mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

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