Par Denis Collini
La question du travail constitue l’arrière-plan
des débats et des combats, sociaux, politiques et idéologiques, des
dernières décennies. Mais elle a subi de singuliers
chambardements : dans les années 90, on allait vers la fin
du travail annoncée par le chômage de masse dans les pays
les plus industrialisés, alors que les dernières années ont été
marquées par le retour en force de la valeur travail.
Étonnante inversion qui n’étonnera que ceux qui ne veulent pas
voir que le chômage de masse n’est que le revers de l’insatiable
soif capitaliste de travail vivant. Évidemment, pour comprendre
cela, il faut cesser de traiter Marx en chien crevé et
s’astreindre à le lire sérieusement.
Que l’actuel président de la République, ami
et défenseur déclaré des principaux groupes du CAC 40 (Bouygues,
Bolloré, Lagardère, Arnault, etc.), ait fait de la « valeur
travail » son thème principal de campagne électorale, cela
pourrait surprendre. Si, autre surprise, et cela sans exception,
lesdits candidats de gauche ont évoqué la valeur travail, ce fut
toujours sur le mode réactif, défensif, et toujours à retardement,
sans jamais critiquer ou dépasser l’horizon théorique de
Sarkozy1.
De la valeur travail
Les mots ne sont pas innocents : ni M.
Sarkozy, ni son inspirateur et porte-plume Henri Guaino ne pouvaient
ignorer qu’en économie la « valeur travail » désigne
une théorie déclarée obsolète depuis la fin du XIXe
siècle. Issue de l’économie politique anglaise classique (Smith,
Ricardo), cette théorie a été retravaillée par Marx pour en faire
l’élément central de l’analyse de l’extorsion de la
plus-value, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste. La
gauche a rangé Marx dans des cartons qu’elle ne retrouve
plus et a abandonné tout cet héritage.
À cette théorie, centrée sur la production,
l’économie politique2
que Marx nomme apologétique a substitué une
théorie centrée sur la circulation, sur la formation des prix de
marché à partir de la notion d’utilité. Alors que la théorie
marxienne est une théorie du déséquilibre, la nouvelle économie
politique est une théorie de l’équilibre général. La théorie
de la valeur travail est celle d’un capital conquérant, assoiffé
de produire toujours plus – le capitaliste est un « agent
fanatique de la production pour la production », disait
Marx – alors que la théorie de l’utilité, dite néoclassique,
est celle d’un capital fatigué des ennuis de la production, d’un
capital rentier3.
Il n’est pas dans notre propos de reprendre
complètement ici le débat théorique sur la valeur travail.4
Contentons nous de souligner l’importance de cette théorie dans
l’œuvre de Marx. Plusieurs auteurs, y compris des marxistes, ont
fait le choix de dénier toute valeur à la théorie de la « valeur
travail ». Ainsi John Elster, auteur d’un important livre sur
Marx, considère que cette théorie est une « tentative de
Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et
manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les
valeurs et les prix. »5
Elster commet ici une erreur, car ce n’est pas chez Hegel que Marx
va chercher la « valeur travail » mais, comme on vient de
dire dans l’économie politique anglaise. Marx apporte à cette
théorie une seule nouveauté, qui le distingue fondamentalement de
Ricardo : l’ouvrier vend au capitaliste, non son travail mais
sa force de travail. Le salaire n'est que le prix de la force de
travail transformée en marchandise et c’est précisément parce
qu’il n'avait pas vu ce « détail » que Ricardo confond
valeur et coût de production. Confusion explicable : Marx
lui-même mettra assez longtemps pour formuler cette correction de
l’économie politique classique.
Pourquoi les économistes, les sociologiques et
les positivistes de tout poil qualifient-ils la « valeur
travail » de théorie métaphysique ? Parce que cette
théorie n'est pas opératoire6,
disent-ils. Elle butte en effet sur l'hétérogénéité du travail
et l'impossibilité d'effectuer l'opération consistant à ramener le
travail complexe au travail simple. C’est un des arguments les plus
courants contre la « valeur travail » : si la valeur
des marchandises est déterminée par le temps de travail social
nécessaire à leur production, comment peut-on comparer le travail
simple (sans qualification) et le travail complexe (celui de
l’ouvrier qualifié ou du technicien). Mais cet argument repose sur
l’incompréhension de ce qu’est véritablement la « valeur
travail » chez Marx. Ce n’est pas une théorie intemporelle
de la valeur qui vaudrait dans n’importe quelle société et qu’on
pourrait appliquer au travail dans n’importe quelle condition
socio-historique. C’est seulement un schéma théorique, un
« idealtype » qui permet de comprendre la dynamique de
fonctionnement du mode de production capitaliste. Comment le travail
complexe se réduit-il au travail simple ? Pour répondre à
cette question, on peut se reporter à la manière dont la division
du travail opère cette réduction : les travaux complexes des
artisans ou des ouvriers très qualifiés sont réduits par
l’organisation de la division du travail à des travaux simples ;
à la limite, ils sont réductibles à une pure dépense d’énergie
(comme, par exemple, sur la chaîne fordiste7).
Aujourd’hui encore, lorsque les managers capitalistes
comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en
France et au Japon à un moment historique donné, ils réduisent
d'un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins
complexes et tous singuliers à une pure durée de travail. Ils
savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu
ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les
produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense
plus de temps que le temps social moyen fasse quelques « gains
de productivité ».
Un économiste peut, certes, se passer de la
« valeur travail ». Il peut observer la formation des
prix sur le marché grâce aux théories marginalistes et en déduire
des modèles. Mais la réussite pratique, opératoire, de
l’économie néoclassique (si elle était avérée…) ne dirait
encore rien de sa validité théorique. Pour reprendre une
comparaison faite par Marx, on pourrait aussi dire que pour expliquer
le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie
galiléenne n'est d'aucune utilité ; le système de Ptolémée
amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Pour autant, on
ne peut pas en déduire que la théorie de Ptolémée est plus
scientifique que celle de Galilée !
On peut en effet faire comme si la
valeur-travail n'était d'aucune utilité : elle n'est d'aucune
utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans
la sphère de la circulation sont les prix et qu’on ne mesure pas
des valeurs – bien que Marx postule, car c’est la logique même
de son analyse qui l’exige, que la somme des prix est égale à la
somme des valeurs. Mais la sphère de la circulation n'est qu'un
aspect, ni secondaire, ni dérivé, certes, mais partiel du mode de
production capitaliste. L'objet de l'économie politique, si celle-ci
veut être une science, se situe dans l'unité de la sphère de la
production et de la sphère de la circulation ou encore dans l'unité
de la production et de la consommation. La circulation a pour les
économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est
immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les
individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur
travail. Les individus réels n'y apparaissent que sous les espèces
du consommateur tandis que le producteur (aujourd’hui rebaptisé
ressource humaine) est réduit au rôle de « facteur travail »
au côté du « facteur capital ». Quant à l'ouvrier en
tant que producteur, il n'entre dans ce circuit que comme vendeur de
travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la
double subordination (formelle et réelle) du travailleur au
capitaliste qui constitue l'objet des analyses du Capital.
Ainsi l’économie politique néoclassique n’est pas « fausse ».
Elle est idéologique.
Il y a une deuxième question. Pour Marx, la
transformation de l'argent en capital, ou encore la transformation
de l’homme aux écus en
capitaliste se passe et ne se passe pas dans la sphère de la
circulation ! Plus exactement, elle s’y passe en cachant
d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses
sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n'est
possible que si l'homme aux écus trouve en face de lui un
vendeur de force de travail.8
Or, « en tant que valeur, la force de
travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais
elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu
vivant. »9
Pour que cette puissance de l’individu vivant10
soit transformée en puissance objective du capital (en « facteur
travail »), il faut que des conditions historiques déterminées
aient été réunies qui aient fait apparaître de manière
indépendante cette marchandise « force de travail ».
Celle-ci est une marchandise bien particulière, dans laquelle
s’exprime l’aliénation de l’individu, dans tous les sens du
terme. En vendant sa force de travail, l'ouvrier n'est pas dans la
même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il
se vend lui-même, c’est-à-dire qu’il s’aliène et devient
donc étranger à lui-même et il s’objective, c’est-à-dire
devient objet, extérieur à lui-même, en transformant sa
« puissance personnelle » en une force de production11.
Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le
salaire n'apparaît que comme une quantité d'argent correspondant en
fait à une prestation de service, ces équations scotomisent cette
réalité fondamentale.
Si les économistes « bourgeois »
refusent la « valeur travail », c’est tout simplement
parce qu’ils ne comprennent même pas de quoi elle parle !
Chez Marx, la théorie de la « valeur travail » est
d’abord une théorie de l'exploitation et donc incluse dans une
théorie des rapports sociaux. La formule
du capital, A–M–A’, n’est rien d’autre que la formule de la
domination du capital sur le travail : l’argent s’échange
contre de la marchandise force de travail qui en étant consommée
(mise en œuvre dans le procès de production) reproduit sa valeur
augmentée de la plus-value.
L’économie néoclassique fait valoir que le
profit capitaliste procède de la capacité qu’a le détenteur de
capital à exploiter les « ressources » à sa
disposition. Mais cette façon de procéder qui noie tous les moyens
de la production sous le terme de ressources (y compris les
« ressources humaines »12)
est encore purement idéologique. Le jardinier du dimanche qui
exploite les recherches de son jardin ouvrier récolte des légumes
qui constituent une richesse. On peut dire qu’il profite de son
jardin. Mais pour autant il n’a fait aucun profit et ni brouette,
ni sa bêche ne sont du capital fixe. Marx ne cesse de le répéter,
le capital n’est pas une chose mais un rapport social, un rapport
social qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses
étrangères : « Les individus se trouvent en
face de leurs propres échanges et de leur propre production comme
devant un rapport objectif avec lequel ils n'ont aucun lien réel. »13
Bref, l’économie néoclassique, celle qui
domine dans les universités et la recherche est bien incapable de
réfuter la théorie de la valeur travail. Mais
inversement, c’est en dégageant le noyau central de cette théorie
telle que Marx la reformule qu’on peut comprendre l’étrange
myopie de l’économie néoclassique.
L’intérêt du discours de Nicolas Sarkozy sur
la valeur travail est de remettre l’accent, encore fois sans
l’avoir voulu, sur le rapport fondamental dans le mode de
production capitaliste, le rapport capital/travail fondé sur
l’extorsion du surtravail. Pendant que les bavards aux ordres et
les ignorants pontifient sur la nouvelle création de valeur,
l’économie de l’immatériel et autres calembredaines
de la même farine, le nouveau chef de l’État, représentant
« décomplexé », c’est-à-dire avoué, de la classe
dominante, répète qu’il faut travailler plus pour que le capital
gagne plus. Le capital a soif de plus-value et il doit pour cela
extorquer un maximum de surtravail. L’extension sans limites des
heures supplémentaires défiscalisées et sans charges sociales
(c’est-à-dire d’heures supplémentaires payées en réalité
moins cher que les heures normales) constitue un des moyens pour
relancer la bataille pour l’augmentation du temps du travail14,
c’est-à-dire l’augmentation de la plus-value.
Marx distinguait deux manières de produire de la
plus-value. La manière archaïque, la production de plus-value
absolue, consiste à allonger sans retenue la durée du travail et à
embrigader toute la famille, femme et enfants, dans l’armée du
capital. La manière plus moderne, la production de plus-value
relative, consiste à augmenter la productivité du travail pour
diminuer la part de la journée de travail que l’ouvrier consacre à
remplacer l’équivalent de la valeur de sa force de travail (son
salaire) afin d’augmenter la part du travail gratis (la
plus-value).
La loi des 35 heures de Mme Aubry a été un
puissant accélérateur de la production de plus-value relative.
Selon la stratégie du « donnant-donnant » la réduction
du temps de travail s’accompagnait d’une plus grand flexibilité15,
d’une réorganisation du travail pour améliorer la productivité
et d’une cure d’austérité salariale. Les objectifs de ce plan
ayant été atteints – y compris en dégoûtant une partie des
ouvriers de la revendication de réduction du temps de travail, on se
prépare à passer à la deuxième étape, c’est-à-dire à
s’accorder aux conditions mondiales actuelles de la production
capitaliste en augmentant à nouveau la
durée de la journée de travail.
De la réduction du temps de travail
Des socialistes et autres bonnes âmes de gauche
protestent. M. Sarkozy irait contre la « tendance séculaire »
à la réduction du temps de travail. En quelque sorte naturellement,
le mode de production capitaliste conduirait à une réduction
inéluctable de la durée du travail – on passe sous silence les
dures luttes du mouvement ouvrier pour arracher la journée de 8
heures, les congés payés, etc. Dans un excellent livre, le
philosophe italien Pietro Basso remet les pendules à l’heure.16
Cette prétendue tendance séculaire à
la baisse du temps de travail n’existe que dans l’esprit des
apologistes du système capitaliste. Basso rappelle les
« prophéties » de Keynes : une fois les malentendus
de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de
leur véritable intérêt, « nos petits-enfants », disait
Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour.
Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs
et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les
années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet
que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail n’a
pratiquement pas varié depuis l’entre-deux-guerres. Elle aurait
même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du
modèle Wal-Mart.
Basso montre d’ailleurs bien que le calcul
annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du
capitaliste qui alloue sur une année ses « facteurs »,
alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est
la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce
qu’il en est de la prétendue objectivité des « sciences
économiques ». Mais également de comprendre la signification
réelle, de classe, de la loi Aubry qui liait la réduction du temps
de travail à son annualisation.
Basso met en garde contre les illusions qui
pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine :
les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne
par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie.
C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la
multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non
payées, le présentéisme — les travailleurs se
rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être
licenciés, ils vont au travail malades, finissent leur travail à la
maison, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux
États-unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus
courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du
travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au
travail massive et dans les pires conditions de centaines de
millions de pauvres des pays émergeants. Basso analyse
l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les
équipes sont de 24 heures !
Le temps de travail, c’est aussi
l’intensification du travail. Les maladies professionnelles se
multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000
morts ; un génocide silencieux qui n’intéresse
visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au cœur
de ce phénomène. Et Basso donne une analyse pénétrante du
toyotisme, ce successeur ultramoderne du fordisme. Sur
une chaîne fordiste traditionnelle, on a calculé que le temps
de travail effectif était au mieux de 47 secondes par minute (Le
reste du temps est lié à l’attente de l’arrivée de la pièce
ou à la lenteur du processus global.) Avec son slogan du juste à
temps, le toyotisme est
d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer
dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier
toyotiste on peut atteindre jusqu’à 57 secondes par minute de
travail effectif. Le travail comme simple dépense de la force de
travail : on retrouve ici la valeur travail de Marx
dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les
économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette
théorie métaphysique) mais les capitalistes et leurs
fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur
la dématérialisation du travail et la croissance des
services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des
rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le
secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail
matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous
invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres
financiers (nettoyage, restauration, entretien)... Les services
peuvent aussi ressembler aux pires des bagnes industriels : les
plates-formes d’appels téléphoniques en sont un bon exemple. Mais
surtout, les « miracles » vantés ici et là ne
concernent jamais les secteurs des services. Évidemment, les pays
émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur
des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie qui,
seule, peut « faire des miracles » : ainsi l’exemple
de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur
l’industrie, l’exploitation forcenée du travail et l’atomisation
de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse
des contre-exemples
allemand et français. Premier constat : dans les deux cas,
c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du
temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du
temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du
temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir
touché tous les secteurs et le temps de travail hebdomadaire moyen,
en Allemagne comme en France, reste largement au-dessus des 40
heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et
déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de
travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le
chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures
allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France,
entre politiques d’assouplissements et de
contournements, la limitation de la durée de travail s’avère
n’être qu’un leurre. Là,
comme en Allemagne, elle a été payée de l’amputation des temps
de pause, de la flexibilité des horaires, du
développement du travail de nuit et du travail des samedis et
dimanches. Le soi-disant travail choisi n’est
jamais que le travail choisi par les patrons.
Concernant la France, Basso analyse également le
sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement
Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération
corporatiste : le donnant-donnant cher à
Martine Aubry vise à monnayer une réduction nominale du temps de
travail contre l’intensification de l’exploitation du travail,
c’est-à-dire contre l’extraction de la plus-value relative. Le
sens de cette loi est d’ailleurs fourni par les hommes politiques
de la droite française eux-mêmes. Ils ont tempêté contre cette
loi qui empêcherait les gens de travailler plus, mais finalement
personne n’a proposé son abrogation.
En Allemagne, la situation s’est également
profondément dégradée et les 35 heures ne sont plus qu’un
souvenir. La proximité de pays à bas salaires et à législation
sociale souple, membres de l’Union européenne, a
permis d’exercer sur les ouvriers allemands un chantage éhonté,
de nombreuses entreprises industrielles passant de 35 à 40, voire
41, 42 heures sans la moindre augmentation de salaire. Pour s’assurer
la paix sociale, le gouvernement Schröder a mis en place le système
d’indemnisation du chômage (Plan Artz IV) et le nouveau
gouvernement de coalition CDU/SPD n’a eu qu’à continuer dans la
même voie.
Aujourd’hui, il règne autour de cette affaire
une véritable terreur intellectuelle. Pas un syndicat, pas un parti
politique ne met encore dans ses priorités la réduction du temps de
travail. Il suffit de rappeler que la candidate de la gauche a admis
la nécessité d’assouplissements négociés de la loi
Aubry, autrement dit qu’elle a admis pour l’essentiel le
raisonnement de son adversaire de droite.
De la fin du travail … ou peut-on vivre sans travailler ?
Si on s’attache à penser la réalité sociale
autour de rapports conflictuels entre les classes sociales, l’analyse
de la question du travail est centrale et force est de constater que
les deux dernières décennies ont été celles de reculs et de
défaites majeures du mouvement ouvrier. À tel point qu’on peut
même se poser la question de l’existence de ce mouvement lui-même.
Mais laissons pour une autre fois cette question qui exigerait
d’envisager quelques scénarios pour l’avenir. Tenons-nous en au
présent et au passé proche.
Comme dans toutes les situations de ce genre, il
ne suffit pas de décrire, il faut aussi expliquer. La première
explication est assez évidente : il y a eu une défaite
intellectuelle de la gauche ou des gauches. Comme le fait remarquer
Jean-Marie Harribey17,
l’incurie de la pensée de gauche sur la question du travail est
patente : « La gauche politique et une bonne
partie des gauches intellectuelles et mouvementistes ont, depuis deux
décennies, déserté tout pensée cohérente sur le travail ».
Il ajoute : « Depuis longtemps, les
bien-pensants avaient enterré Marx et sa théorie de la
valeur-travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant
plus pertinente que la financiarisation du système s’emballait. Et
nous nous sommes retrouvés tout nus. »
L’enthousiasme qui avait accueilli dans les
années 90 le très mauvais livre de Viviane Forrester, L’horreur
économique et la diffusion des thèses de Dominique Méda (Le
travail, une valeur en voie de disparition), d’un côté, les
élucubrations sur la richesse immatérielle de l’autre constituent
effectivement un fatras qui a ouvert en grand la voie à
la contre-offensive de la droite. Les mirages de la net
économie et le
développement d’une nouvelle gauche ancrée dans
les professions intellectuelles de la communication, de la culture
ont largement contribué à escamoter le rapport capital/travail.
On pourrait faire la liste de ces billevesées
s’ordonnant autour du thème de la fin de la centralité du
travail. En commençant par le pire, par exemple le film de
Pierre Carles, Attention, danger travail, apologie
réactionnaire du RMI et des indemnités chômage comme moyen de
vivre sans travailler. Sur le site présentant son dernier
film, Volem rien foutre al païs, on peut lire :
« Dans cette guerre économique qu'on nous avait promise il
y a bien des années et qui avance comme un rouleau compresseur,
existe t-il encore un sursaut d'imagination pour résister ? Mis
en demeure de choisir entre les miettes du salariat précaire et la
maigre aumône que dispense encore le système, certains désertent
la société de consommation pour se réapproprier leur vie. "Ni
exploitation, ni assistanat !" clament-ils pour la plupart.
Ils ont choisi une autre voie, celle de l'autonomie, de l'activité
choisie et des pratiques solidaires... » La théorie de la
« désertion » comme réponse au capital, exposée de
manière grossière et un peu niaise dans les films de Carles a une
version subtile, philosophique, chez Toni Negri qui fait de
Saint-François d’Assises la
nouvelle figure du révolutionnaire.18
Plus perverses parce que nettement mieux
élaborées, voici les théories de l’allocation universelle ou du
revenu universel de citoyenneté19.
Il s’agit, disent ces auteurs, de déconnecter travail et revenu.
Voyons la définition classique que donne Jean-Marc Ferry :
« Définition : revenu social primaire
distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les
citoyens majeurs de la communauté politique de référence. »20
Ferry montre avec talent les bonnes raisons qu’on pourrait avoir
d’instituer un tel revenu. Il serait conforme aux principes de
justice sociale généralement admis dans le contexte sociopolitique
qui est le nôtre. Il ne bouleverserait pas l’échelle des revenus
qui ne serait que très faiblement resserrée par un revenu également
distribué à tous, aux riches autant qu’aux pauvres. Et s’il est
coûteux au premier abord (environ 15% du PIB en partant du principe
d’un revenu européen), compte tenu des coûts croissants de
l’indemnisation du chômage, des nombreuses allocations qui sont
distribuées de manière assez tarabiscotées aux individus privés
des ressources nécessaires pour se loger ou envoyer leurs enfants à
l’école. Le RMI tel qu’il existe en France ne serait ainsi
qu’une application mal conçue et même vicieuse de ce bon
principe. En effet manque au RMI l’universalité, le niveau
suffisant pour permettre de mener une vie digne et l’impossibilité
de cumuler le RMI avec un autre revenu.
Dans l’absolu, dans un monde idéal, le revenu
de citoyenneté est parfaitement soutenable. Mais son principal
défaut est justement d’être fait pour un monde qui n’existe
pas. Il ne possède même pas l’avantage d’être une utopie
réaliste comme la théorie de la justice de Rawls. En
effet, s’il est conçu pour la société actuelle, le revenu de
citoyenneté oublie tout simplement la structure de
classes et s’il est fait pour une autre société, une société
non capitaliste, il devient tout simplement inutile.
Admettons que ce revenu soit mis en place selon la
définition de Ferry. Distribuer un revenu, c’est distribuer de la
richesse qui doit donc être produite. Si on suit l’argumentation
des partisans du revenu de citoyenneté, il n’est nul besoin
d’avoir préalablement bouleversé les structures de la production
et de l’échange (nous restons dans une économie de marché
capitaliste). Dans notre société, c’est-à-dire dans les
formations sociales, la richesse est distribuée sous plusieurs
formes : salaire direct, salaire différé, profit, rente et
intérêt.
On peut à titre provisoire laisser de côté la petite production
marchande faite par des producteurs échangistes indépendants dans
la mesure où elle joue un rôle de plus en plus marginal.
Si le revenu de citoyenneté est prélevé sur le
salaire, il est donc une des formes du salaire différé, comme le
sont les prestations sociales (chômage, maladie, retraite) qui
proviennent des charges salariales, c’est-à-dire de la
part du salaire que le salarié ne touche pas directement. Mais ce
n’est pas du salaire différé, puisqu’il est perçu
immédiatement et sans condition. Actuellement, les droits sociaux
sont acquis par cotisation. C’est le travail qui ouvre des droits.
Le revenu de citoyenneté au contraire est un droit inconditionnel.
S’il est prélevé comme une part du salaire, c’est-à-dire s’il
est alimenté par un fonds basé sur les charges salariales, il crée
une situation où certains individus pourraient choisir de passer
leur vie sans travailler grâce au travail des autres. Autrement dit,
les salariés qui choisiraient de travailler seraient les
contributeurs forcés. Ils seraient tout simplement exploités par
ceux qui ont choisi de vivre de la rente qu’est alors
le revenu de citoyenneté.
Il n’en va pas mieux si le fonds est prélevé
sur les profits capitalistes. D’une part ces profits ont eux-mêmes
comme origine ultime (quelle que soit la forme qu’ils prennent dans
le circuit financier) le travail productif. Les capitalistes
n’accepteraient de verser une part importante de leur profit qu’à
la condition d’une exploitation accrue des travailleurs. Il est
évident que les capitalistes, considérant que le salarié non
qualifié a déjà de quoi vivre avec le revenu de citoyenneté,
paieraient ce travailleur à un salaire dérisoire. S’ils devaient
augmenter les salaires pour trouver des salariés qui autrement
seraient peu motivés pour gagner en travaillant 15 ou 20 % de
plus que ce qu’ils gagnent en restant chez eux à vivre du revenu
de citoyenneté, les capitalistes se tourneraient tout naturellement
vers les pays où on trouve de la main-d’œuvre plus malléable,
ceux où le revenu de citoyenneté n’existe pas.
Enfin, et Ferry insiste sur ce point, le droit au
revenu de citoyenneté est lié à une appartenance politique. Pour
Ferry, c’est le cadre européen qui est le bon cadre, plutôt que
le cadre national (ce serait même pour lui une bonne façon de
donner un contenu à l’Union européenne). Cela signifie alors que
le revenu de citoyenneté n’est de droit que pour les
ressortissants d’un des pays de l’UE. Donc les travailleurs
immigrés en seraient exclus. Sauf à les assimiler de forces à des
Européens. Pour des raisons évidentes, l’obtention du statut
d’Européen deviendrait un objet de bataille féroce et tant les
gouvernements que la masse des citoyens tendraient naturellement à
limiter autant que possible la reconnaissance de ce statut à ceux
qui viennent d’autres pays. Et donc, sauf à renvoyer dans leur
pays tous les immigrés non européens, on aurait donc en Europe
une race d’ilotes qui travailleraient et ne vivraient
que de leur salaire laissant aux Européens la jouissance du
farniente.
Admettons maintenant, ce que ne fait pas Ferry et
ce que ne font pas en général les défenseurs du revenu de
citoyenneté, que ce revenu s’inscrive dans le cadre d’une
transformation radicale des rapports sociaux de propriété. Nous
pourrions alors envisager une distribution beaucoup plus égalitaire
des revenus. Pour autant serait-il possible de donner
inconditionnellement à chacun selon ses besoins et admettre qu’une
partie de la société puisse renoncer à travailler ? Marx,
dans un passage assez connu de la Critique du programme de Gotha21,
affirme que le « droit égal » fondé sur la
maxime « à travail égal, salaire égal », reste
le droit bourgeois, propre à la première phase de la société
communiste et que c’est seulement dans une deuxième phase rendue
possible par l’abondance née du développement illimité des
forces productives que l’on pourra enfin passer à la formule du
communisme proprement dit, « De chacun selon ses capacités,
à chacun selon ses besoins »22.
Supposons tout d’abord que cette formule ne soit
pas la dernière trace du socialisme utopique dans la pensée de
Marx23.
L’organisation sociale garantit non seulement à chacun de vivre
mais encore de satisfaire tous ses besoins – qui ne doivent
d’ailleurs pas être restreints puisque l’homme civilisé est,
pour Marx, l’homme « riche en besoins ».
Mais en contre partie, chacun doit donner selon ses capacités. Ce
qui ne devrait pas poser de problème puisque dans la société
communiste version 1875, le travail deviendrait le premier besoin de
l’homme !
La perspective développée dans la Critique du
programme du parti ouvrier allemand est cependant fort
problématique et semble comme un écho des Manuscrits parisiens
de 1844 (par exemple cette idée que le travail devient, pour l’homme
non aliéné, le premier besoin !). Mais Marx développe presque
au même moment dans Le Capital des propos incompatibles avec
cette Critique. Il y a ainsi chez Marx deux communismes. Le
premier est un communisme utopique dont nous venons de voir un
aspect. Le second est un socialisme ou un communisme possible,
c’est-à-dire celui d’une société qu’on puisse penser à un
horizon humain raisonnable, en partant des hommes tels qu’ils sont
et sans vouloir fabriquer un « homme nouveau ». Cette
société socialiste ou communiste est celle que l’on trouve, par
exemple, dans le texte que Maximilien Rubel place en conclusion du
livre III du Capital.24
Une fois réalisée « l’expropriation des expropriateurs »,
une fois la production organisée par « les producteurs
associés »25,
on reste cependant dans une société où les ressources restent
rares et doivent donc être réparties selon des critères de justice
(selon « le droit bourgeois » dirait la Critique du
programme de Gotha).
Si les ressources sont rares, le travail fait
nécessairement partie de ces ressources rares. Le travail dicté par
les besoins est en quelque sorte une nécessité éternelle puisque,
précisément, le cercle des besoins ne cesse de s’élargir au fur
et mesure que se développent les moyens de satisfaire les besoins.
Pour avoir une société d’abondance (réquisit du communisme
utopique), il faut pouvoir limiter les besoins – on aura alors une
abondance du genre étudié par Marshall Sahlins26.
Mais évidemment une telle abondance est opposée à la perspective
individualiste du déploiement de toutes les potentialités humaines
que soutient Marx. Donc le travail ne disparaîtra pas et il ne
pourra jamais être un pur plaisir que les hommes accompliront dans
la joie… Il peut seulement être organisé de manière plus
économique, plus conforme à la nature humaine (à sa dignité, dit
Marx dans le passage cité du Capital). Mais, en même temps,
la véritable liberté ne commence qu’au-delà de ce temps de
travail nécessaire, dans les activités qui sont à elles-mêmes
leur propre fin alors que le travail est précisément ce qui est
dicté par les nécessités extérieures et, de ce point de vue, ce
qui n’est pas facultatif. Précisément pour cette raison, personne
en état de travailler ne pourrait en être dispensé dans une
société d’où l’exploitation a été bannie (sauf évidemment
les enfants, les malades et les personnes âgées). Pour que le
loisir, le temps consacré aux activités qui permettent à
l’individu de se réaliser soit un loisir pour tous, il faut aussi
que le travail soit le devoir de tous. Comme disent les paroles de
l’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ».
À tous égards, donc, le revenu de citoyenneté
est une très mauvaise idée. Elle a son origine dans une
transformation idéologique des sociétés capitalistes développées
qui progressivement ont rendu la production comme invisible.
L’idée est que la machine à produire fonctionne presque de
manière autonome et que la production est comme une manne qu’il
n’y aurait plus qu’à répartir. Pour justifier cette façon de
voir, des auteurs de gauche et même des marxistes s’appuient
sur un passage des Grundrisse de Marx. Le passage clé est le
suivant : « Le travailleur ne s’interpose plus comme
un chaînon entre l’objet naturel modifié et lui-même ;
c’est un acte spontané — transformé en processus industriel —
qu’il interpose entre lui-même et la nature non organique dont il
se rend maître. Il se place à côté du processus de la production
au lieu d’en être l’agent principal. Ce qui apparaît là, dans
cette transformation, comme le maître pilier de la production et de
la richesse, ce n’est ni le travail immédiat ni le temps de
travail, c’est l’appropriation par l’homme de sa propre force
productive universelle, c’est l’intelligence et la maîtrise de
la nature par l’ensemble de la société — bref, l’épanouissement
de l’individu social. »27
De ce passage, certains auteurs déduisent que le
travail disparaît en tant que créateur de la richesse au profit
d’un processus qui prend la forme d’un acte spontané
« transformé en processus industriel » et qui
aboutit à ce que le travailleur finalement est à côté du
procès de production. Dans la suite de ces affirmations, en effet,
Marx envisage que le temps de travail puisse n’être plus la mesure
du travail, tout comme la valeur d’échange ne serait plus la
mesure de la valeur d’usage. Sur ces deux pages dont nous ne citons
ici qu’une partie, Negri et ses disciples, en tordant les
citations, ont bâti une théorie
extravagante qui fut même vendue sous le titre alléchant (?) de
« Nouveau manifeste communiste »28.
Mais si on va un peu plus loin que les morceaux choisis de la
nouvelle gauche radicale, Marx rappelle que « Le
capital est une contradiction en acte : il tend à réduire au
minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et
la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme
nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du
temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort
– du travail nécessaire. »29
Quant à ceux qui pensent que le procès de production pourrait
maintenant être conçu de manière semblable aux processus naturels,
Marx rappelle « la nature ne construit ni locomotives ni
chemins de fers, ni télégraphes électriques, ni machines
automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine »30.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce manuscrit
est fort discutable et s’insère très mal dans le schéma
théorique du Capital. Par exemple, Marx affirme que la
science devient « une force productive directe »31
mais cette affirmation qui est l’une des bases des théorisations
de Negri n’est jamais reprise dans le texte du Capital ;
elle peut même être considérée comme contradictoire avec les
thèses que Marx soutient ailleurs ; et surtout,
on a de bonnes raisons de la tenir pour fausse.32
Bref, de quelque façon qu’on prenne la
question, il n’est aucune façon raisonnable de soutenir de
manière marxienne une sorte de « droit à la paresse »
dont la société devrait couvrir les frais.
Tout d’abord, si à un horizon humain prévisible
le communisme marxien reste utopique, on doit admettre que le travail
reste un bon critère de répartition des revenus. On remarquera
d’ailleurs que dans la société actuelle, ce n’est pas ce
critère qui domine mais celui de la propriété. Quand M. Sarkozy
dit vouloir fonder la société sur le mérite, il tient
incontestablement la propriété pour un mérite essentiel… ainsi
que l’attestent les premières mesures de son gouvernement.
Inversement, la maxime paulinienne « Qui ne travaille pas ne
mange pas. » peut
judicieusement être appliquée à une société où la couche
parasitaire dominante, celle du capital financier, vit grassement en
laissant son argent travailler à sa place.
Certes, de manière limitée et dans certains
secteurs, le principe « À chacun selon ses
besoins. » peut trouver un champ d’application. Il n’est
pas besoin d’imaginer une société idéale pour cela. Il suffit de
considérer ce que nos sociétés ont déjà accompli qui est, en
partie, contradictoire avec le mode de production capitaliste et qui,
pour cette raison, est remis en cause. Ainsi la protection sociale
fonctionne-t-elle (au moins théoriquement) sur le principe
communiste, « De chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins. ». Mais c’est possible précisément
en raison de la nature des besoins visés (Personne ne peut vouloir
subir une opération dont il n’a aucun besoin.).
En second lieu, l’idée qu’une partie de la
société pourrait selon son gré être dispensée de travailler en
vue de gagner sa vie est insoutenable. Le travail est une ressource
rare tout simplement parce que le travail fatigue ! Seuls
peuvent considérer le travail comme une ressource si abondante qu’on
peut en geler une part considérable ceux qui ne sont pas
contraints d’user leur corps pour produire les conditions de la
vie. Ne pas comptabiliser le temps de travail, ne pas le répartir
judicieusement et ne pas l’économiser, c’est typiquement la
mentalité esclavagiste… ou l’expression de
la mentalité de ceux qui ne voient plus le travail parce
qu’ils vivent dans leur bulle et consomment en croyant que ce sont
les cartes bancaires qui permettent de se procurer des biens.
Du travail et de l’emploi
C’est parce que « L’oisif ira loger
ailleurs » que le droit au travail est le seul droit
sérieux que puisse revendiquer ceux qui pour vivre ne disposent que
de leur force de travail. Pris en lui-même le droit au travail
peut sembler une revendication obsolète. Après tout,
aucun individu n’est empêché de travailler dès lors qu’il
trouve du travail. Pourtant, c’est sous le drapeau du droit au
travail que la classe ouvrière a fait pour la première fois
irruption sur la scène politique, lors des terribles journées de
juin 1848. Quelle en est la signification ? Le mode de
production capitaliste repose sur la séparation du travailleur et
des moyens du travail si bien que le travailleur ne peut produire et
donc vivre qu’en tombant sous la domination du possesseur de
capital. Réclamer le droit au travail, c’est d’abord et avant
tout une protestation contre cette séparation du travailleur et des
moyens du travail, c’est une protestation contre l’expropriation
du travailleur sur laquelle repose le mode de production capitaliste.
Revendiquer le droit au travail, ce n’est donc pas revendiquer le
droit d’être exploité par un capitaliste ! C’est
revendiquer une réorganisation de la société sur des bases
nouvelles de telle sorte que chacun puisse vivre de son travail.
C’est précisément cela qui permet de
comprendre les événements de 1848. La commission spéciale, sous la
responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, qui siège
au Palais du Luxembourg, avait pour but d’étudier les moyens de
réduire la misère ouvrière. Sous son égide, furent organisés les
« ateliers nationaux »,
une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Une
institution inoffensive qui est l’ancêtre du fameux « traitement
social du chômage ». Pourtant ces ateliers nationaux
devinrent très vite la cible des attaques des classes dominantes qui
y voyaient le spectre du communisme et des partageux.
En juin 1848, quand les ateliers nationaux furent fermés, les
ouvriers parisiens s’insurgèrent et manifestèrent pendant
plusieurs jours. Il fallut la répression sanglante menée par
Cavaignac et des milliers de morts pour écraser cette véritable
révolution ouvrière.
Or, les programmes politiques des partis de
gauche, y compris les partis de la gauche dite radicale
ou alternative, ont
complètement oublié le droit au travail et significativement
l’ont remplacé par le droit à l’emploi. Ce n’est
évidemment pas du tout la même chose ! Revendiquer le droit
à l’emploi, c’est revendiquer d’être employé par un
patron, c’est-à-dire revendiquer le salariat comme l’objectif de
la lutte des travailleurs33.
Il est très curieux que des gens qui défilent depuis des années
sous le slogan Le monde n’est pas une marchandise fassent
de la réduction du travailleur au rang de vendeur de la marchandise
force de travail le nec plus ultra des revendications
radicales.
Cette gauche oublie même sa propre histoire.
Quand, il y a plus de trente ans, les ouvriers de Lip occupent
l’usine, saisissent le stock de montres et relancent la production
au profit du comité de grève, ils expriment sans en être
clairement conscients la contradiction fondamentale de toutes les
luttes sociales de la période : la défense du droit au travail
exige que la hache soit portée dans les rapports capitalistes de
propriété. Évidemment, il ne pouvait y avoir de socialisme dans
une seule usine et, isolée, réduite à une technique de
sauvetage des entreprises, l’expérience Lip était vouée à
l’échec. Mais ce qu’elle a signifié portait bien plus loin que
ce mot d’ordre absurde d’interdiction des licenciements – qu’on
réduit souvent à l’interdiction des licenciements boursiers34 !
Conclusion
La confusion théorique entretenue autour du
travail et de la distribution des revenus s’est inscrite dans
l’idéologie d’une gauche pour qui les ouvriers n’étaient que
des témoins d’un passé révolus dont il fallait simplement
organiser l’euthanasie, la mort heureuse. À la place d’un
socialisme fondé sur l’émancipation sociale des travailleurs, on
a eu droit à un socialisme de dames patronnesses, penchées sur la
misère des pauvres. Le droit à la dignité de celui qui veut vivre
de ce qu’il peut faire par lui-même était délaissé en même
temps qu’étaient délaissées toutes les luttes contre
l’exploitation capitaliste. En pleine campagne électorale, on
apprend que trois salariés du centre d’étude Renault se sont
suicidé, victimes des nouvelles méthodes de management
sacrifiées sur l’autel du profit. La violence du capital venait
ainsi crûment en pleine lumière. Les confédérations ouvrières
rappelaient qu’on pouvait dénombrer en 300 et 400 cas du même
type chaque année. Cette affaire qui sonnait comme un véritable
rappel au réel n’a occupé aucune place dans la campagne
électorale, ni de la droite, ce qui est bien naturel, ni de la
gauche ! Comme n’ont occupé aucune place les 2000 accidents
du travail quotidiens. On avait là le véritable concentré des
relations sociales, la réalité brutale de la lutte des classes,
c’est-à-dire de la contradiction capital/travail.
Le capital détruit les deux sources de toute
richesse, la terre et le travail, disait Marx. Rien n’est plus
évident aujourd’hui. Rien n’est plus facile à observer même en
lisant la presse bourgeoise. Le bavardage social-libéral,
le bavardage écologiste remastérisé par les vedettes de TF1
comme le bavardage alternatif de la nouvelle petite-bourgeoisie sont
à l’évidence incapables de donner une réponse à ce constat
devenu une question de vie ou de mort.
Bibliographie
BASSO, Pietro, Temps modernes, horaires
antiques, éditions Page Deux, Lausanne, 2005.
BOUKHARINE, Nicolas, L’économie politique du
rentier. Critique de l’économie marginaliste, EDI, Paris,
1972, avec une préface de Pierre Naville.
COLLIN, Denis, La théorie de la connaissance
chez Marx, L’Harmattan, 1996.
COLLIN, Denis, La fin du travail et la
mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan,
1997.
COLLIN, Denis, Revive la République,
Armand Colin, 2005.
COLLIN, Denis, Comprendre Marx, Armand
Colin, 2006, collection « Cursus ».
ELSTER, John, Marx, une interprétation
analytique (Titre original : Making sense of Marx),
traduit de l’anglais, PUF, Paris, 1989.
MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel,
traduit de l’anglais, Éditions de Minuit, 1968.
MARX, Karl, Le Capital, cité ici dans la
traduction de Joseph Roy, reprise par l’édition Rubel in La
Pléiade et également disponible sur le site MIA,
http://www.marxists.org/francais/marx/works/
MARX, Karl, Grundrisse, cité ici dans
l’édition Rubel sous le titre Principes de la critique de
l’économie politique, in Œuvres II, La Pléiade.
1
Sur la question de la valeur travail, Sarkozy a toujours eu la main.
Cela est si vrai, si dramatiquement vrai, qu’il a pu passer pour
le seul véritable candidat défenseur des intérêts des
travailleurs !
2
Une mauvaise habitude, typique du novlangue, a remplacé
l’économie politique d’antan par la science économique.
Si l’économie était une science, cela se saurait ! Par
contre elle reste éminemment politique, mais ses thuriféraires
font tout pour masquer cette caractéristique désagréable qui
rendrait un vain peuple soupçonneux quand à l’objectivité et à
la neutralité de la prétendue science pour laquelle on a même
inventé un faux prix Nobel… Persuader les citoyens qu’ils ne
peuvent comprendre ces affaires trop complexes et qu’il faut
laisser la direction de ce qui les concerne au premier plan à des
« experts », c’est cela l’objectif de l’apparat
soi-disant scientifique. En vérité, le citoyen sait très bien de
quoi il retourne quand il est confronté aux délocalisations, aux
propriétaires invisibles et au capitalisme mafieux qui prend une
place de plus en plus grande dans le fonctionnement « normal »
de l’économie.
3
Nicolas Boukharine caractérise ainsi l’économie politique
marginaliste de l’école autrichienne. Voir Boukharine, 1972.
4
Plusieurs développements concernent ce sujet dans Collin, 1996 et
Collin, 2006.
5
Elster, 1989, page 171
6
Il y a trente ans déjà, Herbert Marcuse faisait une critique en
règle de la transformation de toute pensée en « pensée
opératoire ». Voir Marcuse, 1968
7
Une fois de plus on peut vérifier que les catégories de l’économie
politique ne prennent leur sens que dans le développement complet
du mode de production capitaliste. « L’anatomie de l’homme
est la clé de l’anatomie du singe ».
8
Sur ce point, voir Capital, I, ii,
6
9Capital
Livre I,i,4
10
La puissance de l’individu vivant : c’est, selon nous,
l’expression clé qui permet de comprendre l’ensemble de
l’analyse du Capital. Voir Collin, 1996.
11
Marx utilise indifféremment les deux termes allemands Entfremdung
et Entaüsserung qu’on traduit par « aliénation »
et qui ont, chez Hegel des sens bien différents.
12
Une expression répugnante pour quiconque garde un tant soit peu le
sens du respect dû à la personne humaine.
13Principes
d'une critique de l'économie politique in Œuvres 2, Gallimard,
« La Pléiade » p. 214
14
En même temps, et ce n’est pas un de ses moindres « mérites »,
il fait passer d’une façon presque convaincante un droit du
travail acquis de haute lutte - notamment celui de la limitation de
la journée de travail -, non seulement pour obsolète, mais comment
allant contre la liberté individuelle des travailleurs.
15
Notamment en faisant disparaître le concept juridique de journée
de travail.
16
Voir Basso, 2005
17
Jean-Harribey, « Un regard positif sur le travail »,
Politis, 31 mai 2007.
18
Voir T. Negri et M. Hardt, Empire et la critique de ces
thèses dans Collin, 2005, chapitre III.
19
Il s’agit d’un ensemble de propositions défendues par des gens
comme André Gorz, Philippe Van Parijs ou encore Jean-Marc Ferry.
20
Jean-Marc Ferry, « Revenu de citoyenneté, droit au
travail, intégration sociale » dans « Vers un
revenu minimum inconditionnel ? », in
Revue du Mauss, 1996, n°7, p. 115-134.
21
Voir Critique du programme du parti ouvrier allemand in
Œuvres I, La Pléiade. Le statut de ce texte si souvent cité
ne manque cependant pas de poser problème. À bien des égards il
est aberrant relativement au cours de la pensée de Marx à ce
moment-là. Voir Collin, 2006.
22
La question des besoins, à elle seule, débouche sur des
difficultés inextricables.
23
Ce qu’on a de bonnes raisons de croire, cependant (cf. infra). Le
communisme tel que Marx le présente à ce moment précis est un
mixte de Saint-Simon et Fourier.
24
Voir Œuvres II, « La Pléiade », pp. 1485-1486.
25
Voir Capital, Livre I, chap. XXXII. Ce chapitre est placé en
conclusion dans l’édition Rubel (voir Œuvres I, « La
Pléiade »).
26
Voir M. Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des
sociétés primitives, 1972, Gallimard, NRF, 1976 pour la
traduction française.
27
Voir Principes d’une critique de l’économie politique,
Œuvres II, « La Pléiade », p.305-306.
28
Empire fut vendu avec ce bandeau…
32
Sur ce point, voir D. Collin,
2006. La science comme « force productive directe »
n’apparaît que dans ce manuscrit et ni l’expression, ni l’idée
ne sont reprises dans le Capital alors qu’elle aurait dû
avoir sa place dans le long chapitre consacré au machinisme (Livre
I, chap. XV). Si la machine est de la « science
matérialisée », Marx montre dans ce chapitre que le
machinisme n’a pas de productivité propre. Ce qui, seul, donne sa
valeur au machinisme, c’est la transformation des rapports sociaux
de production (la division du travail) que, tout à la fois, il rend
possible et exige (voir Collin, 2006, pages 86-91). Donc seul le
travail vivant est productif, d’où la contradiction du capital
qui ne peut vivre qu’en exploitant le travail vivant et doit en
même temps toujours plus l’expulser du procès de production. Il
faut ajouter que le concept de « forces productives »
reste toujours assez vague chez Marx, qui va même jusqu’à parler
de la transformation des forces productives en « forces
destructrices » (voir Idéologie Allemande, in Œuvres
III, « La Pléiade », page 1106).
33
Une vieille chanson du Nord dit : « Tu s’ras toudis
qu’un employé, un train’misère, un salarié… »
Voilà au fond l’hymne commun de Besancenot, Buffet et Bové.
L’Internationale disait : « Producteurs,
sauvons-nous nous-mêmes ! »
34
L’interdiction des licenciements, ou l’interdiction des
licenciements dans les entreprises qui font des profits. sont des
propositions soit inapplicables, soit inefficaces, soit dépourvues
de sens. Inapplicables si dominent les rapports capitalistes de
production, inefficaces si on se contente de vœux pieux sans moyens
de coercition, dépourvues de sens dès lors qu’une transformation
sociale décisive aurait été engagée. Si la propriété
capitaliste reste inviolable, personne ne pourra jamais obliger un
patron à embaucher et garder quelqu’un. Car les patrons ne
licencient pas par sadisme, mais parce que cela fait partie des
moyens nécessaires pour empêcher le taux de profit de baisser et
pour rester concurrentiel face aux autres capitalistes. Quand un
grand groupe automobile supprime 4000 postes parce que ses ventes
sont en baisse et que, face à la concurrence, il délocalise sa
sous-traitance dans les pays à bas salaires, il fait qu’appliquer
ce que demandent les propriétaires légaux de l’entreprise. Et
s’il ne le fait pas, l’entreprise disparaîtra purement et
simplement. Une entreprise automobile a pour but de produire non des
automobiles mais du profit. L’interdiction des licenciements est
impossible sans porter la hache dans les rapports de propriétés.
L’interdiction des licenciements « boursiers » ne vaut
pas mieux. Que serait un capitalisme « non boursier » un
capitalisme dont le profit ne serait plus le moteur ? On peut
résumer l’affaire ainsi : soit le mouvement ouvrier n’a
pas la force d’imposer l’interdiction des licenciements et alors
c’est une pure pétition de principe. Soit il en a la force, et
alors cette mesure devient inutile puisque la domination du capital
est en train d’être renversée. Le mot d’ordre en apparence
radical appartient au registre du pire réformisme, celui qui agite
des formules creuses pour éviter que soient posées les questions
cruciales, celles de la structure sociale de base.
Denis Collin enseigne la philosophie en lycée. Il est l’auteur de
nombreux ouvrages dont Comprendre Marx (Armand Colin, 2006),
Revive la République (Armand Colin, 2005). Site internet :
http://denis-collin.viabloga.com
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