La mort de l’État-nation serait un fait avéré.
Ne subsisteraient que les noms, l’apparat, mais sa réalité se
serait progressivement évanouie, dissoute dans le processus que l’on
appelle ici mondialisation et ailleurs globalisation. Tout ce qui
naît mérite de périr. L’État-nation n’a pas toujours existé
et il est naturel de penser qu’un jour ou l’autre il doit être
englouti dans l’éternelle mutation des choses. Cependant la
nouvelle de la mort de l’État-nation est sans doute prématurée.
Alors que la construction européenne était censée incarner le
dépassement de l’État-nation, alors que les diverses de la
« gouvernance » mondiale (FMI, OMC, etc.) devaient nous
faire entrer dans le « post-national », nous assistons
aux prémices de la dislocation de l’Union Européenne qui apparaît
de plus en plus comme une « prison des peuples » et au
développement des revendications « identitaires » qui
pulvérisent même les vieilles nations ou les moins vieilles. Loin
d’aller vers le « post-national » nous pourrions même
aller vers « l’ante-national », vers l’explosion en
communautés ethniques, en tribus ainsi qu’on le voit en Libye et
ailleurs.
Pour comprendre ce qui est en cause, nous nous
proposons tout d’abord de revenir aux questions théoriques les
plus fondamentales telles que les a posées la tradition
philosophique. Nous tenterons ensuite de dégager l’originalité du
modèle de l’État-nation tel que l’Europe l’a inventé. Nous
montrerons ensuite que la tradition internationaliste du mouvement
ouvrier est étroitement liée à l’État-nation et en quoi le
mondialisme d’une certaine gauche est la négation de
l’internationalisme. Enfin nous tenterons de dégager quelques
perspectives à court terme, quelques orientations générales pour
les luttes politiques à mener.
Le droit de gens et le point de vue cosmopolitique
Comme c’est souvent le cas, les termes de nos
discussions actuelles ont été posés depuis l’Antiquité grecque
qui reste pour nous une source toujours vive de réflexion. L’idéal
de la cité grecque était celui d’une communauté politique
fermée. Les Grecs formaient un peuple qui partageait une langue –
par opposition à ces barbares dont la langue était
incompréhensible. Mais ils ne formaient pas une nation, même s’ils
admettaient que les règles qui s’appliquaient à un Grec étranger
n’étaient pas exactement celles que l’on devait appliquer à des
barbares. Au-delà du droit propre à chaque cité (les lois
d’Athènes n’étaient pas celles de Sparte), il existait une
sorte de « droit commun », un koinon nomos, dont
l’extension n’était pas bien déterminée, mais qui était une
sorte de droit naturel. Ainsi les lois de l’hospitalité
faisaient-elles partie de ce droit commun. C’est aussi ce qui
expliquait le statut particulier des métèques à Athènes, par
exemple. Et c’est aussi ce qui explique pourquoi ces cités
grecques n’ont jamais formé que des « ligues » ou des
fédérations ». On ne peut appliquer à ces cités le terme
d’État-nation, précisément parce qu’on ne peut pas encore
parler d’État et que l’organisation politique ne prétend point
représenter la nation – c’est-à-dire ceux qui peuvent prétendre
à une naissance commune. On pourrait traduire polis par
« communauté politique ». Mais encore une fois, c’est
une communauté bien délimitée : polis renvoie à un
verbe qui signifie « bâtir des murs ». Chez Platon et
Aristote, cette limitation de la polis découle de la nature
des choses. Il faut qu’elle soit assez grande pour que soit assurée
son autarcie, par la diversité des corps de métiers qu’on y
pourra trouver. Mais il faut aussi qu’elle ne soit pas trop grande
– la démesure est un défaut majeur dans l’éthique grecque –
afin de préserver son unité.
Avec la décadence de la cité – Athènes tombe
aux mains des Macédoniens avant d’être conquise par Rome – les
philosophes vont opposer le point de vue cosmopolitique. Le monde
formant une unité, tous les êtres y sont liés par des liens
organiques, et les êtres humains font partie de ce tout et ont entre
eux des liens naturels de sympathie. Ils forment comme une grande
famille et ils ont des devoirs les uns envers les autres par le
simple fait d’être humains. On a trop souvent réduit les
stoïciens à une morale de l’indifférence aux passions et au
culte de la liberté intérieure. Mais le stoïcisme grec – dont
Cicéron reprend souvent les grandes lignes – inclut une conception
politique globale et souvent subversive. Certains stoïciens grecs en
sont venus à affirmer l’illégitimité de l’esclavage et l’un
d’entre eux est parti combattre aux côtés d’esclaves en
révolte.1
À l’opposé de l’anti-politisme épicurien, le stoïcisme est
donc une politique, une politique qui vise à penser l’organisation
de la communauté des humains et non plus simplement l’organisation
d’une petite cité. Ce n’est nullement un hasard si cette
conception trouva des échos puissants chez un Romain comme Cicéron,
contemporain de la formation de l’imperium romain sur des
territoires d’une étendue prodigieuse.
Après la chute du monde antique, la politique va
se résumer à la monarchie et dans le monde chrétien la monarchie
est universelle, puisque le seul monarque est Dieu dont les rois et
les empereurs sont les représentants sur Terre. Je laisse de côté
pour l’instant (pour y revenir plus loin) tout ce qui, avec et
contre le thomisme, va s’élaborer principalement dans les
républiques de l’Italie du Nord. Mais c’est avec la formation de
puissants États revendiquant une base nationale : Angleterre,
Espagne, France, qu’on aura tôt fait d’opposer à
l’éclatement du « Saint Empire Romain germanique ».
Pour dire les choses schématiquement, le grand
bouleversement des temps modernes sur le plan de la philosophie
politique tient à ce que l’organisation politique n’est plus
saisie comme un fait naturel – l’homme n’est plus le zoon
politikon d’Aristote – mais comme le résultat d’un
contrat. Le peuple se fait peuple, comme le dira si bien Rousseau. Et
il se fait peuple en se donnant un pouvoir souverain commun. Avant
que ces idées aient pu être théorisées sur le plan politique, il
y a de grands bouleversements politiques qui ont fait émerger un
sentiment national ou patriotique, dont Duby fait remarquer qu’il
était déjà patent au moment de la bataille de Bouvines. Les sujets
du Roi de France deviennent des Français qui reconnaissent le même
pouvoir politique et se sentent liés par une communauté de destin.
Après Bodin, Hobbes construit la théorie de l’État moderne mais
il laisse un problème en suspens. Si le pacte social et
l’institution du souverain assurent la paix à l’intérieur des
frontières nationales, entre les nations demeure l’état de
nature, c’est-à-dire l’état de la guerre de chacun contre
chacun. Il ne croit visiblement pas à quelque chose comme le droit
des gens, théorisé par Grotius, un droit de la paix et de la guerre
qui s’imposerait aux nations souveraines ou plutôt que les nations
souveraines devraient volontairement s’imposer.
Le traité de paix de Westphalie, qui met fin à
la guerre de Trente ans, instaure une sorte de droit international et
fait naître une véritable conscience européenne. Et c’est cette
conscience européenne portée par les Lumières qui conduire à
réexaminer, à nouveaux frais, la question du droit cosmopolitique.
Du point de vue des Lumières, c’est-à-dire du
point de vue d’un rationalisme abstrait, d’un rationalisme non
dialectique, l’avenir appartient non pas à ces formes historiques
que sont les États-nations ou les empires, mais à un gouvernement
rationnel de l’humanité toute entière. Dans L’idée d’une
histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant
esquisse un tableau du progrès humain qui doit déboucher sur une
forme de gouvernement du droit à l’échelle de la communauté
humaine. Pour lui, il est impossible de s’en tenir à ce
« concert des nations » dans lequel la paix n’existe
que par l’équilibre des puissances. Mais l’instauration d’une
sorte d’État souverain à l’échelle mondiale apparaît comme
une tâche utopique, mais aussi potentiellement tyrannique. Kant est
donc revenu sur ses premières propositions. Dans La Paix
perpétuelle, il redonne toute leur place aux nations. Son
« projet de traité de paix perpétuelle » repose sur
trois piliers : la constitution républicaine des États, la
reconnaissance du « droit des gens », c’est-à-dire du
droit des peuples à se gouverner eux-mêmes sans intrusion de
puissances extérieures et enfin une « société des nations ».
Mais si la thèse kantienne peut et doit sans doute encore nous
inspirer, elle apparaît comme un projet normatif extérieur à la
dynamique même de l’histoire. Ayant vu passer « l’esprit
du monde à cheval » alors qu’il était à Iena lorsque
Napoléon Ier y entre, Hegel voit dans la vitalité des peuples ce
par quoi s’exprime le progrès de l’esprit. Loin de tout
pacifisme abstrait, il affirme que la guerre est précisément ce par
quoi s’exprime la vitalité d’un peuple. Il y a des États parce
que la guerre est toujours potentiellement à faire. Lecteur
admiratif de Machiavel, il refuse la position de la « belle
âme ». Que la philosophie arrive toujours trop tard, comme
l’oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu’au crépuscule, la
pensée de Hegel le montre aussi. Mais la dynamique de la vitalité
des peuples va devenir la dynamique de la course à l’accumulation
de puissance et bientôt l’impérialisme deviendra le mode de
survie de la société bourgeoise, débouchant sur la guerre
mondiale, c’est-à-dire une guerre totale qui par deux fois au
cours du XXe siècle a menacé d’engloutir la civilisation humaine
elle-même.
On le voit les questions dont nous débattons
aujourd’hui sont anciennes. Elles parcourent toute l’histoire de
la philosophie et l’histoire tout court. La « fin de
l’histoire », proclamée urbi et orbi après la chute
du mur de Berlin et la désagrégation du bloc des pays du
« socialisme réel », ouvrait la voie à une nouvelle
vague de la pensée cosmopolitique. Les nations avaient engendré la
guerre. La dissolution des nations dans le grand marché mondial
devait engendrer une paix éternelle – mais comme le remarquait
ironiquement Kant, le lieu de la paix éternelle, c’est le
cimetière.
De cette histoire essayons tout de même de
retenir l’essentiel. La paix entre les hommes est évidemment un
idéal à poursuivre. On ne peut guère parler de civilisation tant
que les conflits sont réglés au final dans le sang et les
massacres. Il est cependant parfaitement légitime de se défendre
face aux agressions étrangères. Mais il est illégitime de vouloir
imposer à un autre peuple, à la pointe des baïonnettes, une
certaine conception de la vie commune, fût-elle animée des
meilleures intentions. Dans ce domaine on peut sans peine être
rousseauiste. Et entre les Girondins partisans de la guerre
révolutionnaire en Europe et Robespierre qui s’en tenait à la
« ligne Rousseau », c’est Robespierre qui avait raison.
Voilà quelques points qui ne souffrent guère de discussions. Trop
généraux pourtant.
Le point de vue cosmopolitique de Kant est bien
trop large. On sait que pour lui, même un peuple de démons, pourvu
qu’ils aient un entendement, finirait pas se gouverner selon les
principes du droit. Des individus abstraits, réduits à de purs
entendements, accepteraient certainement des règles de droit
communes dans un monde sans frontières. Mais si on peut penser de
tels individus dans le « royaume des fins », dans notre
monde tragiquement sensible, tragiquement humain, les individus sont
plus gouvernés par leurs passions que par leur entendement. Et
l’entendement lui-même, s’il est sans doute commun à toute
l’humanité s’est toujours forgé dans des communautés
particulières, avec leur propre héritage historique, leur propre
manière de voir le monde et leur propre langue. Ainsi, on sait bien
que le self government des Anglais n’a pas le même sens que
le droit à l’autodétermination des Français. Ainsi la résolution
242 de l’ONU n’a pas le même sens suivant qu’on la lit en
français ou en anglais. L’universel et le particulier se font
face, comme deux pôles opposés et irréconciliables.
L’amour de l’humanité est sans aucun doute un
beau précepte que nous devons essayer de faire nôtre, autant qu’il
est possible. Mais, comme le faisait remarquer Rousseau, il y a tant
de cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer
leurs compatriotes, tant de belles âmes qui n’adressent pas la
parole à leur voisin. « Le patriote est dur à l’étranger »
remarque encore l’auteur de l’Émile, sans porter de
jugement de valeur sur cette assertion. Or sans cet « amour »,
sans cette philia chère à Aristote et que nous pourrions
traduire par « fraternité », il n’est point de
communauté politique pensable. Des procédures juridiques ont,
certes, la plus grande utilité. Mais une procédure juridique, n’en
déplaise aux libéraux, ne fait pas un ordre politique. Elle ne peut
que régler, quand elle y parvient, les différends entre individus
soucieux uniquement de leur propre bien. Une communauté politique
suppose que l’on partage bien autre chose que la reconnaissance de
suprématie des lois : sens du bien commun, réseaux d’amitiés,
fierté d’appartenir à une certaine culture, et, risquons le gros
mot, des valeurs. Pour qu’existe une communauté politique
mondiale, il faudrait donc procéder à une uniformisation des
cultures, des mœurs, des croyances, communier dans une langue
commune et tenir pour nuls et non avenus les attachements à la
famille, à son pays, aux paysages de son enfance comme aux chansons
qui nous ont bercés. Un tel idéal est connu : c’est l’utopie
de la mondialisation néolibérale qui présuppose des individus
menant tous des existences séparées, mais au fond tous identiques
et réductibles à des automates rationnels maximisant leur utilité.
Des individus vendeurs de force de travail (de travail abstrait) et
des consommateurs avides de toujours consommer plus. Mais l’utopie
s’est fracassée, avec la montée du terrorisme, avec le retour des
revendications de puissances que l’on pensait devenues
définitivement subalternes (la Russie ou la Turquie). Fin de la fin
de l’histoire. Retour au tragique.
Il y a une autre raison qui s’oppose à l’idée
que le mondialisme est l’avenir de l’humanité. Soit on est
partisan de l’anarchie – mais celle-ci n’est qu’une autre
forme de l’utopie néolibérale – soit on maintient la nécessité
d’un ordre politique en remplaçant tous les systèmes des États
par une « gouvernance mondiale ». Or, contre cette
gouvernance mondiale, se dresse inévitablement l’aspiration à la
démocratie. On peut presque établir une loi : plus un État
est gros et moins il est démocratique, c’est-à-dire moins le
peuple peut dire son mot de la conduite des affaires humaines. Les
20.000 citoyens athéniens pouvaient se réunir sur l’agora et
d’ailleurs ils n’y venaient pas tous. Mais déjà dans les
nations modernes qui ont plusieurs millions et souvent plusieurs
dizaines de millions de citoyens, la démocratie directe est devenue
impossible et la représentation politique suppose un empilement de
strates de décision de plus en plus complexes. Le sentiment que nos
compatriotes nous sont parfaitement étrangers s’est déjà
beaucoup développé, et la décence ordinaire et le sentiment
d’appartenance à une communauté, dont le ciment est le bien
commun, sont singulièrement affaiblis face aux comportements
anti-sociaux qui existent nécessairement dans toute société. Quand
le regard des autres ne suffit plus pour empêcher mille et une
incivilités, il ne reste que la répression et l’action de la
police. En passant à l’échelle supérieure, au mondialisme, si
l’on veut éviter le chaos social (l’anarchie) il faut un
gouvernement tyrannique. Un gouvernement mondial serait tyrannique ou
vain doit constater Kant. Et on ne saurait lui donner tort.
À l’opposé la nostalgie des petites
communautés « naturelles » n’est au mieux qu’un
songe creux. Les familles, les clans, les tribus ne peuvent être des
organisations sociales et politiques. La chaleur humaine de la
famille, aussi importante soit-elle comme refuge (voir C. Lasch, Un
refuge dans ce monde impitoyable) n’est guère favorable à la
liberté. Dans la famille l’individu n’est pas pour lui-même, il
est pour les autres et ne se définit que dans ses rapports avec les
autres membres de la famille, qui sont pour lui père, mère, sœur,
frère, etc. Même si la famille est indispensable comme premier
moment de la sphère éthique, le jeune homme ou la jeune femme doit
briser son unité fondée sur le sentiment, afin de se retrouver en
tant que lui-même, égal aux autres dans la sphère de la société
civile. Il n’y a ici presque rien à ajouter aux analyses de Hegel
dans les Lignes fondamentales de la philosophie du droit. Les
clans, les tribus et toutes formes d’organisation fondées sur les
« liens du sang » présentent tous les traits négatifs
de la famille, sans avoir d’avantage par rapport à cette
dernière. Aristote le faisait déjà remarquer : la famille ou
le village sont les domaines de la monarchie (dans le meilleur des
cas). Le gouvernement politique doit au moins avoir l’extension de
la cité.
Mais la liberté dont l’individu jouit dans la
société n’est qu’une liberté partielle. Celle de choisir son
occupation, de s’installer où bon lui semble et d’épouser qui
lui convient. C’est une liberté fragile d’abord parce que dans
la société civile, les hommes sont les uns à côté des autres,
mais ne forment pas une communauté – c’est l’opposition
soulignée par Tönnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft.
Seul l’État rationnel, l’État de droit peut garantir la liberté
individuelle et faire de chaque individu un citoyen partie prenante
de la formation de la volonté générale. L’État qu’on peut
réduire au gouvernement, à l’administration et aux organes
judiciaires est la sphère qui englobe toutes les autres sphères. Il
est à proprement parler l’organisation de la nation. Une nation
n’est pas une communauté d’origines – ce n’est pas une
ethnie – et elle n’est pas non plus une communauté de langue ou
une communauté religieuse. C’est la communauté politique
effective. Elle est, pour reprendre l’excellente définition d’Otto
Bauer, une « communauté de vie et de destin » qui a son
origine non dans les liens du sang – il n’y a pas de herdbook
des citoyens – mais dans l’action politique des individus qui
vont l’instituer. La nation est toujours, au moins potentiellement,
un État-nation. Dès qu’un groupe humain possède une conscience
nationale, il aspire à former un État. Comment se forme cette
conscience nationale ? Il n’y a aucune règle générale.
L’histoire, à chaque fois, emprunte des voies différentes. Les
Juifs ont longtemps formé des communautés préservant jalousement
leurs particularités et notamment les rituels, le respect de la loi
et l’inlassable reprise des textes de la Torah et du Talmud. L’idée
même d’une nation juive n’avait aucune formulation positive.
L’entrée dans la modernité et l’intégration des Juifs aux
sociétés les plus avancées sur le plan de l’égalité des droits
(Royaume-Uni, France puis Allemagne) pouvaient laisser penser à une
disparition pure et simple de la « question juive ».
C’est dans le sillage du mouvement des nationalités, dont la
grande explosion est ce « printemps des peuples » de
1848, que la question d’un « foyer national juif » a
été posée et a donné naissance au sionisme. Il a encore fallu le
déchaînement de l’antisémitisme nazi, secondé par les
antisémites de toute l’Europe, pour que le projet sioniste finisse
par emporter l’adhésion des Juifs d’Europe, qui étaient
nombreux à être opposés au sionisme (ainsi le « Bund »,
parti ouvrier marxiste des Juifs de Pologne). Ni la religion, ni la
langue (en l’occurrence le yiddish) ne suffisaient à former une
nation juive. Ce sont les événements historiques qui ont
cristallisé ce qui n’était qu’une vague possibilité. Que tout
ce processus ait été couvert d’une idéologie pseudo-religieuse
et d’un mythe tragique (« une terre sans peuple pour un
peuple sans terre ») et ait débouché sur un drame dont on
n’est pas encore sorti, cela ne change rien au fond de la question.
Entre l’universel abstrait du cosmopolitisme et
le particularisme de la tribu ou de l’ethnie, la nation politique,
c’est-à-dire la nation organisée en État souverain, apparaît
ainsi comme une médiation nécessaire. Le « droit des gens »,
c’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, y compris
donc le droit de divorcer d’avec les nations avec qui elles ont été
« mariées » de force, sachant qu’en même temps le
droit de divorcer n’est évidemment pas l’obligation de divorcer.
Une confédération d’États souverains décidant souverainement de
mettre en commun leur monnaie, leur défense et quelques autres
choses encore pourrait aussi apparaître comme une forme possible de
réalisation des aspirations nationales.
L’histoire de l’Europe est celle de l’État-nation
On pourra nous reprocher d’ériger en modèle
quelque chose qui est essentiellement européen. En effet, c’est
l’histoire de l’Europe et plus particulièrement de sa partie
occidentale, catholique, puis catholique et protestante qui fournit
l’archétype de l’État-nation. Ce qui domine l’histoire
mondiale, ce sont les empires en lutte contre ou englobant des
petites communautés politiques – le plus souvent des principautés.
L’empire romain puis l’empire romain d’Orient, la Chine, le
Japon, l’empire moghol, les Incas, la Russie, l’empire ottoman,
etc. telles sont les formes impériales qui gouvernent l’immense
majorité de l’humanité. Les Romains n’ont pas
créé d’État-nation : c’est la suprématie de la
république de Rome qui s’affirme, même quand Rome n’est plus
dans Rome, quand les empereurs s’établissent à Milan, par
exemple. Cependant, presque à son corps défendant, l’empire
romain a laissé les linéaments d’une nation, le regnum
italicum d’où sortira finalement dans la deuxième partie du
XIXe siècle l’unité italienne.
La particularité de l’Europe occidentale
(jusqu’à la Pologne!), c’est la manière dont l’empire romain
s’est effondré et l’échec de toutes les tentatives de maintenir
en Europe le régime d’empire. La chute de l’empire romain –
dont la date initiale est certainement la mise à sac de Rome par les
Vandales d’Alaric – est un étrange processus. Les territoires
gouvernés par Rome sont envahis par les « barbares »,
mais des barbares souvent installés depuis longtemps à l’intérieur
du limes, des barbares au moins partiellement romanisés qui
n’établiront leur royaume qu’en prêtant une allégeance,
souvent purement formelle, à l’héritage de l’empire romain.
Revendications mythiques d’une origine commune : les Francs se
prétendent les descendants des Troyens, par un certain Francion,
frère d’Énée ! Soumission à Rome en la personne de
l’institution qui se prétend l’héritière de l’empire,
l’Église catholique. Le royaume franc s’établit quand Clovis
renonce à sa religion, l’arianisme, et se convertit à la religion
officielle de l’empire, le catholicisme, alors même que cet empire
n’existe plus. En 476, Odoacre dépose le dernier empereur romain
d’Occident, Romulus Augustule, renvoie à Constantinople les
insignes impériaux et met ainsi officiellement fin à cet empire qui
a plus de 1300 ans selon la chronologie des historiens romains. Mais
c’est en 495 que Clovis reçoit le baptême. Et quand les Francs,
avec Charlemagne, tentent de reconstruire un empire, c’est à Rome,
auprès de l’évêque de Rome, qu’ils vont chercher la
consécration. L’illusion de la reconstitution d’un empire romain
germanique et chrétien ne dure cependant pas bien longtemps. Le
partage de l’empire entre les fils de Charlemagne, selon la loi
franque, commence à dessiner les grandes lignes de ce que sera
l’Europe.
On peut lire l’histoire de l’Europe comme
l’incessant combat entre les tentatives du pape de Rome de rester
le suzerain final de tous ces royaumes et les successeurs de
« l’empire romain germanique », mais aussi comment ce
combat de formes politiques dépassées et finalement impuissantes va
permettre l’émergence de la vie politique moderne et des nations.
Soulignons ici deux aspects. Le combat de l’empereur et du pape va
avoir comme premier enjeu l’Italie du Nord, c’est-à-dire
l’Italie qui s’est enrichie et qui se trouve en pointe du
développement économique dès le Xe et XIe siècle. Gênes, Venise,
Florence ne sont pas des petites principautés mais de véritables
capitales économiques, celles d’où partent les flux commerciaux
et les innovations économiques et financières majeures. Elles vont
profiter de la neutralisation réciproque de leurs prétendus
suzerains pour se construire et porter la culture, les arts et les
lettres et les idées politiques nouvelles à des sommets. C’est
là, dans ce laboratoire italien de la fin du Moyen Âge et du début
de la Renaissance que s’est inventée la politique moderne (voir
sur ce sujet Quentin Skinner, Les fondements de la pensée
politique moderne, et Denis Collin, Lire et comprendre
Machiavel). C’est que sont reprises et retravaillées les idées
républicaines et une conception neuve du politique, une conception
émancipée des références religieuses autant que de tout le
discours ethnique. Deuxième aspect, la lutte entre le pouvoir
pontifical et le pouvoir impérial se double très vite de la lutte
des royaumes pour gagner leur indépendance et pour n’avoir pas à
obéir aux ordres de Rome. Si bien que de fait, les Européens
entament très tôt leur sortie du « théologico-politique »
pour parler comme Spinoza. Les rois de France s’allient au pape
quand ça les arrange et luttent contre lui quand ils y trouvent
intérêt. L’Église de France passe de fait sous le contrôle du
royaume. Plusieurs rois de France furent excommuniés : Louis
VII, Philippe-Auguste pour bigamie, Philippe le Bel, Louis XII, Henri
II, Henri III, Henri IV. Le roi d’Angleterre, Henry VIII, n’hésite
pas à rompre définitivement avec Rome et les papistes et à former
sa propre église, sous son contrôle direct (on n’est jamais si
bien servi que par soi-même). Charles Quint très catholique roi
d’Espagne va se retrouver à la tête d’un « saint empire »
où les protestants donnent de la voix et, quand il entrera dans
Rome, la « ville sainte » sera pillées par les
« nouveaux barbares », les soldats protestants de l’armée
du très catholique roi. Bref, comme disait Marx, quand en haut on
joue du violon, il ne faut pas s’étonner si en bas on se met à
danser.
Si l’Italie du Nord n’a pratiquement jamais
connu le féodalisme au sens strict, en Espagne, en Angleterre et en
France, c’est l’absolutisme et la construction de puissants
États-nations qui vont ruiner à long terme le féodalisme et
permettre l’émergence des nations modernes. Cherchant une solution
au malheur de la « pauvre Italie », divisée entre
républiques et principautés rivales, Machiavel voit dans le modèle
français le modèle d’un État unifié où le roi lui-même est
soumis aux lois. Pour comprendre la formation des États-nations
européens, il est donc nécessaire de remonter à cette période de
leur première affirmation qui va de pair avec les premières
affirmations du sentiment patriotique. Voir dans l’État-nation une
formation politique post-révolutionnaire, postérieure en tout cas à
la révolution industrielle, le relier simplement à la domination
bourgeoise comme le font souvent les marxistes, c’est ne pas
comprendre combien il est enraciné dans le sentiment des peuples,
combien ses racines, compliquées, plongent loin dans notre histoire.
On pourrait sans doute soutenir la thèse selon laquelle, c’est
précisément parce que se sont formés des États-nations que
l’Europe a été le continent révolutionnaire – pensons aux
révolutions anglaise et française au XVIIe et XVIIIe siècle, aux
révolutions du XIXe et du XXe siècle – et aussi le continent où
la classe bourgeoise a pu se développer et révolutionner le monde
entier, pour le meilleur et pour le pire.
Dans toute l’Europe, le développement de
l’État-nation est le corollaire d’un vaste mouvement
d’émancipation des peuples. Émancipation vis-à-vis du régime
d’empire au profit de l’insertion dans une communauté de vie et
de destin, c’est-à-dire d’une communauté dont on veut partager
l’histoire et au moyen de laquelle on peut espérer « faire
l’histoire ». C’est très exactement ce qui surgit au grand
jour et comme un écho de la révolution française dans le
« printemps des peuples » de 1848. Ce mouvement comprend
des mouvements nations contre les empires – le plus
touché est l’empire autrichien, ultime descendant du « saint
empire romain germanique » qui tentera de se sauver sous la
forme de l’empire austro-hongrois – et des mouvements pour la
constitution de l’unité nationale, en Allemagne et en Italie. Dans
ces deux derniers pays, le mouvement national ne trouvera son
accomplissement que sous une forme « impure », puisque
l’unité nationale sera forgée sous la direction d’une
monarchie, la monarchie prussienne ou la monarchie du
Piémont-Sardaigne imposant le ralliement des autres parties de la
nation. Réécrivant l’histoire italienne, certains auteurs
estiment que l’unité italienne est en fait la conquête du sud par
le nord. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est oublier que
cette conquête a bénéficié d’un large assentiment populaire et
que la monarchie a chevauché un mouvement révolutionnaire (dont
Mazzini et Garibaldi sont les figures marquantes) pour mieux
l’étouffer et « tout changer pour que rien ne change »
selon la fameuse formule de Lampedusa dans Le Guépard.
Si, selon les convictions républicanistes (voir
Machiavel) il n’est pas de citoyen libre que dans une république
libre, alors l’émancipation nationale, la constitution de nation
politique apparaît donc bien comme la condition nécessaire de la
liberté politique – bien qu’elle n’en soit pas la condition
suffisante. Et nous avons là affaire à une « invention
européenne » qui a essaimé ensuite dans le monde entier. Les
colonies espagnoles d’Amérique latine ont largement puisé dans la
révolution française l’inspiration de leurs révolutions contre
le colonisateur. Contre l’empire ottoman entré en crise profonde
vont se réveiller des nations arabes et d’abord l’Égypte et la
Tunisie. Et c’est encore ce modèle de l’État-nation qui servira
de boussole aux luttes révolutionnaires contre les empires coloniaux
établis par la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne… Ainsi
cette invention européenne a-t-elle révélé son universalité.
Un dernier mot sur cette question. Hannah Arendt
soutient, justement, que ce qui détruit l’État-nation c’est la
submersion du bien commun par les intérêts privés, processus qui
donne naissance à l’impérialisme. La transformation des
États-nations européens (et bientôt américain) en puissances
impériales, garantissant les intérêts des groupes financiers et
industriels vivant de l’exploitation des colonies, a bien été le
facteur principal d’érosion de l’État-nation et a fourni
souvent des motifs légitimes de le haïr. Mais il ne faut pas
confondre l’État-nation avec la maladie qui le détruit.
La nation et l’internationalisme
L’idée nationale est à l’origine un des
piliers de l’internationalisme ouvrier, ce que ne comprennent plus
guère les « marxistes » ou prétendus tels qui peuplent
ce qui reste de l’extrême-gauche. On leur rappellera que le
meeting de St Martin Hall, où l’Association Internationale des
Travailleurs fut fondée en 1864, avait deux grandes revendications à
son ordre du jour : le soutien aux Irlandais et aux Polonais en
lutte pour leur indépendance nationale ! Et Marx, dans cette
affaire, est l’un des plus fervents partisans du soutien apporté à
ces revendications nationales. Du point de vue du marxiste borné,
c’est assez incompréhensible. Ni la Pologne ni l’Irlande ne sont
des grandes nations industrielles dans lesquelles une révolution
sociale pourrait être attendue à terme rapproché. Ce sont des
nations très catholiques, donc peut perméables aux « idées
marxistes ». Et cependant, cet intérêt de Marx pour la nation
se comprend aisément.
D’une part, comme le dit déjà le Manifeste
du Parti Communiste de 1848, si la lutte de classes est
internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et
la forme, c’est essentiel pour un aristotélicien comme Marx !
La forme, c’est ce qui fait être les réalités en informant la
matière. Bien sûr que la lutte des classes est internationale dans
son contenu, puisque le mode de production capitaliste est par
définition « mondialisé » (même si Marx n’employait
pas ce mot) et que l’opposition capital/travail structure les
rapports sociaux – ou plus exactement parce que le capital qui
n’est pas une chose mais un rapport social est le rapport social
dominant. Mais pour que la lutte des classes existe, pour qu’elle
soit autre chose qu’une incessante guérilla du travail pour
résister aux empiétements du capital, elle doit pouvoir se
concentrer en lutte politique, c’est-à-dire en lutte pour imposer,
même par segments, des entraves légales au libre jeu du capital.
Quand on veut limiter la journée de travail, il faut une loi de
limitation de la journée de travail et pour qu’une telle loi
existe, il faut un gouvernement qui l’adopte et en organise la mise
en œuvre. Si la lutte des classes est politique, si on ne fait pas
de Marx une sorte d’anarchiste, on doit admettre que le cadre de la
lutte des classes est celui d’une communauté politique. De ce
point de vue l’émancipation nationale est un préalable, ne
serait-ce que pour que chacun soit clairement mis devant la réalité :
ce n’est pas la soumission à l’empire le problème à résoudre,
c’est la question du capital. Vérification par un contre-exemple :
dans l’Union européenne, c’est le « supra-national »
qui organise la destruction systématique des positions que le
mouvement ouvrier avait réussi à organiser dans le cadre national.
D’autre part, comme le dit Marx, « un
peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Les
ouvriers anglais ne seront pas libres tant que le Royaume Uni
opprimera l’Irlande ou l’Inde. Tant que les opprimés dans une
nation sont de facto, et même sans l’avoir voulu, les
complices de l’oppression d’une autre nation, ils ne font que
renforcer les chaînes par lesquelles le capital les lie au maintien
du mode de production capitaliste. La domination de quelques grandes
puissances constitue un facteur essentiel du maintien de l’ordre
capitaliste à l’échelle européenne et mondiale. Marx et les
internationalistes soutiennent la Pologne contre la Russie, non
seulement parce que c’est le droit le plus élémentaire des
Polonais qui est en cause, mais aussi parce que l’autocratie
tsariste est perçue comme le pilier de la réaction en Europe. C’est
pour la même raison que Marx a publié, à partir de 1853, plusieurs
articles contre la politique favorable à la Russie du Premier
Ministre Palmerston. Il soutient même le conservateur Urquhart,
adversaire intransigeant de l’autocratie moscovite…
Cette attention de Marx pour la question nationale
ne s’est jamais démentie – même si, sur la fin de sa vie, il
devient un peu moins anti-russe ! C’est encore sur la question
nationale que Lénine, partisan de l’indépendance polonaise,
s’oppose à Rosa Luxemburg qui défend, selon lui, un
internationalisme abstrait en refusant de faire de l’indépendance
de son pays une question politique centrale. Quand les bolcheviks
prennent le pouvoir en Russie, c’est encore la question nationale
qui joue un rôle moteur. L’empire tsariste était selon Lénine
une « prison des peuples » et les bolcheviks devaient
défendre le droit à l’autodétermination. Les interventions de
l’Armée rouge en Pologne (ce fut une cuisante défaite) puis en
Ukraine et Géorgie (où Staline s’illustra d’une manière telle
que Lénine en fut alarmé) montrèrent que ce qui vaut en théorie
ne vaut pas toujours en pratique… Cependant, officiellement, la
Russie est transformée en une union de républiques socialistes et
soviétiques (URSS) et non en un seul État. La Russie elle-même
n’était donc qu’une république parmi toutes ces républiques
formellement autonomes et encore : la Russie est une
« république fédérative », c’est-à-dire une
fédération de républiques. La complexité de l’édifice
n’empêchera pas l’appareil stalinien de tout écraser et de
transformer en tristes farces toutes ces garanties institutionnelles.
Mais, en dépit de son destin, l’URSS naissante montre bien que
l’internationalisme ne s’oppose pas à l’État national.
Le mot « internationalisme » est
lui-même suffisamment parlant. Il ne signifie pas la disparition des
nations, puisqu’il faut bien qu’il y ait des nations pour que
l’on puisse parler d’internationalisme ! L’appel à la
fraternisation des peuples (« Paix entre nous, guerre aux
tyrans ») n’est pas la disparition des peuples mais la
recherche, presque kantienne pourrait-on dire, d’une paix
perpétuelle. C’est au nom d’un internationalisme dévoyé que
Guy Mollet s’opposait à l’indépendance de l’Algérie,
prétextant de l’unité de prolétariats français et algériens,
alors même qu’un internationalisme véritable commandait justement
le soutien aux indépendantistes algériens. Si « la
souveraineté réside essentiellement dans la nation », comme
le dit la déclaration de 1789, tout naturellement le peuple algérien
ne pouvait participer à la souveraineté qu’en disposant de sa
propre nation, en faisant sa propre expérience politique.
Une large fraction de l’extrême-gauche, se
réclamant le plus souvent du « marxisme » défend non
pas l’internationalisme, mais le mondialisme et exprime sans fard
sa détestation des nations. Dans le cadre de la campagne du
référendum sur le traité constitutionnel européen, Toni Negri, un
des maîtres à penser du nomadisme universel, s’était écrié :
« l’État-nation est une merde » lors d’un meeting
pro-Union Européenne convoqué en 2005 par l’ex-trotskiste Julien
Dray. À ce meeting intervint également Cohn-Bendit, autre
thuriféraire du « machin » bruxellois. Les plus anciens
se rappelaient que des manifestants de 1968, pour protester contre
l’expulsion de Cohn-Bendit du territoire français, criaient « les
frontières, on s’en fout ». Peut-être eussent-ils été
mieux informés en demandant aux Vietnamiens, bombardés par
l’aviation US, si, eux aussi, se foutaient des frontières. Ce
mondialisme réclamé par les partisans du nomadisme universel,
c’est-à-dire de l’exil de travailleurs immigrés et des peuples,
n’est rien d’autre qu’une des figures de l’idéologie
dominante, exprimant le besoin du capital de franchir toutes les
barrières qui pourraient s’opposer à la mise en valeur du
capital, ravageant la Terre et les cultures humaines dans leur
diversité. Les grandes firmes de boissons gazeuses, de restauration
rapide ou de fabrication et vente des pesticides n’aiment pas les
frontières. La diversité des hommes leur déplaît puisque l’homme
idéal est uniquement de la force de travail employable au plus bas
coût, doublé d’un consommateur avide et interchangeable. Mais
qu’on n’aille pas nommer « internationalisme » cette
propagande en faveur de la domination mondiale du capital.
Et maintenant ?
Loin de produire une humanité sympathique,
éclairée par les spécialistes du marketing, et baignée dans la
culture « new age », la destruction des nations,
organisées méthodiquement par les grandes puissances et par
quelques moins grandes a engendré des monstres. À la place des
nationalismes arabes, pas toujours très sympathiques et bien moins
laïques qu’on ne l’a dit parfois, se propage aujourd’hui une
idéologie totalitaire profondément régressive sous le nom
d’islamisme. À la place des vieilles nations, commencent à se
manifester toutes sortes de « communautarismes »
anti-politiques, fondés sur la « race », le sang, la
religion, etc. Le retour du refoulé menace ainsi toute
civilisation. Au Canada, le multiculturalisme « post-national »,
revendiqué par le premier ministre libéral Justin Trudeau qui
accorde sans compter son soutien à toutes les formes de la
propagande islamiste, se révèle comme une arme de guerre contre
l’indépendantisme québécois. Et que dire de la France ?
En même temps, tout le monde sait bien que dans
l’effondrement, le seul môle auquel on puisse se raccrocher, c’est
encore l’État-nation. En Méditerranée, ce sont les garde-côtes
italiens, les bénévoles de Lampedusa, tous ces Italiens, mis au
régime maigre par l’Union Européenne, qui assurent le sauvetage
des milliers de malheureux qui tentent sur des radeaux de fortune de
fuir les massacres et la misère. Pas les belles âmes
post-nationales qui dispensent leurs discours moralisateurs et leurs
vœux pieux. En France, qui permet à tous de se faire soigner, de ne
pas mourir à la porte de l’hôpital faute d’un compte en banque
suffisamment garni ? Notre bonne vieille Sécurité Sociale. Qui
assure tant bien que mal la sécurité des citoyens ? Les
polices nationales. Qui paye l’école ? Les États nationaux.
Et ainsi de suite.
La fin des États-nations ouvre la voie à la
barbarie, n’en déplaise aux valets de plume de la classe
capitaliste transnationale, quand bien même ils se déguisent en
terribles révolutionnaires mondialistes. Inversement, la seule voie
qui reste ouverte si on refuse d’être précipités dans la
barbarie – comme celle qui se développe au Proche et Moyen-Orient,
est de redonner vie aux nations. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un
vœu pieux que seuls quelques nostalgiques, quelques indécrottables
conservateurs pourraient nourrir, mais d’un mouvement qui se fait
jour dans la vieille Europe même sous des formes assez déplaisantes.
Le Brexit britannique n’était pas exempt de toute arrière-pensée
raciste, on le concédera volontiers, mais fondamentalement il a
marqué l’attachement d’un peuple à sa façon de se gouverner, à
ses traditions et à la souveraineté du Parlement dont on disait
déjà au XVIIIe siècle qu’il pouvait tout faire sauf changer un
homme en femme. La montée de ce que la presse nomme
« euroscepticisme » s’inscrit dans ce même mouvement.
S’il y avait un référendum, on sait que les Italiens
souhaiteraient quitter la zone euro et retourner à la lire et en
France, plus personne ne veut organiser de référendum au sujet de
l’Union Européenne, tant les politiques craignent le résultat.
Pour faire avaler les couleuvres post-nationales, il ne faut pas
s’embarrasser de la souveraineté populaire dont les belles gens,
les « sachant » se méfient comme de la peste.
Le souverainisme n’est pas un gros mot. Il
signifie seulement être partisan de l’article III de la
Déclaration des droits de l’homme de 1789 ! De l’article
III et des autres qui lui sont étroitement Le souverainiste n’est
un nationalisme tant est-il que le nationalisme est une maladie de la
nation. La souveraineté signifie seulement être maître chez soi et
non vouloir régenter les autres. Bien au contraire, celui qui est
jaloux de sa propre indépendance est tout disposé à s’entendre
avec ses voisins pour le respect mutuel des indépendances. Vous
n’accepteriez pas que votre voisin vienne vous imposer la couleur
des peintures de la cuisine ou l’agencement de vos meubles ni qu’il
vous interdise la consommation du vin rouge ou de telle ou telle
variété de viande ! Et c’est pourquoi vous vous interdiriez
de faire des remarques sur son aménagement intérieur quand bien
même son mauvais goût vous semblerait-il patent. Ce respect mutuel
n’interdit nullement de lui prêter vos clés pour qu’il arrose
vos plantes d’intérieur quand vous êtes en vacances, vous
engageant du reste à nourrir son poisson rouge quand c’est à son
tour de partir. La souveraineté des nations n’exclut nullement la
bonne entente ! Mais elle est une condition minimale de la
liberté.
Défendre une conception raisonnable de la
souveraineté nationale, permettre à chacun d’aimer son pays, ses
traditions, sa culture sans pour autant cultiver d’hostilité
envers les étrangers et en reconnaissant le devoir d’hospitalité
et d’entraide qui s’impose envers les malheureux – des
principes moraux eux aussi inscrits dans notre longue histoire –
c’est le seul moyen de s’opposer aux exploiteurs de la crise, aux
prétendus « identitaires » incultes et autres groupes
violents qui deviendront demain les fourriers de la destruction de la
civilisation. On sait comment l’abaissement de l’Allemagne après
la première guerre mondiale a nourri le nazisme qui, prenant
prétexte de la défense de l’identité aryenne des Allemands, a
précipité ce pays phare de la culture dans l’abîme. La leçon
sera-t-elle entendue ?
Le 7 octobre 2016 – Denis Collin
1Sur
cette question, on lira l’ouvrage du regretté Costanzo Preve, Una
nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino
ontologico-sociale della filosofia (éditions Petite
Plaisance, 2013).
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