraient les contributeurs forcés. Ils seraient tout simplement exploités par ceux qui ont choisi de vivre de la rente qu’est alors le revenu de citoyenneté.
Il n’en va pas mieux si le fonds est prélevé sur les profits capitalistes. D’une part ces profits ont eux-mêmes comme origine ultime (quelle que soit la forme qu’ils prennent dans le circuit financier) le travail productif. Les capitalistes n’accepteraient de verser une part importante de leur profit qu’à la condition d’une exploitation accrue des travailleurs. Il est évident que les capitalistes, considérant que le salarié non qualifié a déjà de quoi vivre avec le revenu de citoyenneté, paieraient ce travailleur à un salaire dérisoire. S’ils devaient augmenter les salaires pour trouver des salariés qui autrement seraient peu motivés pour gagner en travaillant 15 ou 20 % de plus que ce qu’ils gagnent en restant chez eux à vivre du revenu de citoyenneté, les capitalistes se tourneraient tout naturellement vers les pays où on trouve de la main-d’œuvre plus malléable, ceux où le revenu de citoyenneté n’existe pas.
Enfin, et Ferry insiste sur ce point, le droit au revenu de citoyenneté est lié à une appartenance politique. Pour Ferry, c’est le cadre européen qui est le bon cadre, plutôt que le cadre national (ce serait même pour lui une bonne façon de donner un contenu à l’Union européenne). Cela signifie alors que le revenu de citoyenneté n’est de droit que pour les ressortissants d’un des pays de l’UE. Donc les travailleurs immigrés en seraient exclus. Sauf à les assimiler de forces à des Européens. Pour des raisons évidentes, l’obtention du statut d’Européen deviendrait un objet de bataille féroce et tant les gouvernements que la masse des citoyens tendraient naturellement à limiter autant que possible la reconnaissance de ce statut à ceux qui viennent d’autres pays. Et donc, sauf à renvoyer dans leur pays tous les immigrés non européens, on aurait donc en Europe une race d’ilotes qui travailleraient et ne vivraient que de leur salaire laissant aux Européens la jouissance du farniente.
Admettons maintenant, ce que ne fait pas Ferry et ce que ne font pas en général les défenseurs du revenu de citoyenneté, que ce revenu s’inscrive dans le cadre d’une transformation radicale des rapports sociaux de propriété. Nous pourrions alors envisager une distribution beaucoup plus égalitaire des revenus. Pour autant serait-il possible de donner inconditionnellement à chacun selon ses besoins et admettre qu’une partie de la société puisse renoncer à travailler ? Marx, dans un passage assez connu de la Critique du programme de Gotha21, affirme que le « droit égal » fondé sur la maxime « à travail égal, salaire égal », reste le droit bourgeois, propre à la première phase de la société communiste et que c’est seulement dans une deuxième phase rendue possible par l’abondance née du développement illimité des forces productives que l’on pourra enfin passer à la formule du communisme proprement dit, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »22.
Supposons tout d’abord que cette formule ne soit pas la dernière trace du socialisme utopique dans la pensée de Marx23. L’organisation sociale garantit non seulement à chacun de vivre mais encore de satisfaire tous ses besoins – qui ne doivent d’ailleurs pas être restreints puisque l’homme civilisé est, pour Marx, l’homme « riche en besoins ». Mais en contre partie, chacun doit donner selon ses capacités. Ce qui ne devrait pas poser de problème puisque dans la société communiste version 1875, le travail deviendrait le premier besoin de l’homme !
La perspective développée dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand est cependant fort problématique et semble comme un écho des Manuscrits parisiens de 1844 (par exemple cette idée que le travail devient, pour l’homme non aliéné, le premier besoin !). Mais Marx développe presque au même moment dans Le Capital des propos incompatibles avec cette Critique. Il y a ainsi chez Marx deux communismes. Le premier est un communisme utopique dont nous venons de voir un aspect. Le second est un socialisme ou un communisme possible, c’est-à-dire celui d’une société qu’on puisse penser à un horizon humain raisonnable, en partant des hommes tels qu’ils sont et sans vouloir fabriquer un « homme nouveau ». Cette société socialiste ou communiste est celle que l’on trouve, par exemple, dans le texte que Maximilien Rubel place en conclusion du livre III du Capital.24 Une fois réalisée « l’expropriation des expropriateurs », une fois la production organisée par « les producteurs associés »25, on reste cependant dans une société où les ressources restent rares et doivent donc être réparties selon des critères de justice (selon « le droit bourgeois » dirait la Critique du programme de Gotha).
Si les ressources sont rares, le travail fait nécessairement partie de ces ressources rares. Le travail dicté par les besoins est en quelque sorte une nécessité éternelle puisque, précisément, le cercle des besoins ne cesse de s’élargir au fur et mesure que se développent les moyens de satisfaire les besoins. Pour avoir une société d’abondance (réquisit du communisme utopique), il faut pouvoir limiter les besoins – on aura alors une abondance du genre étudié par Marshall Sahlins26. Mais évidemment une telle abondance est opposée à la perspective individualiste du déploiement de toutes les potentialités humaines que soutient Marx. Donc le travail ne disparaîtra pas et il ne pourra jamais être un pur plaisir que les hommes accompliront dans la joie… Il peut seulement être organisé de manière plus économique, plus conforme à la nature humaine (à sa dignité, dit Marx dans le passage cité du Capital). Mais, en même temps, la véritable liberté ne commence qu’au-delà de ce temps de travail nécessaire, dans les activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin alors que le travail est précisément ce qui est dicté par les nécessités extérieures et, de ce point de vue, ce qui n’est pas facultatif. Précisément pour cette raison, personne en état de travailler ne pourrait en être dispensé dans une société d’où l’exploitation a été bannie (sauf évidemment les enfants, les malades et les personnes âgées). Pour que le loisir, le temps consacré aux activités qui permettent à l’individu de se réaliser soit un loisir pour tous, il faut aussi que le travail soit le devoir de tous. Comme disent les paroles de l’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ».
À tous égards, donc, le revenu de citoyenneté est une très mauvaise idée. Elle a son origine dans une transformation idéologique des sociétés capitalistes développées qui progressivement ont rendu la production comme invisible. L’idée est que la machine à produire fonctionne presque de manière autonome et que la production est comme une manne qu’il n’y aurait plus qu’à répartir. Pour justifier cette façon de voir, des auteurs de gauche et même des marxistes s’appuient sur un passage des Grundrisse de Marx. Le passage clé est le suivant : « Le travailleur ne s’interpose plus comme un chaînon entre l’objet naturel modifié et lui-même ; c’est un acte spontané — transformé en processus industriel — qu’il interpose entre lui-même et la nature non organique dont il se rend maître. Il se place à côté du processus de la production au lieu d’en être l’agent principal. Ce qui apparaît là, dans cette transformation, comme le maître pilier de la production et de la richesse, ce n’est ni le travail immédiat ni le temps de travail, c’est l’appropriation par l’homme de sa propre force productive universelle, c’est l’intelligence et la maîtrise de la nature par l’ensemble de la société — bref, l’épanouissement de l’individu social. »27
De ce passage, certains auteurs déduisent que le travail disparaît en tant que créateur de la richesse au profit d’un processus qui prend la forme d’un acte spontané « transformé en processus industriel » et qui aboutit à ce que le travailleur finalement est à côté du procès de production. Dans la suite de ces affirmations, en effet, Marx envisage que le temps de travail puisse n’être plus la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange ne serait plus la mesure de la valeur d’usage. Sur ces deux pages dont nous ne citons ici qu’une partie, Negri et ses disciples, en tordant les citations, ont bâti une théorie extravagante qui fut même vendue sous le titre alléchant (?) de « Nouveau manifeste communiste »28. Mais si on va un peu plus loin que les morceaux choisis de la nouvelle gauche radicale, Marx rappelle que « Le capital est une contradiction en acte : il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort – du travail nécessaire. »29 Quant à ceux qui pensent que le procès de production pourrait maintenant être conçu de manière semblable aux processus naturels, Marx rappelle « la nature ne construit ni locomotives ni chemins de fers, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine »30.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce manuscrit est fort discutable et s’insère très mal dans le schéma théorique du Capital. Par exemple, Marx affirme que la science devient « une force productive directe »31 mais cette affirmation qui est l’une des bases des théorisations de Negri n’est jamais reprise dans le texte du Capital ; elle peut même être considérée comme contradictoire avec les thèses que Marx soutient ailleurs ; et surtout, on a de bonnes raisons de la tenir pour fausse.32
Bref, de quelque façon qu’on prenne la question, il n’est aucune façon raisonnable de soutenir de manière marxienne une sorte de « droit à la paresse » dont la société devrait couvrir les frais.
Tout d’abord, si à un horizon humain prévisible le communisme marxien reste utopique, on doit admettre que le travail reste un bon critère de répartition des revenus. On remarquera d’ailleurs que dans la société actuelle, ce n’est pas ce critère qui domine mais celui de la propriété. Quand M. Sarkozy dit vouloir fonder la société sur le mérite, il tient incontestablement la propriété pour un mérite essentiel… ainsi que l’attestent les premières mesures de son gouvernement. Inversement, la maxime paulinienne « Qui ne travaille pas ne mange pas. » peut judicieusement être appliquée à une société où la couche parasitaire dominante, celle du capital financier, vit grassement en laissant son argent travailler à sa place.
Certes, de manière limitée et dans certains secteurs, le principe « À chacun selon ses besoins. » peut trouver un champ d’application. Il n’est pas besoin d’imaginer une société idéale pour cela. Il suffit de considérer ce que nos sociétés ont déjà accompli qui est, en partie, contradictoire avec le mode de production capitaliste et qui, pour cette raison, est remis en cause. Ainsi la protection sociale fonctionne-t-elle (au moins théoriquement) sur le principe communiste, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. ». Mais c’est possible précisément en raison de la nature des besoins visés (Personne ne peut vouloir subir une opération dont il n’a aucun besoin.).
En second lieu, l’idée qu’une partie de la société pourrait selon son gré être dispensée de travailler en vue de gagner sa vie est insoutenable. Le travail est une ressource rare tout simplement parce que le travail fatigue ! Seuls peuvent considérer le travail comme une ressource si abondante qu’on peut en geler une part considérable ceux qui ne sont pas contraints d’user leur corps pour produire les conditions de la vie. Ne pas comptabiliser le temps de travail, ne pas le répartir judicieusement et ne pas l’économiser, c’est typiquement la mentalité esclavagiste… ou l’expression de la mentalité de ceux qui ne voient plus le travail parce qu’ils vivent dans leur bulle et consomment en croyant que ce sont les cartes bancaires qui permettent de se procurer des biens.

Du travail et de l’emploi

C’est parce que « L’oisif ira loger ailleurs » que le droit au travail est le seul droit sérieux que puisse revendiquer ceux qui pour vivre ne disposent que de leur force de travail. Pris en lui-même le droit au travail peut sembler une revendication obsolète. Après tout, aucun individu n’est empêché de travailler dès lors qu’il trouve du travail. Pourtant, c’est sous le drapeau du droit au travail que la classe ouvrière a fait pour la première fois irruption sur la scène politique, lors des terribles journées de juin 1848. Quelle en est la signification ? Le mode de production capitaliste repose sur la séparation du travailleur et des moyens du travail si bien que le travailleur ne peut produire et donc vivre qu’en tombant sous la domination du possesseur de capital. Réclamer le droit au travail, c’est d’abord et avant tout une protestation contre cette séparation du travailleur et des moyens du travail, c’est une protestation contre l’expropriation du travailleur sur laquelle repose le mode de production capitaliste. Revendiquer le droit au travail, ce n’est donc pas revendiquer le droit d’être exploité par un capitaliste ! C’est revendiquer une réorganisation de la société sur des bases nouvelles de telle sorte que chacun puisse vivre de son travail.
C’est précisément cela qui permet de comprendre les événements de 1848. La commission spéciale, sous la responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, qui siège au Palais du Luxembourg, avait pour but d’étudier les moyens de réduire la misère ouvrière. Sous son égide, furent organisés les « ateliers nationaux », une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Une institution inoffensive qui est l’ancêtre du fameux « traitement social du chômage ». Pourtant ces ateliers nationaux devinrent très vite la cible des attaques des classes dominantes qui y voyaient le spectre du communisme et des partageux. En juin 1848, quand les ateliers nationaux furent fermés, les ouvriers parisiens s’insurgèrent et manifestèrent pendant plusieurs jours. Il fallut la répression sanglante menée par Cavaignac et des milliers de morts pour écraser cette véritable révolution ouvrière.
Or, les programmes politiques des partis de gauche, y compris les partis de la gauche dite radicale ou alternative, ont complètement oublié le droit au travail et significativement l’ont remplacé par le droit à l’emploi. Ce n’est évidemment pas du tout la même chose ! Revendiquer le droit à l’emploi, c’est revendiquer d’être employé par un patron, c’est-à-dire revendiquer le salariat comme l’objectif de la lutte des travailleurs33. Il est très curieux que des gens qui défilent depuis des années sous le slogan Le monde n’est pas une marchandise fassent de la réduction du travailleur au rang de vendeur de la marchandise force de travail le nec plus ultra des revendications radicales.
Cette gauche oublie même sa propre histoire. Quand, il y a plus de trente ans, les ouvriers de Lip occupent l’usine, saisissent le stock de montres et relancent la production au profit du comité de grève, ils expriment sans en être clairement conscients la contradiction fondamentale de toutes les luttes sociales de la période : la défense du droit au travail exige que la hache soit portée dans les rapports capitalistes de propriété. Évidemment, il ne pouvait y avoir de socialisme dans une seule usine et, isolée, réduite à une technique de sauvetage des entreprises, l’expérience Lip était vouée à l’échec. Mais ce qu’elle a signifié portait bien plus loin que ce mot d’ordre absurde d’interdiction des licenciements – qu’on réduit souvent à l’interdiction des licenciements boursiers34 !

Conclusion

La confusion théorique entretenue autour du travail et de la distribution des revenus s’est inscrite dans l’idéologie d’une gauche pour qui les ouvriers n’étaient que des témoins d’un passé révolus dont il fallait simplement organiser l’euthanasie, la mort heureuse. À la place d’un socialisme fondé sur l’émancipation sociale des travailleurs, on a eu droit à un socialisme de dames patronnesses, penchées sur la misère des pauvres. Le droit à la dignité de celui qui veut vivre de ce qu’il peut faire par lui-même était délaissé en même temps qu’étaient délaissées toutes les luttes contre l’exploitation capitaliste. En pleine campagne électorale, on apprend que trois salariés du centre d’étude Renault se sont suicidé, victimes des nouvelles méthodes de management sacrifiées sur l’autel du profit. La violence du capital venait ainsi crûment en pleine lumière. Les confédérations ouvrières rappelaient qu’on pouvait dénombrer en 300 et 400 cas du même type chaque année. Cette affaire qui sonnait comme un véritable rappel au réel n’a occupé aucune place dans la campagne électorale, ni de la droite, ce qui est bien naturel, ni de la gauche ! Comme n’ont occupé aucune place les 2000 accidents du travail quotidiens. On avait là le véritable concentré des relations sociales, la réalité brutale de la lutte des classes, c’est-à-dire de la contradiction capital/travail.
Le capital détruit les deux sources de toute richesse, la terre et le travail, disait Marx. Rien n’est plus évident aujourd’hui. Rien n’est plus facile à observer même en lisant la presse bourgeoise. Le bavardage social-libéral, le bavardage écologiste remastérisé par les vedettes de TF1 comme le bavardage alternatif de la nouvelle petite-bourgeoisie sont à l’évidence incapables de donner une réponse à ce constat devenu une question de vie ou de mort.

Bibliographie

BASSO, Pietro, Temps modernes, horaires antiques, éditions Page Deux, Lausanne, 2005.
BOUKHARINE, Nicolas, L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste, EDI, Paris, 1972, avec une préface de Pierre Naville.
COLLIN, Denis, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
COLLIN, Denis, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
COLLIN, Denis, Revive la République, Armand Colin, 2005.
COLLIN, Denis, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus ».
ELSTER, John, Marx, une interprétation analytique (Titre original : Making sense of Marx), traduit de l’anglais, PUF, Paris, 1989.
MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel, traduit de l’anglais, Éditions de Minuit, 1968.
MARX, Karl, Le Capital, cité ici dans la traduction de Joseph Roy, reprise par l’édition Rubel in La Pléiade et également disponible sur le site MIA, http://www.marxists.org/francais/marx/works/
MARX, Karl, Grundrisse, cité ici dans l’édition Rubel sous le titre Principes de la critique de l’économie politique, in Œuvres II, La Pléiade.
1 Sur la question de la valeur travail, Sarkozy a toujours eu la main. Cela est si vrai, si dramatiquement vrai, qu’il a pu passer pour le seul véritable candidat défenseur des intérêts des travailleurs !
2 Une mauvaise habitude, typique du novlangue, a remplacé l’économie politique d’antan par la science économique. Si l’économie était une science, cela se saurait ! Par contre elle reste éminemment politique, mais ses thuriféraires font tout pour masquer cette caractéristique désagréable qui rendrait un vain peuple soupçonneux quand à l’objectivité et à la neutralité de la prétendue science pour laquelle on a même inventé un faux prix Nobel… Persuader les citoyens qu’ils ne peuvent comprendre ces affaires trop complexes et qu’il faut laisser la direction de ce qui les concerne au premier plan à des « experts », c’est cela l’objectif de l’apparat soi-disant scientifique. En vérité, le citoyen sait très bien de quoi il retourne quand il est confronté aux délocalisations, aux propriétaires invisibles et au capitalisme mafieux qui prend une place de plus en plus grande dans le fonctionnement « normal » de l’économie.
3 Nicolas Boukharine caractérise ainsi l’économie politique marginaliste de l’école autrichienne. Voir Boukharine, 1972.
4 Plusieurs développements concernent ce sujet dans Collin, 1996 et Collin, 2006.
5 Elster, 1989, page 171
6 Il y a trente ans déjà, Herbert Marcuse faisait une critique en règle de la transformation de toute pensée en « pensée opératoire ». Voir Marcuse, 1968
7 Une fois de plus on peut vérifier que les catégories de l’économie politique ne prennent leur sens que dans le développement complet du mode de production capitaliste. « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe ».
8 Sur ce point, voir Capital, I, ii, 6
9Capital Livre I,i,4
10 La puissance de l’individu vivant : c’est, selon nous, l’expression clé qui permet de comprendre l’ensemble de l’analyse du Capital. Voir Collin, 1996.
11 Marx utilise indifféremment les deux termes allemands Entfremdung et Entaüsserung qu’on traduit par « aliénation » et qui ont, chez Hegel des sens bien différents.
12 Une expression répugnante pour quiconque garde un tant soit peu le sens du respect dû à la personne humaine.
13Principes d'une critique de l'économie politique in Œuvres 2, Gallimard, « La Pléiade » p. 214
14 En même temps, et ce n’est pas un de ses moindres « mérites », il fait passer d’une façon presque convaincante un droit du travail acquis de haute lutte - notamment celui de la limitation de la journée de travail -, non seulement pour obsolète, mais comment allant contre la liberté individuelle des travailleurs.
15 Notamment en faisant disparaître le concept juridique de journée de travail.
16 Voir Basso, 2005
17 Jean-Harribey, « Un regard positif sur le travail », Politis, 31 mai 2007.
18 Voir T. Negri et M. Hardt, Empire et la critique de ces thèses dans Collin, 2005, chapitre III.
19 Il s’agit d’un ensemble de propositions défendues par des gens comme André Gorz, Philippe Van Parijs ou encore Jean-Marc Ferry.
20 Jean-Marc Ferry, « Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale » dans « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », in Revue du Mauss, 1996, n°7, p. 115-134.
21 Voir Critique du programme du parti ouvrier allemand in Œuvres I, La Pléiade. Le statut de ce texte si souvent cité ne manque cependant pas de poser problème. À bien des égards il est aberrant relativement au cours de la pensée de Marx à ce moment-là. Voir Collin, 2006.
22 La question des besoins, à elle seule, débouche sur des difficultés inextricables.
23 Ce qu’on a de bonnes raisons de croire, cependant (cf. infra). Le communisme tel que Marx le présente à ce moment précis est un mixte de Saint-Simon et Fourier.
24 Voir Œuvres II, « La Pléiade », pp. 1485-1486.
25 Voir Capital, Livre I, chap. XXXII. Ce chapitre est placé en conclusion dans l’édition Rubel (voir Œuvres I, « La Pléiade »).
26 Voir M. Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, 1972, Gallimard, NRF, 1976 pour la traduction française.
27 Voir Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres II, « La Pléiade », p.305-306.
28 Empire fut vendu avec ce bandeau…
29 Op. cit., p. 306
30 Op. cit., p. 307
31 Ibid.
32 Sur ce point, voir D. Collin, 2006. La science comme « force productive directe » n’apparaît que dans ce manuscrit et ni l’expression, ni l’idée ne sont reprises dans le Capital alors qu’elle aurait dû avoir sa place dans le long chapitre consacré au machinisme (Livre I, chap. XV). Si la machine est de la « science matérialisée », Marx montre dans ce chapitre que le machinisme n’a pas de productivité propre. Ce qui, seul, donne sa valeur au machinisme, c’est la transformation des rapports sociaux de production (la division du travail) que, tout à la fois, il rend possible et exige (voir Collin, 2006, pages 86-91). Donc seul le travail vivant est productif, d’où la contradiction du capital qui ne peut vivre qu’en exploitant le travail vivant et doit en même temps toujours plus l’expulser du procès de production. Il faut ajouter que le concept de « forces productives » reste toujours assez vague chez Marx, qui va même jusqu’à parler de la transformation des forces productives en « forces destructrices » (voir Idéologie Allemande, in Œuvres III, « La Pléiade », page 1106).
33 Une vieille chanson du Nord dit : « Tu s’ras toudis qu’un employé, un train’misère, un salarié… » Voilà au fond l’hymne commun de Besancenot, Buffet et Bové. L’Internationale disait : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! »
34 L’interdiction des licenciements, ou l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits. sont des propositions soit inapplicables, soit inefficaces, soit dépourvues de sens. Inapplicables si dominent les rapports capitalistes de production, inefficaces si on se contente de vœux pieux sans moyens de coercition, dépourvues de sens dès lors qu’une transformation sociale décisive aurait été engagée. Si la propriété capitaliste reste inviolable, personne ne pourra jamais obliger un patron à embaucher et garder quelqu’un. Car les patrons ne licencient pas par sadisme, mais parce que cela fait partie des moyens nécessaires pour empêcher le taux de profit de baisser et pour rester concurrentiel face aux autres capitalistes. Quand un grand groupe automobile supprime 4000 postes parce que ses ventes sont en baisse et que, face à la concurrence, il délocalise sa sous-traitance dans les pays à bas salaires, il fait qu’appliquer ce que demandent les propriétaires légaux de l’entreprise. Et s’il ne le fait pas, l’entreprise disparaîtra purement et simplement. Une entreprise automobile a pour but de produire non des automobiles mais du profit. L’interdiction des licenciements est impossible sans porter la hache dans les rapports de propriétés. L’interdiction des licenciements « boursiers » ne vaut pas mieux. Que serait un capitalisme « non boursier » un capitalisme dont le profit ne serait plus le moteur ? On peut résumer l’affaire ainsi : soit le mouvement ouvrier n’a pas la force d’imposer l’interdiction des licenciements et alors c’est une pure pétition de principe. Soit il en a la force, et alors cette mesure devient inutile puisque la domination du capital est en train d’être renversée. Le mot d’ordre en apparence radical appartient au registre du pire réformisme, celui qui agite des formules creuses pour éviter que soient posées les questions cruciales, celles de la structure sociale de base.

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Denis Collin enseigne la philosophie en lycée. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Comprendre Marx (Armand Colin, 2006), Revive la République (Armand Colin, 2005). Site internet : http://denis-collin.viabloga.com

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