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vendredi 27 novembre 2020

John Rawls et le libéralisme politique

 

Extrait de l'introduction

(...) Cependant, quel que soit son impact, Rawls pourrait bien donner une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : « quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule ». En effet, la théorie de la justice paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des « Trente Glorieuses » va prendre fin et les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressif des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Sans être hégélien, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde réel qui constituent l’arrière-plan de la théorie de la justice et qui ont conduit aux gigantesques bouleversements de la fin du « court xxe siècle » (pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm) ne sont pas aussi les contradictions de la théorie de la justice elle-même. L’indifférence de Rawls à l’analyse des structures sociales particulières, son refus constant d’articuler la réflexion sur les normes avec une théorie de la société moderne et avec l’histoire effective pourrait bien donner la clé pour au moins une partie des faiblesses ou des thèses les plus critiques de la théorie de la justice. On pourrait aussi parler d’un échec du formalisme rawlsien qui exprimerait finalement le déclin d’une phase historique exceptionnelle.

Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a peut-être de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les questions que nous laisse la théorie de la justice, bien plus que les développements particuliers. Et en ce sens, la lecture de Rawls demeure éminemment féconde.

Table des matières 

I. Biographie et contexte de l’œuvre 2

II. Le « cahier des charges » 8

la justice et les théories du contrat 9

La question de l’utilitarisme 11

Morale et politique 12

III. Les principes de base 15

La société. 15

Une société bien ordonnée 16

Les principes de base 21

Explicitations du premier principe 23

Explicitation du second principe 25

La critique du mérite 29

L’ordre lexical 31

IV. La justification procédurale : le voile d’ignorance 33

Voile d’ignorance et contrat social 33

Ignorance et justice 35

La stratégie du maximin 35

Les conditions de la situation initiale 38

V. Les biens sociaux premiers 43

Définitions 43

Les droits et libertés de base 45

La liberté de mouvement et le libre choix de son occupation 46

Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité 48

Les revenus et la richesse 48

Les bases sociales du respect de soi 49

VI. Les institutions 51

La constitution. Hiérarchie des principes 51

La question de la liberté 52

La justice politique 54

Organisation des rapports sociaux et de propriété 55

Biens publics. Remarque additionnelle 57

Un libéralisme radical ? 58

VII. Prolongements : la théorie de la justice appliquée au droit des peuples 60

Rappel de la position de Kant 60

Les clauses de la société des peuples rawlsienne 62

Le droit des peuples 65

Extension de la Société des peuples 66

La question des droits de l’homme 67

La guerre 68

Conclusion 69

VIII. Questions de méthode 71

L’équilibre réfléchi 71

Le consensus par recoupement 72

La raison publique 74

IX. Étude de cas : la tolérance à l’égard des intolérants. 76

La tolérance à l’égard des intolérants 76

Les intolérants sont-ils fondés à se plaindre de l’intolérance ? 77

Faut-il interdire les sectes intolérantes ? 80

La stabilité des sociétés justes 82

X. Étude de cas :  la désobéissance civile 84

Quand se pose le problème de la désobéissance civile ? 85

Un acte public 86

La désobéissance civile comme acte politique 87

La clause de non-violence 88

La justification de la désobéissance civile 89

XI. La théorie de Rawls face à ses critiques et ses concurrentes 91

La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux 91

Le principe de différence est indéterminé 92

On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien 95

La théorie de la justice dans ses rapports avec l’utilitarisme 96

On peut aussi critiquer la théorie de la justice en la rabattant sur une morale du calcul. 100

Dépasser l’opposition entre la théorie de la justice et l’utilitarisme ? 101

Liberté des Anciens et liberté de Modernes 103

La Théorie de la Justice face au républicanisme 105

En conclusion 112

XII. Annexes 113

Le vocabulaire de Rawls 113

Conception englobante ou compréhensive du bien 113

Consensus par recoupement 113

Égale liberté pour tous 113

Équilibre réfléchi 113

Équité 114

Pluralisme raisonnable 114

Position originelle 114

Principe de différence 115

Priorité du juste sur le bien 115

Procédure 115

Société 115

Structure de base 115

Utilitarisme 116

Bibliographie 116

Œuvres de Rawls 116

Débat avec et contre Rawls 116

XIII. Index des noms cités 118

XIV. Table des matières 119



mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

samedi 2 avril 2016

Tolérance à l'égard des intolérants?

Réflexions à partir de John Rawls

John Rawls consacre un chapitre à la question de la tolérance à l’égard des sectes intolérants. Explicitement, sont visées les sectes religieuses qui refusent le pluralisme. Mais son propos est plus général : il recoupe la question de la liberté à accorder ou non aux ennemis de la liberté, ou de la mesure dans laquelle les ennemis de la constitution peuvent jouir des droits constitutionnels. Vaste sujet dont les apories sont connues :

  • si on admet la liberté pour les ennemis de la liberté, alors on admet que la liberté puisse être supprimée sous les coups de ses ennemis ;
  • si on refuse la liberté aux ennemis la liberté, c’est la liberté qu’on met en sommeil et qui finalement pourrait s’éteindre d’elle-même, faute d’avoir été assez vigilante.
Pris en un sens trop général, le problème pourrait bien n’avoir pas de solution satisfaisante et nous serions renvoyés, au mieux, à une casuistique. Je me propose (I) d’exposé la thèse de Rawls, (II) d’en montrer les limites et (III) d’en tirer quelques leçons qui nous concernent dans la situation particulièrement difficile que nous vivons en ce moment.

La thèse de Rawls

Rawls part du cas général des partis politiques qui « défendent des doctrines qui les obligent à supprimer les libertés constitutionnelles quand ils ont le pouvoir. » Il a en tête les partis communistes et les groupes d’extrême-droite et affirme que « Il peut sembler que, dans ces cas, la tolérance est en contradiction avec les principes de la justice ou, en tout cas, n’est pas exigée par eux. » En se consacrant sur la tolérance religieuse, il estime pouvoir fournir une « argumentation pourra être étendue à ces autres cas. » Sa position se développe en deux moments :
  1. Les secteurs intolérantes sont-elles fondées à réclamer pour elles-mêmes la tolérance ?
  2. Si les intolérants ne sont pas fondés à se plaindre de l’intolérance à leur égard, un gouvernement démocratique est-il fondé à les interdire ? Dans quelles conditions ?
  3. Dans quel but pourrait-on légitimement restreindre les libertés des intolérants ?
Pour ce qui concerne le premier point, la réponse de Rawls est claire : « Il semble qu’une secte intolérante n’ait aucun droit de se plaindre si on lui refuse une liberté égale à celle de toutes les autres. Du moins, c’est ce qui résulte quand nous admettons que personne n’a le droit d’objecter à ce que font les autres quand ce qu’ils font est conforme aux principes que nous choisirions dans les mêmes circonstances pour justifier nos actions à leur égard. Le droit qu’a une personne de se plaindre est limité aux violations des principes qu’elle-même reconnaît. »
Ce principe général est conforme au principe d’universalisation qui sous-tend la  kantienne – et, à vrai dire, toute  un tant soit peu conséquente. L’objection que pourrait faire un membre d’une secte religieuse est qu’il « agit en toute bonne foi et [...] ne demande pas pour elle-même quelque chose qu’il refuse aux autres. Admettons que, d’après lui, il suive le principe selon lequel tous doivent obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Ce principe est parfaitement général et, en agissant sur cette base, il ne fait pas d’exception pour son propre cas. De son point de vue, il suit le principe correct que les autres rejettent. » Effectivement, un fondamentaliste religieux qu’il soit chrétien ou musulman demande que les autres suivent « la loi de Dieu » et rien d’autre. Et donc, il est bien « universaliste » à sa manière !
La réponse de Rawls qui pourrait nous convaincre et mais ne convaincra que difficilement un fondamentaliste religieux est celle-ci : « du point de vue de la position originelle, aucune interprétation particulière de la vérité religieuse ne peut être reconnue comme obligatoire pour les citoyens d’une manière générale ; on ne peut pas non plus accepter qu’il y ait une seule autorité ayant le droit de trancher les questions de doctrine théologique. Chaque personne doit insister sur son droit égal à celui de tous de décider ce que sont ses obligations religieuses. Elle ne peut pas abandonner ce droit à une autre personne ou à une autorité institutionnelle. »
La « position originelle » est la reformulation par Rawls du contrat social. Pour décider quelles lois sont justes, il faut imaginer des individus rationnels, placés sous voile d’ignorance, qui auraient à déterminer les principes de base d’une société bien ordonnée. L’argumentation est que, dans une telle situation, des individus qui ne penseraient qu’à eux-mêmes adopteraient le principe d’égale liberté pour tous et donc le principe d’égale liberté de conscience pour tous. Ce principe est celui d’une société pluraliste et permet selon Rawls de fournir un consensus par recoupement entre toutes les conceptions raisonnables du bien. Ce faisant Rawls aborde dont la question de la tolérance en présupposant que tous les individus acceptent dans l’ordonnancement de la vie politique la priorité du juste sur le bien. « En fait, un individu exerce sa liberté par sa décision d’accepter quelqu’un d’autre comme autorité, même lorsqu’il considère cette autorité comme infaillible, puisque, ce faisant, il n’abandonne en aucune façon sa liberté de conscience égale à celle de tous et conforme au droit constitutionnel. Car cette liberté, en tant qu’elle est garantie par la justice, est imprescriptible (souligné par moi) : une personne est toujours libre de changer de foi et ce droit ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. Nous pouvons observer que l’idée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Le problème de la liberté est de choisir un principe grâce auquel on puisse réglementer les revendications que les hommes s’adressent mutuellement au nom de leur religion. Admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie et la vérité reconnue ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage. De ce qu’il faille se conformer aux intentions de Dieu ne découle pas que n’importe quelle personne ou institution ait autorité pour s’ingérer dans l’interprétation que fait autrui de ses propres obligations religieuses. Ce principe religieux ne justifie aucune exigence d’une plus grande liberté légale et politique pour soi-même. Les seuls principes qui permettent des revendications à l’égard des institutions sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle. »
Remarquons que Rawls soutient ici que la vérité religieuse doit, d’une certaine manière se soumettre aux principes de justice des sociétés « bien ordonnées » et donc qu’une secte religieuse n’est fondée à se plaindre que si elle-même admet que la loi issu de la « position originelle » est supérieure, de fait, à la loi divine. En tout cas : une secte intolérante n’a aucun droit de se plaindre de l’intolérance.
Deuxième moment : que les intolérants ne puissent pas se plaindre de l’intolérance ne permet nullement de les interdire. « La question, alors, est de savoir si le fait que quelqu’un soit intolérant envers autrui est une raison suffisante pour limiter sa liberté. »
Il peut sembler évident qu’on ait « le droit de ne pas tolérer les sectes intolérantes dans, au moins, une circonstance, à savoir quand [on croit] sincèrement et avec de bonnes raisons que l’intolérance est nécessaire à sa propre sécurité. Ce droit est une conséquence assez évidente puisque, quand la position originelle est définie, chacun serait d’accord sur le droit à la conservation de soi-même. La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence. » Cette réponse laisse cependant ouverte la question de savoir ce que veut dire « croire sincèrement et avec de bonnes raisons ». On peut être sincère et croire qu’on a de bonnes raisons sans que ces raisons soient vraiment bonnes. Et alors il pourrait bien se faire que le lourd appareillage de la théorie procédurale de la justice de Rawls se révèle parfaitement inutile…
Poursuivons : « Puisqu’il ne peut jamais être à l’avantage des hommes, d’un point de vue général, qu’on renonce au droit à la protection de soi-même, la seule question est alors de savoir si ceux qui sont tolérants ont le droit d’imposer des restrictions à ceux qui ne le sont pas, quand ils ne représentent aucun danger immédiat pour les libertés égales des autres. » La réponse de Rawls est claire : « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. » Quand sommes-nous dégagés de ce devoir de tolérance ? Seulement quand la constitution est menacée ! Dans les autres cas, « il n’y a pas de raison de refuser la liberté aux intolérants. »
L’appréciation qui doit être portée repose sur un principe, celui de la « stabilité d’une société bien ordonnée régie par les deux principes. » L’idée de Rawls est que, tant que la menace des intolérants n’est pas directe, on doit faire confiance à l’éducation à la tolérance qui nécessairement se propage dans une société tolérante : « Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles, toutes choses égales par ailleurs, au bout d’un certain temps. Ainsi, même si une secte intolérante apparaissait - à condition qu’elle ne soit pas initialement assez puissante pour pouvoir imposer aussitôt sa volonté ou qu’elle ne se développe pas si rapidement que le principe psychologique n’ait pas le temps d’agir -, elle aurait tendance à perdre son intolérance et à reconnaître la liberté de conscience. » Mais ceci n’est pas garanti. Il y a bien un « dilemme » comme le reconnaît Rawls et donc « La nécessité de limiter la liberté des intolérants pour préserver la liberté dans le cadre d’une juste constitution dépend des circonstances. » Cependant la force et la stabilité des institutions d’une société bien ordonnée fait que « les membres d’une société bien ordonnée sont assez confiants pour ne limiter la liberté des intolérants que dans les cas particuliers où cela est nécessaire pour préserver la liberté égale pour tous elle-même. »
Voici donc la conclusion de Rawls : « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger. Les tolérants ne devraient imposer de restrictions aux intolérants que dans ce cas. Le principe directeur est d’établir une constitution juste avec les libertés des droits civiques égaux. Le juste devrait être guidé par les principes de la justice et non par le fait que l’injuste ne peut se plaindre. »

Les limites de la tolérance

Il me semble que la position de Rawls est à la fois intéressante et boiteuse. En effet, si on s’en tient strictement à la question de la tolérance religieuse, d’une part la philosophie de Rawls contient d’une certaine manière le principe de laïcité. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc un système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un État laïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. » De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Mais il y a plusieurs points qui posent problème.
Le premier de ces problèmes est que les croyances religieuses et les religions sont deux choses différentes. Les croyances sont subjectives et ne concernent que l’individu ; les religions sont des faits sociaux et elles instituent un certain ordre social – le partage entre le profane et le sacré pour reprendre la célèbre analyse de Durkheim. La tolérance vis-à-vis des convictions peut-elle s’accompagner de l’acceptation de la manière dont telle ou telle religion organise l’espace social. Poser la question, c’est y répondre. Peut-on, au nom d’une certaine conception religieuse, exiger la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, par exemple dans les piscines ? Ceux qui s’y refusent doivent-ils être qualifiés d’intolérants alors même qu’à l’évidence les horaires de piscine réservés aux femmes ne constituent pas une menace grave et immédiate contre la constitution ? En réalité, la conception rawlsienne de la tolérance est adaptée à une vision « multiculturaliste », c’est-à-dire communautarisée de la « société bien ordonnée » ?
En second lieu et ceci vaut d’abord pour les religions conquérantes – ce que ne sont ni le bouddhisme ni le judaïsme depuis les débuts de l’ère chrétienne. Un croyant sincère de l’une de ces religions conquérantes doit estimer que son devoir suprême est de convertir les mécréants et donc il doit être prêt au sacrifice pour accomplir ce devoir. Il ne peut pas non plus accepter ce principe qui veut que la loi de la république est la loi suprême. Pour lui, la loi suprême est celle de Dieu et si cette dernière entre en conflit avec la première, il doit donc s’opposer à la loi de la République. Le christianisme a toujours été ambigu sur ce point. D’un côté, il prône la soumission à l’ordre légal – les mauvais princes sont mauvais mais on doit les accepter puisque Dieu leur a permis de régner pour nous punir de nos péchés. Mais d’un autre côté, on trouve une théorie de la guerre sainte chez Augustin. Mais, par exemple, les chrétiens fondamentalistes croient de leur devoir d’empêcher par tous les moyens les IVG. Est-il possible de « tolérer » ce genre de fondamentalisme ? Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme, mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme. Les catholiques obéissent assez peu à l’Église sur des questions aussi essentielles que la  sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu, ils entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.
Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, comme le préconise Rawls, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La  laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la  kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants.  Mais c’est évidemment une tentative insensée : la  laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise.
Bref ce qui est finalement à mettre en cause, c’est la notion même de « tolérance ». Kant se méfiait de la tolérance. Dans Qu’est-ce que le Lumières ?, il écrit : « Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ». La tolérance est un attribut hautain ! Rien de plus juste. La tolérance est celle que pratiquent des États profondément religieux mais qui acceptent que les autres religions mènent leur propre vie. Ce n’est pas un État fondé sur l’égalité et l’égal respect. La tolérance est soit une  relative (comme je l’ai indique dans mon article consacré aux limites de la tolérance) soit un principe pour État religieux libéral. Locke pensait que la tolérance ne pouvait pas d’étendre aux athées, puisqu’on ne pouvait confiance en la parole de gens qui ne craignent pas l’enfer. Les États-Unis sont tolérants mais le président jure sur la Bible et la session du congrès s’ouvre par une prière. Et bien que l’ soit largement majoritaire parmi les universitaires américains, il n’y a aucun sénateur ni aucun gouverneur qui se dise athée…
Il est exact de dire que la laïcité française n’est pas « ouverte » et c’est pourquoi beaucoup de belles âmes veulent une laïcité ouverte vers la tolérance religieuse. Car la laïcité stricte ne tolère pas les religions ; elle se contente de ne pas les reconnaître. La république ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. La république ne reconnaît que des personnes et distingue les citoyens des étrangers. Les « musulmans de France », ça n’existe pas pour un républicain ! Ce refoulement de la religion dans l’espace privé n’est acceptable que pour des religions faibles, des religions qui ont mis beaucoup d’eau dans leur vin de messe.
Tout cela a des conséquences et je n’en citerai qu’une. Notre instruction publique est fondée sur la transmission de savoirs objectifs. Donc un professeur est fondé à enseigner que la théorie de l’évolution de Darwin est vraie, aussi vraie que le mouvement de la Terre ou la mécanique quantique. Faut-il par esprit de tolérance et pour ne pas violer la conscience des jeunes élevés dans la religion musulmane dire que « Darwin, ça se discute » ?

Questions actuelles

Nous sommes évidemment confrontés de plein fouet à ces questions. Pas parce qu’il y aurait en général un « retour du religieux ». Je suis volontiers sur ce point l’argument de Christian Godin (Le soupir de la créature accablée). Cette religion à laquelle nous sommes confrontés n’a plus grand-chose à voir avec la religion analysée par Durkheim. Les différences seraient, en elles-mêmes, un important sujet de méditation. Nous sommes confrontés à un islamisme conquérant et particulièrement violent qui oblige à reposer des questions que l’on croyait réglées.
Avant d’entrer dans notre sujet, il faut d’abord se garder de mettre toutes les religions dans le même sac. Les fondamentalismes se ressemblent dans leurs obsessions (sexuelles en particulier) qu’il s’agisse du fondamentalisme chrétien, musulman ou juif… Mais dans leur rapport avec le politique quand on est sorti du théologico-politique, les différences sont frappantes. Le protestantisme, religieux sans clergé et religion de l’intériorité n’a guère de difficultés à s’adapter à une société laïque. Il accompagne franchement cette « sécularisation » si chère aux anglo-saxons et adopte rapidement les évolutions « sociétales ». Avec le catholicisme, les choses sont plus difficiles. L’Église est le corps du Christ, elle a ses propres lois (comme on l’a vu encore avec l’affaire Barbarin) et, comme depuis 1000 ans, elle est en conflit avec les pouvoirs politiques. Le judaïsme, religion communautaire repliée sur elle-même – elle se transmet par la mère – supporte toutes les conditions politiques pourvu que les Juifs pieux puissent continuer d’observer la Loi. L’islam, comme le catholicisme se veut universel et conquérant. Mais alors que le catholicisme a renoncé à la conquête, sous les formes de l’islamisme, l’islam semble affirmer sa vigueur et met directement en cause l’ordre politique démocratique laïque ou tolérant des sociétés à racines plus ou moins chrétiennes (la France y compris). Quoi qu’il en soit de « l’islam des origines », il y a quelque chose qui distingue fondamentalement l’islam du christianisme. Le mot « islam » veut dire « soumission ». La liberté de l’homme est pour lui une pure et simple hérésie alors que le libre arbitre (cf. Augustin) est le présupposé de la doctrine chrétienne. On pourra dire que tout cela, ce ne sont que des fadaises théologiques, ces fadaises théologiques modèlent les mentalités. Je n’en donnerai que troisexemples. Le chrétien est baptisé sans son consentement, évidemment. Mais il doit renouveler en personne son acte de foi à travers la communion, c’est-à-dire après qu’il a atteint l’âge de raison. Il n’y a rien de tel dans l’islam. L’enfant est musulman et ça ne se discute et s’il abandonne la religion musulmane, il est un apostat qui mérite la mort. Deuxième exemple : après bien des péripéties et des querelles, l’Église a admis le mariage comme sacrement fondé sur le consentement des deux mariés et si la mariée disait « non » le mariage ne pouvait être célébré la jeune femme trouvant protection (comme nonne) dans le sein de « notre sainte mère l’Église. La règle du monde musulman, c’est au contraire le mariage arrangé et la soumission absolue des filles. Bien sûr, les chrétiens pratiquent le mariage arrangé, mais il n’est pas la loi ! Et ça fait une différence importante du point de vue des mentalités. Ne pas vouloir les penser, c’est s’aveugler. Je donnerai encore un autre exemple : le martyre chrétien consent à mourir pour sa foi et se laisse martyriser. Le martyr meurt en tuant les infidèles. Tout cela contribue à forger des caractères assez différents. Les idées religieuses sont des forces sociales.
Je voudrais encore pointer une différence qui n’est pas secondaire. Comme les Juifs, les sectateurs de l’islam sont des fanatiques de la loi formelle : interdits alimentaires, prescriptions concernant le pur et l’impur, rituels simples mais pesants. Et du même coup, le sectateur de l’islam peut difficilement exister et vivre sa foi dans un pays non musulman : il lui faut des bouchers spéciaux, des salles de prière sur le lieu de travail et ainsi de suite. Il ne se mélange pas par le mariage et notamment il se réserve ses filles pour lui. L’endogamie est la règle !
Les difficultés spécifiques de « l’intégration » (comme on dit) ne tiennent pas ou pas seulement au « racisme » des Français ou aux restes du colonialisme, mais bien au choc frontal entre la laïcité républicaine – imposée par la force à l’Église catholique, rappelons-le – et un communautarisme musulman qui ne vit jamais aussi mal que dans une société comme la nôtre, sauf à s’asseoir tranquillement sur l’islam et à se bricoler un petit islam au rabais, qui ne rechigne ni devant une coupe de champagne ni devant notre pratique de la bise entre hommes et femmes qui se connaissent. Beaucoup de nos concitoyens qui se disent musulmans pratiquent cet islam-là et avec eux il n’y a évidemment aucun problème – il faut seulement éviter de servir du porc à table, de barder son rôti de veau avec la pancetta (ce qui est pourtant délicieux) car le dernier tabou qui reste est celui du porc – on ne se demande bien pourquoi car Dieu a sûrement autre chose à faire que s’occuper de ce qu’il y a dans nos assiettes ! L’islam pour ces musulmans-là est une tradition culturelle, une « spiritualité » plus proche du déisme que d’une vraie religion.Et donc le problème de la tolérance est ici un non-problème.
Au-delà de ce problème de fond, il y aujourd’hui la montée de l’islamisme comme idéologie politico-religieuse. On devrait en faire l’histoire et montrer que rien de tout cela n’était inévitable, montrer aussi le rôle que les puissances occidentales ont joué là-dedans, de Lawrence d’Arabie au dépeçage de l’empire ottoman, des accords Roosevelt-Ibn Saoud sur le Quincy en 1945 jusqu’à la création d’Al Qaida et des talibans… L’islamisme – dans toutes ses variantes, des Frères musulmans au salafisme et au wahhabisme, sans parler de ses variantes chiites importées de la contre-révolution de Khomeini – est une idéologie religieuse meurtrière qui exploite le ressentiment contre la modernité en général et s’appuie massivement sur les frustrations sexuelles. C’est cet islamisme qui domine l’UOIF et que propage sous des dehors doucereux le nouveau héros de Plenel, Tariq Ramadan.
Et bien, là nous sommes devant une menace sérieuse et immédiate et nous n’avons aucune raison de tolérer ces gens-là. À leur manière ils sont aussi dangereux que l’étaient les nazis. Et comme les nazis, ils recrutent dans le lumpenproletariat et sont financés par le grand capital pétrolier. Je ne peux pas développer trop mais je vais donner quelques lignes de conduite :
  • cesser de courir après un islam modéré comme M. Cazeneuve qui demande aux Frères musulmans de l’aider dans la lutte contre la « radicalisation » jihadiste. Un peu comme si on faisait faire une descente de caves à un alcoolique pour le soigner.
  • Ne pas céder un pouce de terrain sur la question de la femme et notamment sur la question du « voile ». Pas de fantômes dans nos rues !
  • Cesser de parler des « musulmans de France » et restaurer un enseignement scientifique rigoureux, un enseignement de la culture française et européenne en priorité.
  • Cesser de sous-traiter le maintien de l’ordre aux salafistes comme ces maires qui soutiennent des mosquées salafistes au motif que leur enseignement détourne les jeunes de la drogue. Personnellement je ne serai pas gêné que les prédicateurs salafistes qui n’ont pas la nationalité française soient reconduits à la frontière, en partance pour les pays de leurs rêves, du type de l’Arabie Saoudite.
  • Cesser de parler des Arabes, du monde arabe, etc. Il y a des Égyptiens, des Syriens, des Palestiniens, etc. qui sont des peuples des nations soumises par les Arabes (venus d’Arabie) puis par les Ottomans et enfin par les Européens…
  • Cesser de cirer les babouches des monarques wahhabites. L’indécente légion d’honneur remise au ministre de l’intérieur saoudien n’est presque qu’une anecdote à côté du soutien militaire aux massacreurs des enfants du Yemen. Il faudrait aussi interdire toutes ces fondations qataris qui commencent à proliférer dans les banlieues … et annexement boycotter la coupe du monde de football au Qatar en 2022.
Bref mener une vraie bataille politique et  qui viendrait au secours de tous ces intellectuels comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal qui mènent dans leur pays le combat pour la laïcité et les lumières. Il y aurait un dernier point à développer : celui du rôle des « idiots utiles » de l’islamisme, ces partisans du mariage gay et du « il est interdit d’interdire » qui font de l’islamisme le dernier substitut à un messianisme révolutionnaire disparu. J’ai cité Plenel. Il y en a beaucoup d’autres, du PS au NPA – ce parti est déchiré par la querelle entre les laïques et les islamophiles. Il y a cette pétition d’universitaires contre Kamel Daoud. On se rappellera que Michel Foucault apporta un soutien plutôt enthousiaste à Khomeini. On ne peut s’empêcher de songer à cette constante et consternante adoration des tyrans chez certains de nos intellectuels (Staline ou Hitler, Mao, les islamistes). En tout cas, il n’ plus temps d’être tolérant à l’égard de tous les intolérants.


[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...