lundi 27 février 2017

Faut-il enterrer l’État-nation ?

La mort de l’État-nation serait un fait avéré. Ne subsisteraient que les noms, l’apparat, mais sa réalité se serait progressivement évanouie, dissoute dans le processus que l’on appelle ici mondialisation et ailleurs globalisation. Tout ce qui naît mérite de périr. L’État-nation n’a pas toujours existé et il est naturel de penser qu’un jour ou l’autre il doit être englouti dans l’éternelle mutation des choses. Cependant la nouvelle de la mort de l’État-nation est sans doute prématurée. Alors que la construction européenne était censée incarner le dépassement de l’État-nation, alors que les diverses de la « gouvernance » mondiale (FMI, OMC, etc.) devaient nous faire entrer dans le « post-national », nous assistons aux prémices de la dislocation de l’Union Européenne qui apparaît de plus en plus comme une « prison des peuples » et au développement des revendications « identitaires » qui pulvérisent même les vieilles nations ou les moins vieilles. Loin d’aller vers le « post-national » nous pourrions même aller vers « l’ante-national », vers l’explosion en communautés ethniques, en tribus ainsi qu’on le voit en Libye et ailleurs.
Pour comprendre ce qui est en cause, nous nous proposons tout d’abord de revenir aux questions théoriques les plus fondamentales telles que les a posées la tradition philosophique. Nous tenterons ensuite de dégager l’originalité du modèle de l’État-nation tel que l’Europe l’a inventé. Nous montrerons ensuite que la tradition internationaliste du mouvement ouvrier est étroitement liée à l’État-nation et en quoi le mondialisme d’une certaine gauche est la négation de l’internationalisme. Enfin nous tenterons de dégager quelques perspectives à court terme, quelques orientations générales pour les luttes politiques à mener.

Le droit de gens et le point de vue cosmopolitique

Comme c’est souvent le cas, les termes de nos discussions actuelles ont été posés depuis l’Antiquité grecque qui reste pour nous une source toujours vive de réflexion. L’idéal de la cité grecque était celui d’une communauté politique fermée. Les Grecs formaient un peuple qui partageait une langue – par opposition à ces barbares dont la langue était incompréhensible. Mais ils ne formaient pas une nation, même s’ils admettaient que les règles qui s’appliquaient à un Grec étranger n’étaient pas exactement celles que l’on devait appliquer à des barbares. Au-delà du droit propre à chaque cité (les lois d’Athènes n’étaient pas celles de Sparte), il existait une sorte de « droit commun », un koinon nomos, dont l’extension n’était pas bien déterminée, mais qui était une sorte de droit naturel. Ainsi les lois de l’hospitalité faisaient-elles partie de ce droit commun. C’est aussi ce qui expliquait le statut particulier des métèques à Athènes, par exemple. Et c’est aussi ce qui explique pourquoi ces cités grecques n’ont jamais formé que des « ligues » ou des fédérations ». On ne peut appliquer à ces cités le terme d’État-nation, précisément parce qu’on ne peut pas encore parler d’État et que l’organisation politique ne prétend point représenter la nation – c’est-à-dire ceux qui peuvent prétendre à une naissance commune. On pourrait traduire polis par « communauté politique ». Mais encore une fois, c’est une communauté bien délimitée : polis renvoie à un verbe qui signifie « bâtir des murs ». Chez Platon et Aristote, cette limitation de la polis découle de la nature des choses. Il faut qu’elle soit assez grande pour que soit assurée son autarcie, par la diversité des corps de métiers qu’on y pourra trouver. Mais il faut aussi qu’elle ne soit pas trop grande – la démesure est un défaut majeur dans l’éthique grecque – afin de préserver son unité.
Avec la décadence de la cité – Athènes tombe aux mains des Macédoniens avant d’être conquise par Rome – les philosophes vont opposer le point de vue cosmopolitique. Le monde formant une unité, tous les êtres y sont liés par des liens organiques, et les êtres humains font partie de ce tout et ont entre eux des liens naturels de sympathie. Ils forment comme une grande famille et ils ont des devoirs les uns envers les autres par le simple fait d’être humains. On a trop souvent réduit les stoïciens à une morale de l’indifférence aux passions et au culte de la liberté intérieure. Mais le stoïcisme grec – dont Cicéron reprend souvent les grandes lignes – inclut une conception politique globale et souvent subversive. Certains stoïciens grecs en sont venus à affirmer l’illégitimité de l’esclavage et l’un d’entre eux est parti combattre aux côtés d’esclaves en révolte.1 À l’opposé de l’anti-politisme épicurien, le stoïcisme est donc une politique, une politique qui vise à penser l’organisation de la communauté des humains et non plus simplement l’organisation d’une petite cité. Ce n’est nullement un hasard si cette conception trouva des échos puissants chez un Romain comme Cicéron, contemporain de la formation de l’imperium romain sur des territoires d’une étendue prodigieuse.
Après la chute du monde antique, la politique va se résumer à la monarchie et dans le monde chrétien la monarchie est universelle, puisque le seul monarque est Dieu dont les rois et les empereurs sont les représentants sur Terre. Je laisse de côté pour l’instant (pour y revenir plus loin) tout ce qui, avec et contre le thomisme, va s’élaborer principalement dans les républiques de l’Italie du Nord. Mais c’est avec la formation de puissants États revendiquant une base nationale : Angleterre, Espagne, France, qu’on aura tôt fait d’opposer à l’éclatement du « Saint Empire Romain germanique ».
Pour dire les choses schématiquement, le grand bouleversement des temps modernes sur le plan de la philosophie politique tient à ce que l’organisation politique n’est plus saisie comme un fait naturel – l’homme n’est plus le zoon politikon d’Aristote – mais comme le résultat d’un contrat. Le peuple se fait peuple, comme le dira si bien Rousseau. Et il se fait peuple en se donnant un pouvoir souverain commun. Avant que ces idées aient pu être théorisées sur le plan politique, il y a de grands bouleversements politiques qui ont fait émerger un sentiment national ou patriotique, dont Duby fait remarquer qu’il était déjà patent au moment de la bataille de Bouvines. Les sujets du Roi de France deviennent des Français qui reconnaissent le même pouvoir politique et se sentent liés par une communauté de destin. Après Bodin, Hobbes construit la théorie de l’État moderne mais il laisse un problème en suspens. Si le pacte social et l’institution du souverain assurent la paix à l’intérieur des frontières nationales, entre les nations demeure l’état de nature, c’est-à-dire l’état de la guerre de chacun contre chacun. Il ne croit visiblement pas à quelque chose comme le droit des gens, théorisé par Grotius, un droit de la paix et de la guerre qui s’imposerait aux nations souveraines ou plutôt que les nations souveraines devraient volontairement s’imposer.
Le traité de paix de Westphalie, qui met fin à la guerre de Trente ans, instaure une sorte de droit international et fait naître une véritable conscience européenne. Et c’est cette conscience européenne portée par les Lumières qui conduire à réexaminer, à nouveaux frais, la question du droit cosmopolitique.
Du point de vue des Lumières, c’est-à-dire du point de vue d’un rationalisme abstrait, d’un rationalisme non dialectique, l’avenir appartient non pas à ces formes historiques que sont les États-nations ou les empires, mais à un gouvernement rationnel de l’humanité toute entière. Dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant esquisse un tableau du progrès humain qui doit déboucher sur une forme de gouvernement du droit à l’échelle de la communauté humaine. Pour lui, il est impossible de s’en tenir à ce « concert des nations » dans lequel la paix n’existe que par l’équilibre des puissances. Mais l’instauration d’une sorte d’État souverain à l’échelle mondiale apparaît comme une tâche utopique, mais aussi potentiellement tyrannique. Kant est donc revenu sur ses premières propositions. Dans La Paix perpétuelle, il redonne toute leur place aux nations. Son « projet de traité de paix perpétuelle » repose sur trois piliers : la constitution républicaine des États, la reconnaissance du « droit des gens », c’est-à-dire du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes sans intrusion de puissances extérieures et enfin une « société des nations ». Mais si la thèse kantienne peut et doit sans doute encore nous inspirer, elle apparaît comme un projet normatif extérieur à la dynamique même de l’histoire. Ayant vu passer « l’esprit du monde à cheval » alors qu’il était à Iena lorsque Napoléon Ier y entre, Hegel voit dans la vitalité des peuples ce par quoi s’exprime le progrès de l’esprit. Loin de tout pacifisme abstrait, il affirme que la guerre est précisément ce par quoi s’exprime la vitalité d’un peuple. Il y a des États parce que la guerre est toujours potentiellement à faire. Lecteur admiratif de Machiavel, il refuse la position de la « belle âme ». Que la philosophie arrive toujours trop tard, comme l’oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu’au crépuscule, la pensée de Hegel le montre aussi. Mais la dynamique de la vitalité des peuples va devenir la dynamique de la course à l’accumulation de puissance et bientôt l’impérialisme deviendra le mode de survie de la société bourgeoise, débouchant sur la guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre totale qui par deux fois au cours du XXe siècle a menacé d’engloutir la civilisation humaine elle-même.
On le voit les questions dont nous débattons aujourd’hui sont anciennes. Elles parcourent toute l’histoire de la philosophie et l’histoire tout court. La « fin de l’histoire », proclamée urbi et orbi après la chute du mur de Berlin et la désagrégation du bloc des pays du « socialisme réel », ouvrait la voie à une nouvelle vague de la pensée cosmopolitique. Les nations avaient engendré la guerre. La dissolution des nations dans le grand marché mondial devait engendrer une paix éternelle – mais comme le remarquait ironiquement Kant, le lieu de la paix éternelle, c’est le cimetière.
De cette histoire essayons tout de même de retenir l’essentiel. La paix entre les hommes est évidemment un idéal à poursuivre. On ne peut guère parler de civilisation tant que les conflits sont réglés au final dans le sang et les massacres. Il est cependant parfaitement légitime de se défendre face aux agressions étrangères. Mais il est illégitime de vouloir imposer à un autre peuple, à la pointe des baïonnettes, une certaine conception de la vie commune, fût-elle animée des meilleures intentions. Dans ce domaine on peut sans peine être rousseauiste. Et entre les Girondins partisans de la guerre révolutionnaire en Europe et Robespierre qui s’en tenait à la « ligne Rousseau », c’est Robespierre qui avait raison. Voilà quelques points qui ne souffrent guère de discussions. Trop généraux pourtant.
Le point de vue cosmopolitique de Kant est bien trop large. On sait que pour lui, même un peuple de démons, pourvu qu’ils aient un entendement, finirait pas se gouverner selon les principes du droit. Des individus abstraits, réduits à de purs entendements, accepteraient certainement des règles de droit communes dans un monde sans frontières. Mais si on peut penser de tels individus dans le « royaume des fins », dans notre monde tragiquement sensible, tragiquement humain, les individus sont plus gouvernés par leurs passions que par leur entendement. Et l’entendement lui-même, s’il est sans doute commun à toute l’humanité s’est toujours forgé dans des communautés particulières, avec leur propre héritage historique, leur propre manière de voir le monde et leur propre langue. Ainsi, on sait bien que le self government des Anglais n’a pas le même sens que le droit à l’autodétermination des Français. Ainsi la résolution 242 de l’ONU n’a pas le même sens suivant qu’on la lit en français ou en anglais. L’universel et le particulier se font face, comme deux pôles opposés et irréconciliables.
L’amour de l’humanité est sans aucun doute un beau précepte que nous devons essayer de faire nôtre, autant qu’il est possible. Mais, comme le faisait remarquer Rousseau, il y a tant de cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leurs compatriotes, tant de belles âmes qui n’adressent pas la parole à leur voisin. « Le patriote est dur à l’étranger » remarque encore l’auteur de l’Émile, sans porter de jugement de valeur sur cette assertion. Or sans cet « amour », sans cette philia chère à Aristote et que nous pourrions traduire par « fraternité », il n’est point de communauté politique pensable. Des procédures juridiques ont, certes, la plus grande utilité. Mais une procédure juridique, n’en déplaise aux libéraux, ne fait pas un ordre politique. Elle ne peut que régler, quand elle y parvient, les différends entre individus soucieux uniquement de leur propre bien. Une communauté politique suppose que l’on partage bien autre chose que la reconnaissance de suprématie des lois : sens du bien commun, réseaux d’amitiés, fierté d’appartenir à une certaine culture, et, risquons le gros mot, des valeurs. Pour qu’existe une communauté politique mondiale, il faudrait donc procéder à une uniformisation des cultures, des mœurs, des croyances, communier dans une langue commune et tenir pour nuls et non avenus les attachements à la famille, à son pays, aux paysages de son enfance comme aux chansons qui nous ont bercés. Un tel idéal est connu : c’est l’utopie de la mondialisation néolibérale qui présuppose des individus menant tous des existences séparées, mais au fond tous identiques et réductibles à des automates rationnels maximisant leur utilité. Des individus vendeurs de force de travail (de travail abstrait) et des consommateurs avides de toujours consommer plus. Mais l’utopie s’est fracassée, avec la montée du terrorisme, avec le retour des revendications de puissances que l’on pensait devenues définitivement subalternes (la Russie ou la Turquie). Fin de la fin de l’histoire. Retour au tragique.
Il y a une autre raison qui s’oppose à l’idée que le mondialisme est l’avenir de l’humanité. Soit on est partisan de l’anarchie – mais celle-ci n’est qu’une autre forme de l’utopie néolibérale – soit on maintient la nécessité d’un ordre politique en remplaçant tous les systèmes des États par une « gouvernance mondiale ». Or, contre cette gouvernance mondiale, se dresse inévitablement l’aspiration à la démocratie. On peut presque établir une loi : plus un État est gros et moins il est démocratique, c’est-à-dire moins le peuple peut dire son mot de la conduite des affaires humaines. Les 20.000 citoyens athéniens pouvaient se réunir sur l’agora et d’ailleurs ils n’y venaient pas tous. Mais déjà dans les nations modernes qui ont plusieurs millions et souvent plusieurs dizaines de millions de citoyens, la démocratie directe est devenue impossible et la représentation politique suppose un empilement de strates de décision de plus en plus complexes. Le sentiment que nos compatriotes nous sont parfaitement étrangers s’est déjà beaucoup développé, et la décence ordinaire et le sentiment d’appartenance à une communauté, dont le ciment est le bien commun, sont singulièrement affaiblis face aux comportements anti-sociaux qui existent nécessairement dans toute société. Quand le regard des autres ne suffit plus pour empêcher mille et une incivilités, il ne reste que la répression et l’action de la police. En passant à l’échelle supérieure, au mondialisme, si l’on veut éviter le chaos social (l’anarchie) il faut un gouvernement tyrannique. Un gouvernement mondial serait tyrannique ou vain doit constater Kant. Et on ne saurait lui donner tort.
À l’opposé la nostalgie des petites communautés « naturelles » n’est au mieux qu’un songe creux. Les familles, les clans, les tribus ne peuvent être des organisations sociales et politiques. La chaleur humaine de la famille, aussi importante soit-elle comme refuge (voir C. Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable) n’est guère favorable à la liberté. Dans la famille l’individu n’est pas pour lui-même, il est pour les autres et ne se définit que dans ses rapports avec les autres membres de la famille, qui sont pour lui père, mère, sœur, frère, etc. Même si la famille est indispensable comme premier moment de la sphère éthique, le jeune homme ou la jeune femme doit briser son unité fondée sur le sentiment, afin de se retrouver en tant que lui-même, égal aux autres dans la sphère de la société civile. Il n’y a ici presque rien à ajouter aux analyses de Hegel dans les Lignes fondamentales de la philosophie du droit. Les clans, les tribus et toutes formes d’organisation fondées sur les « liens du sang » présentent tous les traits négatifs de la famille, sans avoir d’avantage par rapport à cette dernière. Aristote le faisait déjà remarquer : la famille ou le village sont les domaines de la monarchie (dans le meilleur des cas). Le gouvernement politique doit au moins avoir l’extension de la cité.
Mais la liberté dont l’individu jouit dans la société n’est qu’une liberté partielle. Celle de choisir son occupation, de s’installer où bon lui semble et d’épouser qui lui convient. C’est une liberté fragile d’abord parce que dans la société civile, les hommes sont les uns à côté des autres, mais ne forment pas une communauté – c’est l’opposition soulignée par Tönnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft. Seul l’État rationnel, l’État de droit peut garantir la liberté individuelle et faire de chaque individu un citoyen partie prenante de la formation de la volonté générale. L’État qu’on peut réduire au gouvernement, à l’administration et aux organes judiciaires est la sphère qui englobe toutes les autres sphères. Il est à proprement parler l’organisation de la nation. Une nation n’est pas une communauté d’origines – ce n’est pas une ethnie – et elle n’est pas non plus une communauté de langue ou une communauté religieuse. C’est la communauté politique effective. Elle est, pour reprendre l’excellente définition d’Otto Bauer, une « communauté de vie et de destin » qui a son origine non dans les liens du sang – il n’y a pas de herdbook des citoyens – mais dans l’action politique des individus qui vont l’instituer. La nation est toujours, au moins potentiellement, un État-nation. Dès qu’un groupe humain possède une conscience nationale, il aspire à former un État. Comment se forme cette conscience nationale ? Il n’y a aucune règle générale. L’histoire, à chaque fois, emprunte des voies différentes. Les Juifs ont longtemps formé des communautés préservant jalousement leurs particularités et notamment les rituels, le respect de la loi et l’inlassable reprise des textes de la Torah et du Talmud. L’idée même d’une nation juive n’avait aucune formulation positive. L’entrée dans la modernité et l’intégration des Juifs aux sociétés les plus avancées sur le plan de l’égalité des droits (Royaume-Uni, France puis Allemagne) pouvaient laisser penser à une disparition pure et simple de la « question juive ». C’est dans le sillage du mouvement des nationalités, dont la grande explosion est ce « printemps des peuples » de 1848, que la question d’un « foyer national juif » a été posée et a donné naissance au sionisme. Il a encore fallu le déchaînement de l’antisémitisme nazi, secondé par les antisémites de toute l’Europe, pour que le projet sioniste finisse par emporter l’adhésion des Juifs d’Europe, qui étaient nombreux à être opposés au sionisme (ainsi le « Bund », parti ouvrier marxiste des Juifs de Pologne). Ni la religion, ni la langue (en l’occurrence le yiddish) ne suffisaient à former une nation juive. Ce sont les événements historiques qui ont cristallisé ce qui n’était qu’une vague possibilité. Que tout ce processus ait été couvert d’une idéologie pseudo-religieuse et d’un mythe tragique (« une terre sans peuple pour un peuple sans terre ») et ait débouché sur un drame dont on n’est pas encore sorti, cela ne change rien au fond de la question.
Entre l’universel abstrait du cosmopolitisme et le particularisme de la tribu ou de l’ethnie, la nation politique, c’est-à-dire la nation organisée en État souverain, apparaît ainsi comme une médiation nécessaire. Le « droit des gens », c’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, y compris donc le droit de divorcer d’avec les nations avec qui elles ont été « mariées » de force, sachant qu’en même temps le droit de divorcer n’est évidemment pas l’obligation de divorcer. Une confédération d’États souverains décidant souverainement de mettre en commun leur monnaie, leur défense et quelques autres choses encore pourrait aussi apparaître comme une forme possible de réalisation des aspirations nationales.

L’histoire de l’Europe est celle de l’État-nation

On pourra nous reprocher d’ériger en modèle quelque chose qui est essentiellement européen. En effet, c’est l’histoire de l’Europe et plus particulièrement de sa partie occidentale, catholique, puis catholique et protestante qui fournit l’archétype de l’État-nation. Ce qui domine l’histoire mondiale, ce sont les empires en lutte contre ou englobant des petites communautés politiques – le plus souvent des principautés. L’empire romain puis l’empire romain d’Orient, la Chine, le Japon, l’empire moghol, les Incas, la Russie, l’empire ottoman, etc. telles sont les formes impériales qui gouvernent l’immense majorité de l’humanité. Les Romains n’ont pas créé d’État-nation : c’est la suprématie de la république de Rome qui s’affirme, même quand Rome n’est plus dans Rome, quand les empereurs s’établissent à Milan, par exemple. Cependant, presque à son corps défendant, l’empire romain a laissé les linéaments d’une nation, le regnum italicum d’où sortira finalement dans la deuxième partie du XIXe siècle l’unité italienne.
La particularité de l’Europe occidentale (jusqu’à la Pologne!), c’est la manière dont l’empire romain s’est effondré et l’échec de toutes les tentatives de maintenir en Europe le régime d’empire. La chute de l’empire romain – dont la date initiale est certainement la mise à sac de Rome par les Vandales d’Alaric – est un étrange processus. Les territoires gouvernés par Rome sont envahis par les « barbares », mais des barbares souvent installés depuis longtemps à l’intérieur du limes, des barbares au moins partiellement romanisés qui n’établiront leur royaume qu’en prêtant une allégeance, souvent purement formelle, à l’héritage de l’empire romain. Revendications mythiques d’une origine commune : les Francs se prétendent les descendants des Troyens, par un certain Francion, frère d’Énée ! Soumission à Rome en la personne de l’institution qui se prétend l’héritière de l’empire, l’Église catholique. Le royaume franc s’établit quand Clovis renonce à sa religion, l’arianisme, et se convertit à la religion officielle de l’empire, le catholicisme, alors même que cet empire n’existe plus. En 476, Odoacre dépose le dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, renvoie à Constantinople les insignes impériaux et met ainsi officiellement fin à cet empire qui a plus de 1300 ans selon la chronologie des historiens romains. Mais c’est en 495 que Clovis reçoit le baptême. Et quand les Francs, avec Charlemagne, tentent de reconstruire un empire, c’est à Rome, auprès de l’évêque de Rome, qu’ils vont chercher la consécration. L’illusion de la reconstitution d’un empire romain germanique et chrétien ne dure cependant pas bien longtemps. Le partage de l’empire entre les fils de Charlemagne, selon la loi franque, commence à dessiner les grandes lignes de ce que sera l’Europe.
On peut lire l’histoire de l’Europe comme l’incessant combat entre les tentatives du pape de Rome de rester le suzerain final de tous ces royaumes et les successeurs de « l’empire romain germanique », mais aussi comment ce combat de formes politiques dépassées et finalement impuissantes va permettre l’émergence de la vie politique moderne et des nations. Soulignons ici deux aspects. Le combat de l’empereur et du pape va avoir comme premier enjeu l’Italie du Nord, c’est-à-dire l’Italie qui s’est enrichie et qui se trouve en pointe du développement économique dès le Xe et XIe siècle. Gênes, Venise, Florence ne sont pas des petites principautés mais de véritables capitales économiques, celles d’où partent les flux commerciaux et les innovations économiques et financières majeures. Elles vont profiter de la neutralisation réciproque de leurs prétendus suzerains pour se construire et porter la culture, les arts et les lettres et les idées politiques nouvelles à des sommets. C’est là, dans ce laboratoire italien de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance que s’est inventée la politique moderne (voir sur ce sujet Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, et Denis Collin, Lire et comprendre Machiavel). C’est que sont reprises et retravaillées les idées républicaines et une conception neuve du politique, une conception émancipée des références religieuses autant que de tout le discours ethnique. Deuxième aspect, la lutte entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial se double très vite de la lutte des royaumes pour gagner leur indépendance et pour n’avoir pas à obéir aux ordres de Rome. Si bien que de fait, les Européens entament très tôt leur sortie du « théologico-politique » pour parler comme Spinoza. Les rois de France s’allient au pape quand ça les arrange et luttent contre lui quand ils y trouvent intérêt. L’Église de France passe de fait sous le contrôle du royaume. Plusieurs rois de France furent excommuniés : Louis VII, Philippe-Auguste pour bigamie, Philippe le Bel, Louis XII, Henri II, Henri III, Henri IV. Le roi d’Angleterre, Henry VIII, n’hésite pas à rompre définitivement avec Rome et les papistes et à former sa propre église, sous son contrôle direct (on n’est jamais si bien servi que par soi-même). Charles Quint très catholique roi d’Espagne va se retrouver à la tête d’un « saint empire » où les protestants donnent de la voix et, quand il entrera dans Rome, la « ville sainte » sera pillées par les « nouveaux barbares », les soldats protestants de l’armée du très catholique roi. Bref, comme disait Marx, quand en haut on joue du violon, il ne faut pas s’étonner si en bas on se met à danser.
Si l’Italie du Nord n’a pratiquement jamais connu le féodalisme au sens strict, en Espagne, en Angleterre et en France, c’est l’absolutisme et la construction de puissants États-nations qui vont ruiner à long terme le féodalisme et permettre l’émergence des nations modernes. Cherchant une solution au malheur de la « pauvre Italie », divisée entre républiques et principautés rivales, Machiavel voit dans le modèle français le modèle d’un État unifié où le roi lui-même est soumis aux lois. Pour comprendre la formation des États-nations européens, il est donc nécessaire de remonter à cette période de leur première affirmation qui va de pair avec les premières affirmations du sentiment patriotique. Voir dans l’État-nation une formation politique post-révolutionnaire, postérieure en tout cas à la révolution industrielle, le relier simplement à la domination bourgeoise comme le font souvent les marxistes, c’est ne pas comprendre combien il est enraciné dans le sentiment des peuples, combien ses racines, compliquées, plongent loin dans notre histoire. On pourrait sans doute soutenir la thèse selon laquelle, c’est précisément parce que se sont formés des États-nations que l’Europe a été le continent révolutionnaire – pensons aux révolutions anglaise et française au XVIIe et XVIIIe siècle, aux révolutions du XIXe et du XXe siècle – et aussi le continent où la classe bourgeoise a pu se développer et révolutionner le monde entier, pour le meilleur et pour le pire.
Dans toute l’Europe, le développement de l’État-nation est le corollaire d’un vaste mouvement d’émancipation des peuples. Émancipation vis-à-vis du régime d’empire au profit de l’insertion dans une communauté de vie et de destin, c’est-à-dire d’une communauté dont on veut partager l’histoire et au moyen de laquelle on peut espérer « faire l’histoire ». C’est très exactement ce qui surgit au grand jour et comme un écho de la révolution française dans le « printemps des peuples » de 1848. Ce mouvement comprend des mouvements nations contre les empires – le plus touché est l’empire autrichien, ultime descendant du « saint empire romain germanique » qui tentera de se sauver sous la forme de l’empire austro-hongrois – et des mouvements pour la constitution de l’unité nationale, en Allemagne et en Italie. Dans ces deux derniers pays, le mouvement national ne trouvera son accomplissement que sous une forme « impure », puisque l’unité nationale sera forgée sous la direction d’une monarchie, la monarchie prussienne ou la monarchie du Piémont-Sardaigne imposant le ralliement des autres parties de la nation. Réécrivant l’histoire italienne, certains auteurs estiment que l’unité italienne est en fait la conquête du sud par le nord. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est oublier que cette conquête a bénéficié d’un large assentiment populaire et que la monarchie a chevauché un mouvement révolutionnaire (dont Mazzini et Garibaldi sont les figures marquantes) pour mieux l’étouffer et « tout changer pour que rien ne change » selon la fameuse formule de Lampedusa dans Le Guépard.
Si, selon les convictions républicanistes (voir Machiavel) il n’est pas de citoyen libre que dans une république libre, alors l’émancipation nationale, la constitution de nation politique apparaît donc bien comme la condition nécessaire de la liberté politique – bien qu’elle n’en soit pas la condition suffisante. Et nous avons là affaire à une « invention européenne » qui a essaimé ensuite dans le monde entier. Les colonies espagnoles d’Amérique latine ont largement puisé dans la révolution française l’inspiration de leurs révolutions contre le colonisateur. Contre l’empire ottoman entré en crise profonde vont se réveiller des nations arabes et d’abord l’Égypte et la Tunisie. Et c’est encore ce modèle de l’État-nation qui servira de boussole aux luttes révolutionnaires contre les empires coloniaux établis par la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne… Ainsi cette invention européenne a-t-elle révélé son universalité.
Un dernier mot sur cette question. Hannah Arendt soutient, justement, que ce qui détruit l’État-nation c’est la submersion du bien commun par les intérêts privés, processus qui donne naissance à l’impérialisme. La transformation des États-nations européens (et bientôt américain) en puissances impériales, garantissant les intérêts des groupes financiers et industriels vivant de l’exploitation des colonies, a bien été le facteur principal d’érosion de l’État-nation et a fourni souvent des motifs légitimes de le haïr. Mais il ne faut pas confondre l’État-nation avec la maladie qui le détruit.

La nation et l’internationalisme

L’idée nationale est à l’origine un des piliers de l’internationalisme ouvrier, ce que ne comprennent plus guère les « marxistes » ou prétendus tels qui peuplent ce qui reste de l’extrême-gauche. On leur rappellera que le meeting de St Martin Hall, où l’Association Internationale des Travailleurs fut fondée en 1864, avait deux grandes revendications à son ordre du jour : le soutien aux Irlandais et aux Polonais en lutte pour leur indépendance nationale ! Et Marx, dans cette affaire, est l’un des plus fervents partisans du soutien apporté à ces revendications nationales. Du point de vue du marxiste borné, c’est assez incompréhensible. Ni la Pologne ni l’Irlande ne sont des grandes nations industrielles dans lesquelles une révolution sociale pourrait être attendue à terme rapproché. Ce sont des nations très catholiques, donc peut perméables aux « idées marxistes ». Et cependant, cet intérêt de Marx pour la nation se comprend aisément.
D’une part, comme le dit déjà le Manifeste du Parti Communiste de 1848, si la lutte de classes est internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et la forme, c’est essentiel pour un aristotélicien comme Marx ! La forme, c’est ce qui fait être les réalités en informant la matière. Bien sûr que la lutte des classes est internationale dans son contenu, puisque le mode de production capitaliste est par définition « mondialisé » (même si Marx n’employait pas ce mot) et que l’opposition capital/travail structure les rapports sociaux – ou plus exactement parce que le capital qui n’est pas une chose mais un rapport social est le rapport social dominant. Mais pour que la lutte des classes existe, pour qu’elle soit autre chose qu’une incessante guérilla du travail pour résister aux empiétements du capital, elle doit pouvoir se concentrer en lutte politique, c’est-à-dire en lutte pour imposer, même par segments, des entraves légales au libre jeu du capital. Quand on veut limiter la journée de travail, il faut une loi de limitation de la journée de travail et pour qu’une telle loi existe, il faut un gouvernement qui l’adopte et en organise la mise en œuvre. Si la lutte des classes est politique, si on ne fait pas de Marx une sorte d’anarchiste, on doit admettre que le cadre de la lutte des classes est celui d’une communauté politique. De ce point de vue l’émancipation nationale est un préalable, ne serait-ce que pour que chacun soit clairement mis devant la réalité : ce n’est pas la soumission à l’empire le problème à résoudre, c’est la question du capital. Vérification par un contre-exemple : dans l’Union européenne, c’est le « supra-national » qui organise la destruction systématique des positions que le mouvement ouvrier avait réussi à organiser dans le cadre national.
D’autre part, comme le dit Marx, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Les ouvriers anglais ne seront pas libres tant que le Royaume Uni opprimera l’Irlande ou l’Inde. Tant que les opprimés dans une nation sont de facto, et même sans l’avoir voulu, les complices de l’oppression d’une autre nation, ils ne font que renforcer les chaînes par lesquelles le capital les lie au maintien du mode de production capitaliste. La domination de quelques grandes puissances constitue un facteur essentiel du maintien de l’ordre capitaliste à l’échelle européenne et mondiale. Marx et les internationalistes soutiennent la Pologne contre la Russie, non seulement parce que c’est le droit le plus élémentaire des Polonais qui est en cause, mais aussi parce que l’autocratie tsariste est perçue comme le pilier de la réaction en Europe. C’est pour la même raison que Marx a publié, à partir de 1853, plusieurs articles contre la politique favorable à la Russie du Premier Ministre Palmerston. Il soutient même le conservateur Urquhart, adversaire intransigeant de l’autocratie moscovite…
Cette attention de Marx pour la question nationale ne s’est jamais démentie – même si, sur la fin de sa vie, il devient un peu moins anti-russe ! C’est encore sur la question nationale que Lénine, partisan de l’indépendance polonaise, s’oppose à Rosa Luxemburg qui défend, selon lui, un internationalisme abstrait en refusant de faire de l’indépendance de son pays une question politique centrale. Quand les bolcheviks prennent le pouvoir en Russie, c’est encore la question nationale qui joue un rôle moteur. L’empire tsariste était selon Lénine une « prison des peuples » et les bolcheviks devaient défendre le droit à l’autodétermination. Les interventions de l’Armée rouge en Pologne (ce fut une cuisante défaite) puis en Ukraine et Géorgie (où Staline s’illustra d’une manière telle que Lénine en fut alarmé) montrèrent que ce qui vaut en théorie ne vaut pas toujours en pratique… Cependant, officiellement, la Russie est transformée en une union de républiques socialistes et soviétiques (URSS) et non en un seul État. La Russie elle-même n’était donc qu’une république parmi toutes ces républiques formellement autonomes et encore : la Russie est une « république fédérative », c’est-à-dire une fédération de républiques. La complexité de l’édifice n’empêchera pas l’appareil stalinien de tout écraser et de transformer en tristes farces toutes ces garanties institutionnelles. Mais, en dépit de son destin, l’URSS naissante montre bien que l’internationalisme ne s’oppose pas à l’État national.
Le mot « internationalisme » est lui-même suffisamment parlant. Il ne signifie pas la disparition des nations, puisqu’il faut bien qu’il y ait des nations pour que l’on puisse parler d’internationalisme ! L’appel à la fraternisation des peuples (« Paix entre nous, guerre aux tyrans ») n’est pas la disparition des peuples mais la recherche, presque kantienne pourrait-on dire, d’une paix perpétuelle. C’est au nom d’un internationalisme dévoyé que Guy Mollet s’opposait à l’indépendance de l’Algérie, prétextant de l’unité de prolétariats français et algériens, alors même qu’un internationalisme véritable commandait justement le soutien aux indépendantistes algériens. Si « la souveraineté réside essentiellement dans la nation », comme le dit la déclaration de 1789, tout naturellement le peuple algérien ne pouvait participer à la souveraineté qu’en disposant de sa propre nation, en faisant sa propre expérience politique.
Une large fraction de l’extrême-gauche, se réclamant le plus souvent du « marxisme » défend non pas l’internationalisme, mais le mondialisme et exprime sans fard sa détestation des nations. Dans le cadre de la campagne du référendum sur le traité constitutionnel européen, Toni Negri, un des maîtres à penser du nomadisme universel, s’était écrié : « l’État-nation est une merde » lors d’un meeting pro-Union Européenne convoqué en 2005 par l’ex-trotskiste Julien Dray. À ce meeting intervint également Cohn-Bendit, autre thuriféraire du « machin » bruxellois. Les plus anciens se rappelaient que des manifestants de 1968, pour protester contre l’expulsion de Cohn-Bendit du territoire français, criaient « les frontières, on s’en fout ». Peut-être eussent-ils été mieux informés en demandant aux Vietnamiens, bombardés par l’aviation US, si, eux aussi, se foutaient des frontières. Ce mondialisme réclamé par les partisans du nomadisme universel, c’est-à-dire de l’exil de travailleurs immigrés et des peuples, n’est rien d’autre qu’une des figures de l’idéologie dominante, exprimant le besoin du capital de franchir toutes les barrières qui pourraient s’opposer à la mise en valeur du capital, ravageant la Terre et les cultures humaines dans leur diversité. Les grandes firmes de boissons gazeuses, de restauration rapide ou de fabrication et vente des pesticides n’aiment pas les frontières. La diversité des hommes leur déplaît puisque l’homme idéal est uniquement de la force de travail employable au plus bas coût, doublé d’un consommateur avide et interchangeable. Mais qu’on n’aille pas nommer « internationalisme » cette propagande en faveur de la domination mondiale du capital.

Et maintenant ?

Loin de produire une humanité sympathique, éclairée par les spécialistes du marketing, et baignée dans la culture « new age », la destruction des nations, organisées méthodiquement par les grandes puissances et par quelques moins grandes a engendré des monstres. À la place des nationalismes arabes, pas toujours très sympathiques et bien moins laïques qu’on ne l’a dit parfois, se propage aujourd’hui une idéologie totalitaire profondément régressive sous le nom d’islamisme. À la place des vieilles nations, commencent à se manifester toutes sortes de « communautarismes » anti-politiques, fondés sur la « race », le sang, la religion, etc. Le retour du refoulé menace ainsi toute civilisation. Au Canada, le multiculturalisme « post-national », revendiqué par le premier ministre libéral Justin Trudeau qui accorde sans compter son soutien à toutes les formes de la propagande islamiste, se révèle comme une arme de guerre contre l’indépendantisme québécois. Et que dire de la France ?
En même temps, tout le monde sait bien que dans l’effondrement, le seul môle auquel on puisse se raccrocher, c’est encore l’État-nation. En Méditerranée, ce sont les garde-côtes italiens, les bénévoles de Lampedusa, tous ces Italiens, mis au régime maigre par l’Union Européenne, qui assurent le sauvetage des milliers de malheureux qui tentent sur des radeaux de fortune de fuir les massacres et la misère. Pas les belles âmes post-nationales qui dispensent leurs discours moralisateurs et leurs vœux pieux. En France, qui permet à tous de se faire soigner, de ne pas mourir à la porte de l’hôpital faute d’un compte en banque suffisamment garni ? Notre bonne vieille Sécurité Sociale. Qui assure tant bien que mal la sécurité des citoyens ? Les polices nationales. Qui paye l’école ? Les États nationaux. Et ainsi de suite.
La fin des États-nations ouvre la voie à la barbarie, n’en déplaise aux valets de plume de la classe capitaliste transnationale, quand bien même ils se déguisent en terribles révolutionnaires mondialistes. Inversement, la seule voie qui reste ouverte si on refuse d’être précipités dans la barbarie – comme celle qui se développe au Proche et Moyen-Orient, est de redonner vie aux nations. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un vœu pieux que seuls quelques nostalgiques, quelques indécrottables conservateurs pourraient nourrir, mais d’un mouvement qui se fait jour dans la vieille Europe même sous des formes assez déplaisantes. Le Brexit britannique n’était pas exempt de toute arrière-pensée raciste, on le concédera volontiers, mais fondamentalement il a marqué l’attachement d’un peuple à sa façon de se gouverner, à ses traditions et à la souveraineté du Parlement dont on disait déjà au XVIIIe siècle qu’il pouvait tout faire sauf changer un homme en femme. La montée de ce que la presse nomme « euroscepticisme » s’inscrit dans ce même mouvement. S’il y avait un référendum, on sait que les Italiens souhaiteraient quitter la zone euro et retourner à la lire et en France, plus personne ne veut organiser de référendum au sujet de l’Union Européenne, tant les politiques craignent le résultat. Pour faire avaler les couleuvres post-nationales, il ne faut pas s’embarrasser de la souveraineté populaire dont les belles gens, les « sachant » se méfient comme de la peste.
Le souverainisme n’est pas un gros mot. Il signifie seulement être partisan de l’article III de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ! De l’article III et des autres qui lui sont étroitement Le souverainiste n’est un nationalisme tant est-il que le nationalisme est une maladie de la nation. La souveraineté signifie seulement être maître chez soi et non vouloir régenter les autres. Bien au contraire, celui qui est jaloux de sa propre indépendance est tout disposé à s’entendre avec ses voisins pour le respect mutuel des indépendances. Vous n’accepteriez pas que votre voisin vienne vous imposer la couleur des peintures de la cuisine ou l’agencement de vos meubles ni qu’il vous interdise la consommation du vin rouge ou de telle ou telle variété de viande ! Et c’est pourquoi vous vous interdiriez de faire des remarques sur son aménagement intérieur quand bien même son mauvais goût vous semblerait-il patent. Ce respect mutuel n’interdit nullement de lui prêter vos clés pour qu’il arrose vos plantes d’intérieur quand vous êtes en vacances, vous engageant du reste à nourrir son poisson rouge quand c’est à son tour de partir. La souveraineté des nations n’exclut nullement la bonne entente ! Mais elle est une condition minimale de la liberté.
Défendre une conception raisonnable de la souveraineté nationale, permettre à chacun d’aimer son pays, ses traditions, sa culture sans pour autant cultiver d’hostilité envers les étrangers et en reconnaissant le devoir d’hospitalité et d’entraide qui s’impose envers les malheureux – des principes moraux eux aussi inscrits dans notre longue histoire – c’est le seul moyen de s’opposer aux exploiteurs de la crise, aux prétendus « identitaires » incultes et autres groupes violents qui deviendront demain les fourriers de la destruction de la civilisation. On sait comment l’abaissement de l’Allemagne après la première guerre mondiale a nourri le nazisme qui, prenant prétexte de la défense de l’identité aryenne des Allemands, a précipité ce pays phare de la culture dans l’abîme. La leçon sera-t-elle entendue ?
Le 7 octobre 2016 – Denis Collin
1Sur cette question, on lira l’ouvrage du regretté Costanzo Preve, Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (éditions Petite Plaisance, 2013).

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