vendredi 8 mars 2019

Rechercher la vie bonne : Aristote


Primum vivere, deinde philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle vie ?  Voilà la question qui se pose nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote, celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus indispensable que toute autre.
Éthique de la juste mesure tout d’abord : en cela, Aristote résume l’essence de la sagesse grecque. « Rien de trop » était-il écrit sur le temple d’Apollon à Delphes ; et pas seulement « connais-toi toi-même ». Cette juste mesure que l’homme vertueux doit respecter est celle qui évite tout à la fois l’excès et le défaut, tout comme le courage est la juste mesure entre la témérité et la lâcheté, et elle est donc le modèle de toute vertu. Ce qui n’a pas de mesure en revanche, ce qui est immense – au sens étymologique du mot – est cette hybris que la pensée grecque condamne comme le plus grave des manquements à la vertu. Et ce qui n’a pas de mesure, ce qui dépasse la mesure, est proprement le chaos. Le chaos est l’absence de limites (l’apeiron) et du même coup l’absence de forme, l’informe. C’est pourquoi les Grecs, comme le note Hegel, vouaient un culte au fini. Est-ce à dire que les Grecs ignoraient la démesure ? Au contraire. Ils connaissaient bien cette tentation à laquelle ils n’échappèrent guère : leurs héros en témoignent. Platon et Aristote perçurent tôt – mais ils ne sont pas les premiers – les ravages que produit l’accumulation illimitée de la puissance – la tyrannie est de tous le pire des régimes – et de l’argent – la chrématistique, art de faire de l’argent avec de l’argent est « contre nature ». Comment contrer cette tendance des hommes à dépasser la mesure, à vouloir plus que son dû, à tomber dans la pléonexie ? Les solutions ne sont pas toujours très claires et l’expulsion des commerçants et de tout trafic hors de la cité, ainsi que Platon l’expose dans Les Lois, ne semble ni très réaliste, ni vraiment apte à enrayer l’influence de l’argent, puisque Platon doit admettre qu’on laisse s’enrichir les classes viles. À ceux qui proposent de niveler les fortunes, Aristote répond que ce sont les appétits qu’il faut contenir et c’est seulement l’éducation qui le peut. Faut-il dire que nous sommes confrontés aux mêmes questions mais avec une intensité bien plus élevée ? Mais le plus grave est l’illimité devenu une norme sociale et morale partagée par la plupart des sociétés modernes. La chrématistique que dénonçait Aristote est élevée au rang de valeur suprême à laquelle tous les gouvernements doivent consacrer leurs efforts. L’éducation morale des jeunes gens est elle aussi guidée par cette règle impérative de l’accumulation illimitée de richesse, comme les États et les grandes entreprises cherchent l’accumulation illimitée de puissance. Alors que les Grecs désignaient les hommes du nom de mortels, on va même jusqu’à promettre aux hommes l’immortalité, Laurent Alexandre et Google s’en font les prophètes. Mais si l’illimité est le chaos, il s’apparente étroitement à la croissance du désordre (croissance de l’entropie) et donc à la mort.
Retrouver le sens de la juste mesure, c’est maintenant presque une question de vie ou de mort. Réapprendre que, dès lors que nous pouvons mener une vie honnête, une vie décente, l’accumulation de biens nous devient totalement superflue, n’oubliant jamais que nombre de ces choses, dont nous sommes si contents, correspondent à des désirs vains et qu’elles ne nous procurent aucune vraie jouissance, mais surtout de la frustration et nous entraînent dans la course effrénée au « toujours plus ». Retrouver la juste mesure entre l’absence de liberté et la liberté sans règle, voilà encore ce qu’appelle notre condition « post-moderne », pris que nous sommes entre le triomphe de l’individu-roi tout-puissant et le développement tentaculaire d’une société de surveillance qui met en coupe réglée jusqu’au plus intime.
En second lieu, Aristote nous offre une éthique sociale, pour parler vite, trop vite. De bout en bout, la pensée d’Aristote est insérée dans la communauté politique. L’homme est un zoon politikon (un vivant citoyen !) et la politique commande l’éthique. L’éthique, nous dit Aristote au début de l’Éthique à Nicomaque, est une science subordonnée à cette science architectonique qu’est la science politique. Les vertus morales sont les habitudes que doivent acquérir les hommes en vue de préserver le bien le plus précieux qu’est la cité, car elle est la condition de notre survie. Mais en préservant le bien commun qu’est la cité, nous choisissons par là-même notre propre bien. De ce point de vue il ne peut y avoir de contradiction entre le bien commun et ce que l’individu peut raisonnablement vouloir pour lui-même. Si la vertu est une disposition acquise par habitude, l’éducation à la vertu ne peut être que celle que donnent de bonnes lois. En obéissant aux lois, on apprend à être juste, comme en allant au combat on apprend le courage. Mais cela suppose aussi que le gouvernement appartienne d’abord aux lois dont les gouvernants ne sont que les serviteurs. Et pour être bonnes, ces lois doivent recueillir le consentement des citoyens, une bonne loi étant une loi juste qui permet que personne ne soit lésé et que chacun puisse recevoir ce qui lui est dû.
Parce que l’homme ne peut vivre seul – un homme qui vivrait naturellement en solitaire ne serait pas un homme mais une bête ou un dieu – Aristote fait de l’amitié une vertu, parce que, sous toutes ses formes, elle nous lie les uns aux autres. L’amitié des époux, l’amitié des parents et des enfants, l’amitié des groupes de jeunes, mais aussi l’amitié des sages, unis par la communion des pensées qui en est la plus haute forme. Toutes ces formes d’amitiés concourent à ce que tous les citoyens soient unis par cette amitié civique que la République nomme, depuis 1789, fraternité.
Au moment où chacun estime être en toutes choses son seul juge et exige que ses désirs soient satisfaits, le retour à la pensée aristotélicienne d’un ethos communautaire nous aiderait peut-être à démêler les fameuses questions « sociétales » qui ont envahi l’espace public au point de l’obstruer. C’est cette voie qu’explore Michael Sandel, notamment dans Justice, son ouvrage qui a connu un grand succès public. Face à l’individualisme qui rend si difficile et si désolante la vie sociale, dans une société où chacun est le concurrent, voire l’ennemi, de chacun, rappeler le primat du bien commun, rappeler qu’il n’y a pas de république possible sans que les citoyens ne partagent un certain nombre de valeurs, voilà qui serait certainement salutaire.
Enfin Aristote est, par excellence, le penseur de l’à-peu-près, du flou, des frontières mouvantes. Sur chaque question, il commence par faire le tour des opinions, des thèses soutenues par les autres penseurs et laisse volontiers ouvertes les questions auxquelles il tente de répondre. Ainsi, si la justice consiste à attribuer à chacun selon son mérite, il précise immédiatement que l’on ne s’accorde généralement pas sur ce qu’est le mérite, aristocrates et démocrates ont des idées différentes du mérite. On peut s’entendre facilement sur des règles mais leur interprétation pose toujours de nombreux problèmes. Et c’est pourquoi l’application stricte des principes ne suffit jamais. Si est juste ce qui obéit aux lois, il y a quelque chose de plus que la justice qu’Aristote nomme équité. L’application rigoureuse du principe à un cas particulier peut conduire à la plus grande injustice ; il faut que l’homme juste soit capable de corriger la règle pour l’appliquer au cas particulier qu’il a sous les yeux. Il y a peu encore on parlait de la doctrine du « bon juge », celui dont le bon jugement peut faire jurisprudence comme ce juge qui décréta que voler pour nourrir ses enfants quand on n’a pas vraiment d’autre solution, ce n’est pas voler. Ainsi la loi doit être d’une certaine manière flexible, à condition qu’il y ait des individus de haute valeur morale aptes au jugement réfléchi. Évidemment tout cela ne colle pas du tout avec la conception purement procédurale de la justice qui, progressivement, s’est instaurée dans la pratique du droit dans la société contemporaine. Il est vrai que l’équité ne peut plus avoir beaucoup de place dans la justice quand on imagine que les jugements pourraient être rendus par une machine équipée d’un logiciel dit « d’intelligence artificielle ».
Le bonheur est un mot galvaudé, au mieux un « idéal de l’imagination », ainsi que le disait Kant. Il n’est pas utile de lire Aristote pour être heureux si le bonheur réside dans l’abondance des plaisirs, dans l’accumulation de la richesse ou tout ce que l’on voudra, puisque dans nos sociétés, chacun doit pouvoir être heureux à sa façon, sans que personne ne vienne lui faire de remontrances. En lisant Aristote, en revanche, on peut se faire une idée et même un concept de la « vie bonne », c'est-à-dire la vie que devrait rechercher tout homme qui vit sous la conduite de la raison. Je ne saurai dire jusqu’à quel point nous pouvons encore être aristotéliciens aujourd’hui, et l’apport des autres Grecs anciens (épicuriens et stoïciens) est fort précieux, sans oublier mon cher Spinoza dont la méditation réjouit l’âme de qui s’abandonnerait à la mélancolie. Mais il faut toujours revenir à Aristote, celui que Marx, qui l’admirait par-dessus tout, appela « l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque. »
Denis Collin – 7 mars 2019

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