Primum vivere, deinde
philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein
de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle
vie ? Voilà la question qui se pose
nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une
vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener
une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment
humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations
des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit
devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont
laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote,
celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles
proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien
difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun
doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique
aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la
justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique
sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en
train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de
ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en
éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen
philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse
toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au
mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus
indispensable que toute autre.
Retrouver le sens de la juste mesure, c’est maintenant
presque une question de vie ou de mort. Réapprendre que, dès lors que nous
pouvons mener une vie honnête, une vie décente, l’accumulation de biens nous
devient totalement superflue, n’oubliant jamais que nombre de ces choses, dont
nous sommes si contents, correspondent à des désirs vains et qu’elles ne nous
procurent aucune vraie jouissance, mais surtout de la frustration et nous
entraînent dans la course effrénée au « toujours plus ». Retrouver la
juste mesure entre l’absence de liberté et la liberté sans règle, voilà encore
ce qu’appelle notre condition « post-moderne », pris que nous sommes
entre le triomphe de l’individu-roi tout-puissant et le développement
tentaculaire d’une société de surveillance qui met en coupe réglée jusqu’au
plus intime.
En second lieu, Aristote nous offre une éthique sociale,
pour parler vite, trop vite. De bout en bout, la pensée d’Aristote est insérée
dans la communauté politique. L’homme est un zoon politikon (un vivant citoyen !) et la politique commande
l’éthique. L’éthique, nous dit Aristote au début de l’Éthique à Nicomaque, est
une science subordonnée à cette science architectonique qu’est la science
politique. Les vertus morales sont les habitudes que doivent acquérir les
hommes en vue de préserver le bien le plus précieux qu’est la cité, car elle
est la condition de notre survie. Mais en préservant le bien commun qu’est la
cité, nous choisissons par là-même notre propre bien. De ce point de vue il ne
peut y avoir de contradiction entre le bien commun et ce que l’individu peut
raisonnablement vouloir pour lui-même. Si la vertu est une disposition acquise
par habitude, l’éducation à la vertu ne peut être que celle que donnent de
bonnes lois. En obéissant aux lois, on apprend à être juste, comme en allant au
combat on apprend le courage. Mais cela suppose aussi que le gouvernement
appartienne d’abord aux lois dont les gouvernants ne sont que les serviteurs.
Et pour être bonnes, ces lois doivent recueillir le consentement des citoyens,
une bonne loi étant une loi juste qui permet que personne ne soit lésé et que
chacun puisse recevoir ce qui lui est dû.
Parce que l’homme ne peut vivre seul – un homme qui vivrait
naturellement en solitaire ne serait pas un homme mais une bête ou un dieu –
Aristote fait de l’amitié une vertu, parce que, sous toutes ses formes, elle
nous lie les uns aux autres. L’amitié des époux, l’amitié des parents et des
enfants, l’amitié des groupes de jeunes, mais aussi l’amitié des sages, unis
par la communion des pensées qui en est la plus haute forme. Toutes ces formes
d’amitiés concourent à ce que tous les citoyens soient unis par cette amitié
civique que la République nomme, depuis 1789, fraternité.
Au moment où chacun estime être en toutes choses son seul
juge et exige que ses désirs soient satisfaits, le retour à la pensée
aristotélicienne d’un ethos
communautaire nous aiderait peut-être à démêler les fameuses questions
« sociétales » qui ont envahi l’espace public au point de l’obstruer.
C’est cette voie qu’explore Michael Sandel, notamment dans Justice, son ouvrage qui a connu un grand succès public. Face à
l’individualisme qui rend si difficile et si désolante la vie sociale, dans une
société où chacun est le concurrent, voire l’ennemi, de chacun, rappeler le
primat du bien commun, rappeler qu’il n’y a pas de république possible sans que
les citoyens ne partagent un certain nombre de valeurs, voilà qui serait
certainement salutaire.
Enfin Aristote est, par excellence, le penseur de l’à-peu-près,
du flou, des frontières mouvantes. Sur chaque question, il commence par faire
le tour des opinions, des thèses soutenues par les autres penseurs et laisse
volontiers ouvertes les questions auxquelles il tente de répondre. Ainsi, si la
justice consiste à attribuer à chacun selon son mérite, il précise
immédiatement que l’on ne s’accorde généralement pas sur ce qu’est le mérite,
aristocrates et démocrates ont des idées différentes du mérite. On peut
s’entendre facilement sur des règles mais leur interprétation pose toujours de
nombreux problèmes. Et c’est pourquoi l’application stricte des principes ne
suffit jamais. Si est juste ce qui obéit aux lois, il y a quelque chose de plus
que la justice qu’Aristote nomme équité. L’application rigoureuse du principe à
un cas particulier peut conduire à la plus grande injustice ; il faut que
l’homme juste soit capable de corriger la règle pour l’appliquer au cas
particulier qu’il a sous les yeux. Il y a peu encore on parlait de la doctrine
du « bon juge », celui dont le bon jugement peut faire jurisprudence
comme ce juge qui décréta que voler pour nourrir ses enfants quand on n’a pas
vraiment d’autre solution, ce n’est pas voler. Ainsi la loi doit être d’une
certaine manière flexible, à condition qu’il y ait des individus de haute
valeur morale aptes au jugement réfléchi. Évidemment tout cela ne colle pas du
tout avec la conception purement procédurale de la justice qui,
progressivement, s’est instaurée dans la pratique du droit dans la société
contemporaine. Il est vrai que l’équité ne peut plus avoir beaucoup de place
dans la justice quand on imagine que les jugements pourraient être rendus par
une machine équipée d’un logiciel dit « d’intelligence
artificielle ».
Le bonheur est un mot galvaudé, au mieux un « idéal de
l’imagination », ainsi que le disait Kant. Il n’est pas utile de lire
Aristote pour être heureux si le bonheur réside dans l’abondance des plaisirs,
dans l’accumulation de la richesse ou tout ce que l’on voudra, puisque dans nos
sociétés, chacun doit pouvoir être heureux à sa façon, sans que personne ne
vienne lui faire de remontrances. En lisant Aristote, en revanche, on peut se
faire une idée et même un concept de la « vie bonne », c'est-à-dire
la vie que devrait rechercher tout homme qui vit sous la conduite de la raison.
Je ne saurai dire jusqu’à quel point nous pouvons encore être aristotéliciens
aujourd’hui, et l’apport des autres Grecs anciens (épicuriens et stoïciens) est
fort précieux, sans oublier mon cher Spinoza dont la méditation réjouit l’âme
de qui s’abandonnerait à la mélancolie. Mais il faut toujours revenir à
Aristote, celui que Marx, qui l’admirait par-dessus tout, appela
« l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque. »
Denis Collin – 7 mars 2019
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