Partons d’une affirmation assez célèbre en son
genre de Friedrich (von) Hayek : « le concept de justice
sociale est nécessairement vide et dénué de sens » (dans
Droit, Législation et Liberté, 1973) Fondateur de la société
du Mont Pélerin et grand prêtre du « néo-libéralisme »,
F. von Hayek l'a emporté. La « justice sociale »
a déserté le champ du discours politique. Tout un pan de la pensée
philosophique, d'Aristote à John Rawls en passant par Thomas
d'Aquin, Rousseau, Kant et Hegel a été mis hors-circuit. Au moment
où les inégalités explosent, où les protections arrachées par
les travailleurs au cours de luttes multiséculaires sont balayées
par les "réformes" d'un capitalisme devenu absolu, il est
impératif de revisiter la pensée de la justice sociale, car il n'y
a aucune liberté là où les droits et la dignité des plus pauvres
sont bafouées.
Faire la liste des théories de la justice est
impossible dans un temps aussi court que celui d’une conférence.
On pourrait aussi essayer de faire des typologies pour classer ces
différentes typologies. Mais on s’en tiendrait à des abstractions
creuses. Je vais essayer (I) de montrer ce qu’est une théorie de
la justice ; (II) de montrer les diverses manières d’envisager
la question de la justice sociale et (III) d’examiner les limites
de cet exercice intellectuel en allant au-delà de la justice
sociale.
(I)
On parle de théorie de la justice (pour reprendre
l’expression consacrée du livre majeur de John Rawls) quand on
cherche à définir les principes selon lesquels une société « bien
ordonnée » devrait être gouvernée. Une théorie de la
justice est donc toujours une théorie normative. Elle tente de
définir rationnellement ce qui doit être – sans préjuger de ce
qui est réellement, ce qu’on laissera aux sociologues et aux
moralistes. Lorsque Aristote, dans le livre V de L’éthique à
Nicomaque définit la justice, il s’agit pour lui de concevoir
quelles sont les lois qui doivent gouverner les rapports entre
humains à l’intérieur de la cité pour que celle-ci soit
véritablement ce qu’elle doit être, le lieu d’une vie heureuse
guidée par un choix réfléchi. Bien sûr Aristote n’invente rien.
Il s’appuie sur la polis qu’il connaît bien, Athènes, sur sa
constitution et sur la conception morale commune qui est celle de
cette communauté politique, son ethos. Mais il fixe des principes
généraux qui, d’ailleurs, auront une longue descendance, que ce
soit dans l’éthique des grands philosophes arabo-musulmans, comme
Averroès, dans l’éthique chrétienne telle que la fixera Thomas
d’Aquin et au-delà dans une tradition qui irrigue encore la pensée
juridique et philosophique contemporaine. Que vise Aristote ?
On pourrait le dire avec les mots de Rawls, « une société
bien ordonnée ». Qu’est-ce donc qu’une société bien
ordonnée ? C’est une société qui « n’est pas
seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres », mais
« est aussi déterminée par une conception publique de la
justice. » (Rawls, 1987, 31). Il ne s’agit donc pas d’une
réflexion morale sur le juste en soi, mais bien d’une conception
publique, c’est-à-dire d’une conception qui peut être partagée
par la majorité des membres d’une communauté et à laquelle ils
peuvent se référer dans leurs décisions et comportements
quotidiens et à laquelle le législateur se référera pour
l’établissement des lois. C’est pourquoi la justice, chez
Aristote, concerne d’abord la répartition des biens, des positions
sociales et des récompenses (ce que l’on appelle la justice
distributive), les punitions des délits (la justice corrective) et
les règles de l’échange (la justice dite parfois
« commutative »), bref l’ensemble des règles de la vie
sociale. Cette conception s’est complexifiée dans les sociétés
modernes, dans la mesure même où les attributions de l’État se
sont étendues. À la justice distributive, on peut lier l’ensemble
des lois sociales, des systèmes de protection contre la maladie,
l’assurance-vieillesse, etc. La justice corrective elle aussi est
devenue plus complexe, prenant d’ailleurs en compte bien des
remarques qu’Aristote avait faites et qui restèrent pendant
longtemps lettre morte, par
exemple sa critique de la loi du talion, la question de la
responsabilité, etc. Enfin la justice des échanges renvoie à
toutes les réglementations économiques, qui vont de la garantie de
la loyauté dans les transactions commerciales au droit du travail.
Il s’agit ici seulement de déterminer des
principes, c’est-à-dire de les fonder en raison. Pour Aristote,
les choses se présentaient de manière assez simple : il y a
une justice « naturelle », une justice qui découle de
l’ordre des choses, qui doit trouver ensuite sa concrétisation
dans la « justice légale ». Par exemple, il semble
naturel pour Aristote que l’on donne à chacun selon son mérite ;
mais immédiatement après, il remarque qu’il n’est pas facile
cependant de s’entendre sur la définition du mérite ! C’est
un point sur lequel je reviens plus loin. Mais si on ne croit pas à
l’existence d’une justice naturelle, si l’on pense que les
principes du droit et de la législation sont fixés par le contrat
social, il semble que soit bonne toute règle qui trouve
l’assentiment du pouvoir souverain. Hobbes le dit. « Par
bonne loi, je n'entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut
être injuste. La loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce
qui est fait par ce pouvoir est cautionné et reconnu pour sien par
chaque membre du peuple : et ce que chacun veut ne saurait être
dit injuste par personne. Il en est des lois de la République comme
des lois des jeux : ce sur quoi les joueurs se sont accordés
n'est pour aucun d’eux une injustice. » (Thomas
Hobbes, Léviathan, chapitre XXX trad. Tricaud, Sirey, 1971,
p. 370). Cette conception radicalement
positiviste pose problème. C’est pourquoi Rousseau et Kant ont
tenté, selon des principes assez convergents, de construire des
principes de justice que l’on puisse déduire rationnellement d’une
opération de pensée – le pacte social originaire chez Rousseau,
l’application au droit de l’impératif catégorique chez Kant.
Rawls veut donner une
justification a
priori des
principes de justice : ils « sont
issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même
équitable ».
(Rawls, 1987, 39)
Ils sont donc renvoyés à une situation initiale (à la manière des
théories du contrat social) entre des partenaires qui seraient
« des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. »
(Rawls, 1987, 40) À
la place de la fiction de l’état de nature, Rawls propose une
autre fiction, celle du « voile
d’ignorance » :
les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des
individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des
individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes
de base de l’économie et de la philosophie politique, mais
ignoreraient tout de leurs propres avantages. Reprenant
certaines hypothèses des théoriciens du choix rationnel en
situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus placés
sous « voile d’ignorance » adopteraient les principes
de sa théorie de la justice parce qu’ils adopteraient la stratégie
du « maximin » qui consiste à maximiser la situation la
plus défavorable.
Une autre manière d’envisager la construction
de la justice sociale est donnée par l’utilitarisme et en premier
lieu par Jeremy Bentham dans ses Principes de morale et de
législation. Il s’agit pour lui de définir les principes de
morale et législation à partir de l’idée presque évidente selon
laquelle est bonne toute action qui produit une augmentation du
bonheur (ou une minimisation de la peine) pour le plus grand nombre.
Cette conception radicalement « collectiviste » du bien a
été accueillie avec beaucoup de faveur tant dans les milieux
libéraux au sens du libéralisme économique que dans certains
milieux socialistes. L’utilitarisme repose sur un calcul des
plaisirs et des peines et leur sommation à l’échelle de la
société. Elle rompt cependant avec les philosophies issues de
Rousseau ou Kant. L’utilitarisme suppose en effet que les droits et
intérêts du petit nombre puissent être sacrifiés pour le plus
grand bonheur du plus grand nombre. C’est pour cette raison que
Rawls rejette radicalement l’utilitarisme.
(II)
Si l’on cherche un point commun entre les
différentes théories de la justice (et j’excepte ici
l’utilitarisme … encore que …), la question de l’égalité
semble essentielle. La justice, c’est l’égalité, dit Aristote.
C’est naturel semble-t-il de penser ainsi. Mais il faut ensuite
s’accorder : égalité de qui et de quoi ? Aristote ne
pose pas du tout l’égalité entre les hommes car pour lui il va de
soi que les hommes ne sont pas égaux. Les esclaves ne sont pas égaux
aux hommes libres, les femmes ne sont pas les égales des hommes,
etc. Mais ce qui définit les citoyens, c’est qu’ils sont des
égaux dans l’espace public. La liberté est même définie ainsi :
être libre, dit Aristote, c’est être gouverné par des gens du
même genre que soi !
L’égalité, chez Rousseau, est la condition
même du contrat social. Or cette égalité, chez lui, n’est pas
que purement juridique – la fameuse égalité en droit – il est
nécessaire qu’il y ait aussi une certaine égalité des conditions
et des fortunes. De trop grandes inégalités de fortunes sont
incompatibles avec des libertés politiques égales pour tous.
Autrement dit, si on veut garantir cette liberté politique égale
pour tous, il faut aussi limiter assez sévèrement l’inégalité
par ailleurs – Rousseau donne un critère simple : que
personne ne soit assez riche pour en acheter un autre, que personne
ne soit assez pauvre pour être obligé de se vendre.
Les théories de la justice contemporaines
tournent elles aussi autour de cette question de l’égalité. Chez
Rawls, la liberté égale pour tous est le principe inviolable.
Ronald Dworkin oppose l’égalité des ressources et Amartya Sen
l’égalité des « capabilités ».
John Rawls
John Rawls
(1921-2002) est un philosophe américain dont les travaux ont
profondément renouvelé la philosophie morale et politique dans la
dernière partie du XXe siècle et suscité un vaste débat
parmi les philosophes et bientôt au-delà chez les économistes, les
sociologues et les politiques.
Son ouvrage majeur est la Théorie de la
justice, publié en 1971 (Seuil, 1986, réédition en
« Points »). La théorie de la justice (TJ) est une
tentative de définir les principes d’une société à la fois
égalitaire et pluraliste. Il ne s’agit pas de décrire la société
existante, mais une société utopique, bien qu’il s’agisse d’une
« utopie réaliste » puisque ses présuppositions sont
les conceptions morales et politiques des sociétés libérales
démocratiques modernes. Rawls propose une théorie d’ensemble qui
porte aussi bien sur l’organisation politique que sur le droit.
Mais le centre de sa réflexion consiste à déterminer comment et à
quelles conditions il est possible de concilier liberté et égalité.
La TJ vise une société bien ordonnée. Dans une
telle société, les inégalités de revenus ou de positions sociales
ne peuvent dépendre de la loterie naturelle qui distribue les
talents, mais doivent être justifiées, si elles sont nécessaires,
par les principes de justice – et non pas la règle de l’utilité
sociale.
Dans une
société bien ordonnée, les participants sont des agents
rationnels, poursuivant leurs propres intérêts : ainsi, la TJ
est compatible avec le libéralisme traditionnel. Des égoïstes
rationnels pourraient accepter les principes de base de la TJ et, a
fortiori, des êtres altruistes le feraient aussi. L’objet de
la TJ est la détermination de la structure de base de la société,
c'est-à-dire un ensemble d’institutions sociales formant un
système cohérent de coopération.
Les principes de base sont formulés ainsi :
-
« Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur. » C’est le principe d’égale liberté pour tous.
-
« Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » C’est le principe de différence.
Ces deux principes se résument ainsi :
« l’injustice alors est simplement constituée par les
inégalités qui ne bénéficient pas à tous. »
Le premier principe est un principe
« constitutionnel. » Il faut en déduire les mesures
adéquates, par exemple, concernant la répartition équitable, et à
peu près égale, des moyens de participation à la vie politique.
Le principe de différence part de la
maximisation de la position des plus désavantagés. Il permet de
répondre aux critiques traditionnelles contre l’égalitarisme
puisqu’il se présente comme un principe d’égalité intégrant
un principe d’efficacité.
L’égalité des chances est définie par Rawls
comme « égalité équitable ». Elle se distingue de la
simple égalité des chances qui est l’égalité formelle. Les
positions doivent être ouvertes à tous ceux qui ont les mêmes dons
innés et les mêmes motivations, quelles que soient leurs origines
sociales.
Sans prôner l’égalitarisme, Rawls estime que
la répartition des richesses et des positions sociales ne ressortit
pas à la mécanique « naturelle » de l’économie de
marché mais au contrat social. Ce qui suppose des institutions
puissantes de redistribution.
Rawls
veut donner une justification a priori des principes de
justice : ils « sont issus d’un accord conclu dans
une situation initiale elle-même équitable. » Ils sont
donc renvoyés à une situation initiale (à la manière des théories
du contrat social) entre des partenaires qui seraient « des
êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. »
À la place de la fiction de l’état de nature, Rawls propose une
autre fiction, celle du voile d’ignorance : les
principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des
individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des
individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes
de base de l’économie et de la philosophie politique, mais
ignoreraient tout de leurs propres avantages.
Reprenant certaines hypothèses des théoriciens
du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que
ces individus placés sous « voile d’ignorance »
adopteraient les principes de la TJ parce qu’ils adopteraient la
stratégie du « MAXIMIN » qui consiste à maximiser la
situation la plus défavorable.
Ainsi, dès que l’égalité est possible et
avantageuse pour tous, on choisira un partage égalitaire : si
celui qui doit partager le gâteau se sert en dernier, il fera des
parts égales. De là on peut déduire le principe d’égale liberté
pour tous. Rawls admet que la récompense de l’inégalité des
talents et des mérites peut être avantageuse pour tous. Si on admet
que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins
pauvres que ceux dans une société égalitaire, en adoptant la
stratégie du « maximin » on choisira une société
inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des
positions sociales ; mais entre toutes les répartitions
inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles
qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié
le principe de différence.
Très
généralement, la structure de base doit garantir l’égalité des
chances, éviter que la répartition des individus d’une génération
donnée sur les positions sociales ne soit que la reproduction de la
répartition de la génération précédente. La mobilité sociale
et la possibilité d’une promotion sociale fait partie de ces biens
de base. La dernière dimension : « respect de soi ».
Ce « sens qu’un individu a de sa propre valeur » dépend
en effet très largement des institutions sociales. Si la conception
moderne de la liberté politique place l’individu à la base du
contrat social, elle affirme donc la valeur intrinsèque de
l’individu, qui n’est plus seulement un membre du corps social.
La participation à la vie politique et à la culture de sa propre
nation, l’ouverture sur la culture des autres nations, font à
l’évidence partie de ces aspects des institutions sociales de base
qui sont nécessaires pour garantir le respect de soi.
Ronald Dworkin
Philosophe du droit, à la fois l’un des
porte-parole du libéralisme politique américain et un théoricien
du droit naturel, Ronald Dworkin (1931-2015) défend le principe
d’égalité comme principe de la démocratie libérale. Partant du
constat que « parmi les idéaux politiques, l’égalité fait
figure d’espèce menacée », il rappelle que la légitimité
d’un gouvernement repose sur l’égalité d’attention qu’il
apporte à chacun des citoyens (« sans elle, le gouvernement
n’est qu’une tyrannie »). Cette égalité d’attention
inclut la manière dont les richesses sont distribuées, puisque
cette distribution est le produit de l’ordre juridique : « la
fortune de tel ou tel citoyen dépend massivement des lois dont la
communauté auquel il appartient s’est dotée. »
L’égalité ne peut donc être formelle, elle
suppose une forme d’égalité matérielle. Mais cette conception à
son tour suppose deux principes éthiques fondamentaux : celui
d’importance égale des vies individuelles et celui de
responsabilité. Ainsi le propos de Dworkin est de construire un
égalitarisme libéral.
Dworkin se concentre d’abord sur le problème de
l’égalité distributionnelle, c’est-à-dire celui de la
distribution de l’argent et des ressources. Il oppose à ce sujet
deux théories : l’égalité de bien-être et l’égalité
des ressources. La première définit une distribution qui « traite
les individus comme égaux lorsqu’elle répartit ou transfère les
ressources parmi eux jusqu’au moment où aucun transfert
additionnel ne pourrait accroître leur égalité du point de vue du
bien-être ». Dans la seconde théorie on réclame seulement
une répartition et des transferts qui assurent l’égalité
maximale des ressources. Bien que la plus séduisante au premier
abord, l’égalité de bien-être présente de nombreuses
difficultés – en premier lieu parce qu’il existe différentes
façons de définir le bien-être – et elle s’avère donc au
total une théorie faible.
L’égalité des ressources concerne les
ressources qui peuvent être possédées de manière privative – la
question de l’égalité de pouvoir est différente. Il s’agit
donc bien de rester dans le cadre libéral qui suppose la propriété
privée, ce qui suppose la possibilité de transfert des biens et
donc du marché. Dworkin soutient que l’objectif de l’égalité
des ressources ne s’oppose pas à l’action du marché et il
s’agit donc ici d’aboutir à un équilibre ou un compromis entre
l’égalité et les autres valeurs (efficacité, prospérité,
utilité globale).
Pour exposer le principe de l’égalité de
ressources, il a recours à une fiction heuristique, celle des
naufragés sur une île déserte. Toutes les ressources disponibles
sur l’île doivent être également partagées entre les naufragés
et cette répartition doit supporter le test d’envie :
« aucune répartition des ressources n’est une répartition
égale si, une fois qu’elle est achevée, l’un des immigrants
préférerait posséder le paquet de ressources possédé par un
autre au lieu de son propre paquet ». Le mécanisme de la
répartition doit être une vente aux enchères, les participants
disposant au départ d’une quantité égale d’une monnaie
conventionnelle (des coquillages par exemple). Dworkin se réfère
ici explicitement au modèle walrasien et à la théorie de la valeur
de Debreu. La monnaie sert de mesure qui permet d’évaluer la
réalisation de l’égalité des ressources. Si l’égalité est
assurée au moment de la « vente aux enchères », elle
peut néanmoins être rapidement brisée pour des raisons qui ne
mettent pas en cause la responsabilité des individus, mais la chance
ou la malchance. Il faut distinguer ici la chance ou la malchance
liée aux options (les paris risqués pris par l’individu en
connaissance de cause) et la chance ou la malchance pure. Les
inégalités qui naîtraient de la réussite ou non des paris ne
peuvent pas être considérées comme injustes et il ne serait pas
juste de procéder a posteriori à une redistribution des richesses
en parieurs chanceux et malchanceux. En ce qui concerne la malchance
pure, un système d’assurances (avec un marché des assurances
incluant une assurance fixe obligatoire) complète le modèle. Reste
à traiter la question des inégalités de talent qui pourrait
conduire avec le temps à des inégalités croissantes. Dworkin
propose de remédier à ce problème par des redistributions
périodiques – sur le principe de l’impôt sur le revenu :
il s’agit d’un compromis entre deux exigences égalitaires. Ce
schéma doit évidemment être développé, complexifié de manière
à pouvoir déterminer une politique réelle – le but réaffirmé
de Dworkin. Alors que le principe de justice de Rawls définit les
positions des groupes, Dworkin insiste sur le fait que l’égalité
est d’abord une question de droits individuels, parce qu’elle
« définit un rapport entre citoyens ».
L’égalité des ressources posée dans le monde
fictif des naufragés et de la vente aux enchères des ressources
disponibles peut-elle réellement être mise en œuvre, même de
manière approximative, dans le monde réel ? Dans les sociétés
réellement existantes, même celles qui ont de longtemps appliqué
des politiques de welfare, « les riches sont beaucoup
mieux lotis et les pauvres beaucoup moins bien lotis que ne
l’exigerait l’égalité des ressources. » Un programme de
réforme redistributeur pourrait obliger les plus riches à exploiter
leur richesse dans certaines directions. Mais ceci exigerait des
contraintes juridiques et des limitations de la liberté qui sont
exclues dans la conception de Dworkin. Pour savoir dans quelle mesure
des lois limitant la liberté des riches de dépenser leur richesse
selon leur bon vouloir seraient ou non légitimes, Dworkin invente le
principe de « victimisation » : une personne est
victime dès lors qu’elle subit un déficit de liberté. À l’aide
de ce principe, il montre que la loi limitant les dépenses dans les
campagnes électorales ne fait aucune victime – personne ne voit sa
liberté restreinte. Appliquant ces principes au système de santé,
il soutient que le principe de victimisation permet de déterminer
quel est le paquet de mesures souhaitables pour la réforme du
système de santé.
Amartya Sen
Amartya Sen (né en 1933) est un économiste
d’origine indienne qui a étendu sa réflexion aux questions de
philosophie sociale et de théorie de la justice. Il a reçu le prix
de l’Académie de Stockholm, dit « prix Nobel d’économie »
en 1998 pour ses travaux sur la famine et le développement humain.
Il soutient, notamment, que la démocratie est une des conditions
pour qu’un gouvernement soit apte à lutter contre la famine.
La capabilité vise à définir la liberté
effective dont peut jouir un individu, c’est-à-dire l’ensemble
des combinaisons de vie auquel il peut avoir accès. Dans une
perspective proche et différente de celle de Ronald Dworkin ou de
John Rawls, il veut redéfinir l’égalité dans une société
libérale et démocratique. Il est en effet impossible d’opposer
liberté et égalité, puisqu’une éthique qui fait de la liberté
la valeur première est toujours obligée de se poser la question de
la répartition de la liberté et jusqu’à quel point elle doit
être égale.
Une éthique de l’organisation sociale qui
puisse résister au temps est toujours fondée sur l’égalité de
quelque chose. Le problème est seulement de savoir « égalité
de quoi ? ». La difficulté pour répondre à cette
question tient à deux facteurs : l’hétérogénéité humaine
et la multiplicité des critères permettant de définir l’égalité :
égalité des revenus, égalité de bien-être, égalité des
utilités. On peut même, comme Nozick, justifier l’inégalité
(des revenus, etc.) par l’égalité des droits « libertariens »,
c’est-à-dire une égalité qui se résume à l’égal des
propriétaires à jouir de leur propriété sans être entravés par
les revendications des autres. En outre, si on choisit de faire
valoir les exigences de l’égalité dans certains espaces, il est
pratiquement inévitable que se maintiennent ou se développent de
substantielles inégalités dans d’autres espaces. Les conflits
peuvent surgir entre les divers espaces où les revendications
égalitaires peuvent se faire jour. Une large égalité des droits
libertariens doit nécessairement s’accompagner d’une grande
diversité de revenus.
Sen réfute les thèses utilitaristes car elles ne
peuvent par construction prendre en compte la liberté et l’égalité
de droits. Il s’oppose également aux approches fondées sur la
distribution des ressources, comme celles de Dworkin ou de Rawls,
bien que ces deux auteurs en mettant l’accent sur l’égalité des
moyens aient très justement tourné la réflexion sur l’égalité
vers la question de la liberté.
Pour comprendre la notion de « capabilité »,
Sen introduit la notion de « fonctionnement » : une
vie est faite d’un ensemble de fonctionnements – avoir
suffisamment à manger, être en bonne santé, etc. – composés
d’états et d’actions. L’accomplissement d’un individu est
alors défini comme le « vecteur de ses fonctionnements ».
La capabilité peut alors être définie comme les diverses
combinaisons de fonctionnements que la personne peut accomplir. La
capabilité permet d’indiquer que l’individu est libre de mener
telle ou telle vie. Par rapport aux théories qui partent des
ressources ou des biens premiers, l’avantage de l’évaluation de
la position d’un individu en termes de capabilités est qu’elle
ne s’en tient pas aux instruments mais pose directement la question
des possibilités d’activité de l’individu et leur lien avec le
bien être. Par exemple un handicapé peut avoir plus de biens
premiers mais moins de capabilités qu’un autre.
Il y a une nécessité de prendre en compte les situations
particulières des individus et le sens qu’ils donnent à leur
propre vie.
L’approche
par capabilités présente de nombreuses difficultés :
les capabilités ont des poids relatifs différents : se mouvoir
est plus important que pouvoir jouer au basket. Sen propose des
méthodes d’évaluation sachant qu’il reste une indécidabilité
résiduelle inéliminable.
La définition de la justice découle de ce
concept de capabilités : il s’agit de l’égalité des
capabilités. « Dans l’évaluation de la justice fondée sur
la capabilité, les revendications des individus ne doivent être
jugées en fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils
détiennent respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent
réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de
valoriser. » Il s’agit donc pour Sen de penser l’égalité
en matière de « liberté réelle » et non seulement en
matière d’instruments de la liberté. Ce faisant il écarte deux
manières erronées de penser l’égalité : l’égalité des
moyens et l’égalité des résultats.
Comme toutes les éthiques égalitaires, l’égalité
de capabilités doit répondre aux arguments des défenseurs de
l’inégalité. Les deux arguments principaux concernent
l’incitation et l’asymétrie opérationnelle. Cette dernière
consiste à donner plus de pouvoir à certains individus pour des
raisons d’efficacité – tout le monde ne peut pas avoir une égale
capabilité à prendre des décisions, puisque des compétences
différentes et bien déterminées sont nécessaires dans la
direction de l’État ou des entreprises. Mais l’argument de
l’asymétrie opérationnelle ne concerne que certains domaines
particuliers et pourraient bien ne pas être pertinents pour un grand
nombre d’autres domaines. En ce qui concerne l’incitation qui
joue un grand rôle dans la littérature économique concernant
l’allocation des ressources, on ramène souvent les inégalités
d’accomplissements aux décisions et aux efforts différents des
individus. Mais si des différences humaines spécifiques jouent un
rôle majeur dans l’inégalité des accomplissements ou des
libertés, l’argument de l’incitation perd beaucoup de sa portée.
Par exemple, les différences d’âge et de sexe jouent un rôle
important dans l’inégalité des capabilités. Dans ce cas une
politique égalitariste ne pourrait pas entraîner une baisse de
l’incitation comme l’affirment les modèles économiques
standards. De même, en matière de soin, on ne voit guère que la
gratuité des soins puisse inciter les agents à tomber malade pour
profiter des avantages de l’assurance maladie.
Par
conséquent toutes
discussions sur l’argent comme moyen de responsabiliser les malades
sont au mieux stupides.
Non seulement l’égalité des capabilités offre
une approche intéressante en termes de libertés réelles, mais elle
permet aussi de mieux cerner les revendications qui pourraient être
adressées à une éthique sociale en matière d’égalité de
bien-être : « l’approche du bien-être par la
capabilité diffère de la concentration traditionnelle sur l’aisance
économique (sous la forme du revenu réel, des niveaux de
consommation, etc.) à deux titres importants : (1) elle
transfère le centre d’intérêt de l’espace des moyens (biens et
ressources) à celui des fonctionnements qui sont perçus comme des
éléments constitutifs du bien-être humain ; et (2) elle
permet – sans en faire une obligation – de prendre en
considération l’ensemble constitué par les vecteurs de
fonctionnements possibles entre lesquels la personne peut choisir. »
On peut donner à tous les moyens de faire du sport (c’est
égalitaire!) mais celui qui préfère étudier le latin sera lésé !
(III)
Si intéressantes que soient ces théories de la
justice – notamment parce qu’elles ont une vertu heuristique et
une vertu critique, elles ne sauraient remplacer une philosophie
sociale. Purement normatives, elles présupposent de fait des
sociétés comme les nôtres, c’est-à-dire des sociétés
libérales reposant sur le marché et la libre concurrence. Elles
s’inscrivent toutes d’ailleurs dans l’optique que Rawls a
définie comme « libéralisme politique ». Mais c’est
là que le bât blesse et cela explique sans aucun doute leur éclipse
du débat public. Rawls, comme j’ai eu l’occasion de le dire,
produit une théorie de la justice compatible avec l’État
keynésien du welfare dont il fournit au fond une
justification théorique. Mais le welfare est mort. Mort de la
crise du mode d’accumulation post-seconde guerre mondiale, crise
ouverte en 1971 avec la mort du système monétaire international de
Bretton Wood. Mort aussi de la chute de l’Union Soviétique :
tant que les capitalistes ont craint l’expansion du système
soviétique, ils ont souvent cherché à proposer une alternative
sociale qui préserve les bases du mode de production capitaliste. La
fin de la « peur du rouge » combinée à la nouvelle
période d’accumulation dominée par la mondialisation et la
financiarisation rend l’État social modèle 1945 inutilement
coûteux.
Posons le problème autrement.
D’une part, on peut faire remarquer que la
justice ne s’impose comme question centrale que lorsque l’amitié
civique n’existe plus et que les individus sont voués à mener des
existences séparées, pour reprendre la formule du père spirituel
des libertariens américains Robert Nozick. Tant que prime la loi
communautaire, la solidarité s’organise spontanément, car « entre
amis tout est commun ». De ce point de vue les critiques
libérales qui disent que la justice sociale administrée par l’État
n’est qu’une manière de nous faire agir conformément à des
sentiments que nous n’éprouvons point n’est pas sans fondement !
D’autre part, ce qui me semble essentiel, pour
le dire vite, ce n’est pas la question des inégalités – n’en
déplaise à Thomas Piketty – mais celle des rapports sociaux de
production et des rapports de propriété. Est-il si important de se
demander si X gagne légitimement quatre fois plus que Y quand on
évite de poser la question des rapports sociaux entre X propriétaire
des moyens de production et acheteur de force de travail et Y qui n’a
pour vivre que sa force de travail à vendre ? Qu’un joueur de
football gagne des sommes extravagantes, cela peut choquer, mais
personne n’oblige les supporters à acheter hors de prix les
billets des matches de football ou à se précipiter sur les
retransmissions télévisées financées par la publicité qui trouve
là une belle occasion d’investir les temps de cerveau disponible.
S’il y a un problème avec l’inégalité des
fortunes, c’est en tant que l’argent est à la fois l’expression
et le moyen d’un pouvoir sur autrui, un des aspects de la
domination. Mais la question clé est celle de la domination, sous
tous ses aspects. C’est précisément pourquoi, comme Sandel ou
Pettit, je crois que le républicanisme constitue une réponse
sérieuse aux théories de la justice, si on entend par
républicanisme la conception de la liberté comme non-domination.
À cette question de la non-domination, il y a
évidemment toute une dimension proprement politique – que j’ai
déjà eu l’occasion de développer longuement – mais aussi une
dimension qui recoupe les préoccupations des théories de la
justice. Je vais partir du plus important : les rapports de
domination politique trouvent leur soubassement dans les rapports
sociaux. Être dominé, c’est subir la domination des classes
dominantes. L’esclave est l’instrument de son maître. Son
humanité est niée radicalement. Mais il en va de même, à bien des
égards, du prolétaire. Celui qui ne peut vivre qu’en vendant sa
force de travail est d’abord celui qui doit se soumettre à la
volonté d’un autre homme. Le contrat de travail, tout le monde le
sait, et aussi bon soit-il, est un contrat de soumission. Le vrai
problème, devenu incompréhensible à une grande majorité de nos
contemporains et en particulier à nos contemporains « de
gauche », ce n’est pas que l’ouvrier gagne moins que le
patron ! Le vrai problème c’est que le patron a barre sur
lui. La formule du capital, c’est A-M-A’ explique Marx et le
« mystère » de cette formule, ce qui explique que
l’échange équivalent contre équivalent finisse par produire une
survaleur, c’est l’exploitation, c’est-à-dire l’appropriation
du travail gratis laquelle découle du rapport salarial lui-même
comme rapport de domination. Les formes ici importent peu. Le travail
à façon qu’effectuent ces artisans ruinés qu’étaient les
canuts n’était qu’une forme primitive de cette soumission du
travailleur aux conditions de travail, c’est-à-dire au capital.
Aujourd’hui, cela s’appelle « uberisation » de
l’économie ; il paraît que c’est le dernier chic de la
modernité, ce qui préfigure notre avenir à tous : plus de
salariat mais des « contrats de missions », déjà fort
utilisées dans les professions très qualifiées. Que sont ces
« contrats de missions » ? Rien d’autre que des
contrats salariaux dans lesquels le patron n’est plus obligé de
vous payer, de vous licencier ou que sais-je encore dès lors que le
carnet de commandes fléchit, qu’une machine est tombée en panne
ou que les intempéries affectent l’activité. Pour comprendre tout
cela, il suffit de lire Le Capital de Marx, un livre qu’on
ne lit plus, une pensée qu’il faut exterminer pour faire passer la
marche arrière toute vers les formes les plus barbares de
l’exploitation comme la marche en avant vers l’avenir radieux
qu’ouvrent les nouvelles technologies, qui se révèlent, une fois
de plus, comme des technologies de l’asservissement des hommes et
du bourrage de crâne.
Voilà, donc, si on est contre la domination, il
faut être pour l’abolition du salariat et par la même occasion du
patronat – comme le disait la Charte d’Amiens de la CGT en 1906 !
Reprendre cette perspective, réfléchir à des modèles qui
permettraient la transition entre aujourd’hui et demain, voilà ce
qu’il faudrait faire, voilà à quoi les intellectuels, les
politiques, les militants syndicaux qui affirment défendre les
intérêts des travailleurs, devraient occuper non seulement leur
loisir mais aussi une bonne partie de leur activité. Au lieu de
dénoncer qui l’islamophobie, qui telle ou telle oppression
sociétale, qui la laïcité – forcément « ringarde »,
et j’en passe et des meilleures. Abolition du salariat et patronat,
ça s’appelle communisme, en vieux français et comme je ne crois
pas (ou plus) au dépérissement de l’État, je vais appeler ça
« communisme républicain ». J’expliquerai un jour
pourquoi ça pourrait s’appeler aussi « socialisme libéral »
en reprenant les thèses de Rosselli et des gens du « Parti
d’action » italien.
Vous l’avez compris : communisme ici, ça
n’a donc rien à voir avec la transformation de tout le monde en
salarié d’un nouveau patron, l’État. Ça, ce serait simplement
le capitalisme d’État qu’on a vu à l’œuvre au siècle passé.
On me dira : c’est bien joli tout ça, mais
c’est de l’utopie ! Alors prenons le problème autrement. La
justice la plus élémentaire, le droit le plus fondamental, c’est
le droit de vivre. C’est même le droit naturel le plus sérieux
comme le pensent les philosophes du droit naturel comme Spinoza et
Rousseau. C’est pour cette raison que les hommes vivent sous le
gouvernement de lois communes. La république doit garantir la
sécurité et autant que possible l’absence d’inquiétude quant
aux perspectives de vie de chaque citoyen. La propriété privée a
pour seule et unique légitimité de procurer à celui qui en dispose
un abri dans le monde. Quand notre système de protection sociale
(contre la maladie et la vieillesse) a été conçu, il s’agissait
justement de donner collectivement ce quelque chose qui les
garantirait contre les aléas de l’existence. La protection
sociale, c’est la propriété de ceux qui sont privés de
propriétés. La « justice sociale » a un nom commun pour
nous, elle s’appelle sécurité sociale. Le travailleur étant
privé de la propriété des moyens de production, c’est la
sécurité sociale qui est sa propriété. Mettre en cause cette
protection sociale, c’est donc évidemment le contraire de la
justice sociale. Notre constitution garantit aussi le droit au
travail. Si est juste le principe « qui ne travaille pas ne
mange pas », si on a raison de dire en chantant
« L’Internationale », « l’oisif ira loger
ailleurs », alors il faut rendre ce droit au travail effectif,
pour que chacun puisse vivre décemment du fruit de son travail, tant
que la maladie ni la vieillesse ne l’en empêchent. On le voit, ces
deux principes de justice élémentaires sont aujourd’hui en
conflit violent avec l’évolution du mode de production capitaliste
à notre époque. Ceux qui défendent la sécurité sociale fondée
sur la solidarité collective et les retraites fondées sur la
répartition non seulement défendent la justice la plus élémentaire
mais encore défendent des éléments de communisme qui existent
d’ores et déjà dans nos sociétés et dont l’existence est
devenue une intolérable limite au mode de production capitaliste et
à sa domination absolue.
Encore autre chose : si le contrat salarial
est un contrat de soumission, il existe pour les salariés une
protection légale, le code du travail qui fait valoir les besoins
fondamentaux des salariés face aux empiétements du pouvoir
patronal. Dans la conception républicaniste, la liberté et la loi
ne s’opposent pas. Bien au contraire, le républicanisme, c’est
la liberté par la loi. Et le code du travail est l’expression la
plus claire de cette loi qui vise à protéger les individus contre
la domination. Évidemment, elle contredit la liberté du capital,
elle bride la tendance des grands à tyranniser le peuple (pour
parler ici comme Machiavel). Il faut en comprendre le sens qui n’est
pas simplement « conservateur » comme on dit dans ce
monde où les capitalistes s’affirment comme les révolutionnaires
par excellence, les vrais partisans de la révolution permanente. Et
ce sens est tout simplement de limiter les entraves à la concurrence
que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail.
Or, cette concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre
leur force de travail, c’est cela le salariat ! Tout ce que
couvre le code du travail apparaît maintenant sous son vrai jour, le
début, les prémices de l’abolition du salariat, telle que la
pensaient Marx ou les anarcho-syndicalistes qui ont fondé la CGT. On
le voit encore, la justice sociale en tant que système de lois
protégeant les individus contre la domination, la justice sociale
pensée par le républicanisme est étroitement liée à la lutte des
classes, à la lutte entre les grands et le peuple.
Ces quelques exemples montrent bien pourquoi il
nous faut dépasser l’abstraction des théories de la justice pour
enraciner la réflexion dans une philosophie sociale.
Je pourrais pour terminer esquisser une théorie
de la justice autour de quelques principes :
-
comme le dit Aristote, à chacun selon son mérite ! Donc qui ne travaille pas ne mange pas ! Car nous, démocrates et républicains faisons du travail le mérite fondamental. Donc les revenus de la rente et des dividendes sont illégitimes ; bienheureux celui dont les économies sont simplement conservées par leur placement, car le travail accumulé ne peut être conservé que par la vie du travail vivant. Je ne veux pas discuter pour savoir si le médecin mérite cinq fois ou dix fois le salaire d’un travailleur non qualifié. Tout cela se règle « sur le tas » en tenant compte des besoins sociaux. Mais il faut clairement interdire que l’argent puisse faire des petits tout seul, il faut refuser la domination de la vie sociale par la chrématistique comme le disait déjà Aristote.
-
De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, c’est la devise du communisme selon Marx. Sans doute est-il difficile de généraliser ce précepte. Mais tout ce qui est fondé sur la « caisse de solidarité » communautaire doit être régi sur ce principe. Pour la sécurité sociale, chacun cotise selon ses capacités et chacun reçoit selon ses besoins.
-
Les biens sociaux primaires (selon Rawls) doivent être également partagés entre tous. L’éducation doit donc être gratuite. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’un logement décent, de congés, d’un accès égal à sa propre culture et à la culture des autres.
Je ne vais pas plus loin. On voit bien qu’il ne
s’agit pas réfuter les diverses théories de la justice existantes
mais bien d’en faire des outils de la lutte sociale. Car il n’y a
pas de justice sociale sans lutte sociale. Et, comme disait Victor
Hugo, ceux qui vivent sont ceux qui luttent.
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