Sur le moyen terme, nous avons connu depuis la Seconde
Guerre Mondiale une première phase d’une trentaine d’années (et même un peu
plus), marquée par la domination d’un capitalisme « organisé », dont
l’État providence garantissait à la fois la stabilité économique et l’ordre
politique – l’État providence apparaissait comme la réponse adéquate à la
menace « communiste » russe ou chinoise. La crise de la domination
des États-Unis, actée par la déclaration de Nixon le 15 août 1971 sur la
non-convertibilité du dollar qui n’était plus « as good as gold »,
engageait une nouvelle voie que devaient emprunter les différents gouvernements
(Callaghan puis Thatcher en Grande-Bretagne, Carter puis Reagan aux États-Unis)
et que l’on a appelée « néolibéralisme », une voie fondée sur le
« tout marché », la dislocation des systèmes de l’État-Providence et
un développement irrésistible du commerce mondial, des
« délocalisations » et de la division mondiale du travail. La crise
des « subprimes » en 2008 a
mis à jour les failles de cette nouvelle régulation « néolibérale »
et précipité un mouvement de « démondialisation », d’abord dans les
esprits – la « mondialisation heureuse » a vécu – et dans l’ordre
économique et politique avec le retour des politiques protectionnistes, la
dénonciation de plusieurs traités importants et même la menace américaine de
quitter l’OMC.
Cette crise trentenaire de la régulation capitaliste
mondiale se double d’un ébranlement à long terme des structures politiques et
idéologiques, sur la base desquelles s’était développé ce qu’il faut bien
appeler le cours de l’histoire universelle, puisque c’est précisément le
capitalisme qui a « mondialisé » l’humanité, en a fait une communauté
effective et lui a donc donné une histoire commune, universelle. Du début des
temps modernes à nos jours, le développement économique est allé de pair avec
le développement de la technoscience et la poussée démographique. Cette triple
poussée allait servir ou devait servir le plus grand bien de tous, élargissant
sans cesse le domaine de la liberté et d’une égalité, qui était vue comme une
sorte d’homogénéisation de l’espèce humaine. Les idées politiques se sont
modelées peu ou prou sur cette ligne, la gauche accaparant le monopole du
« progressisme » et du « parti du mouvement » pendant que
la droite défendait le « parti de l’ordre » et le poids des hiérarchies
naturelles. Les crises majeures qu’ont été les deux guerres mondiales ont été
réduites au rang d’accidents de parcours que la mondialisation croissante
devait interdire à l’avenir.
Mais toute cette vision du monde est aujourd’hui si ébranlée
que des pans entiers sont en train de s’effondrer. Remarquons d’abord que le
progressisme est mis à mal. On a de plus en plus de mal à croire que demain
sera meilleur qu’aujourd’hui. Fondée ou non, la panique climatique est
révélatrice d’un état d’esprit. Les remèdes proposés pour sauver le climat sont
d’ailleurs si ridicules qu’il vaudrait mieux que les scientifiques du GIEC se
soient trompés lourdement ! Quand on entend des adolescents prôner les « petits
gestes » (j’arrête le nutella et demain la viande) pour culpabiliser les
générations antérieures, on hésite entre le rire et les larmes du désespoir. On
s’est longtemps demandé quel monde nous allions laisser à nos enfants et
maintenant on doit se demander quels enfants nous laissons au monde. Mais tout
ce spectacle de la « lutte pour le climat » doit être pris pour un
symptôme névrotique au sens freudien, une manière camouflée d’exprimer ce qui
taraude l’inconscient de nos sociétés. Et ce qui nous fait souffrir, c’est
cette blessure narcissique que notre moi progressiste s’est vu infliger. La
société « liquide » des individus désaffiliés est une impossibilité et
tout le monde le sait. On ne pourra pas multiplier par 6 ou 7 la population
mondiale au cours du prochain siècle, les ressources sont limitées et les
champs d’investissements nouveaux se feront rares, quand l’Afrique aura été
entièrement soumise à la division mondiale du travail.
En second lieu, l’homme qui se fait lui-même est à bout de souffle.
Le soixante-huitard (caricatural) avait prôné la liquidation du père,
c'est-à-dire l’abolition de l’ordre symbolique, pour parler en termes
lacaniens. Le nouveau féminisme et la théorie du genre proposent l’abolition du
réel, c'est-à-dire de la mère. Il ne reste plus que le moi imaginaire, adonné à
la mortelle culture du narcissisme, le moi « délié », affranchi de
tous les « déterminismes », comme l’avait demandé un ancien ministre
de l’Education qui n’est plus nationale. Le mouvement né de la prétendue
révolution sexuelle doit pédaler toujours plus vite et plus loin pour se
maintenir debout. Mais il apparaît de plus en plus clairement que loin d’être
une libération, elle est bien ce que Marcuse avait analysé comme une « désublimation
répressive », afin que la sexualité « libérée » soit mise au
service du principe de rendement, propre au mode de production capitaliste. Mais
tout cela est en train de se renverser et les « nouveaux
réactionnaires » se multiplient et commencent à se faire entendre. La
toute-puissance infantile de celui qui prétend se choisir et choisir ses
enfants comme des productions en magasin est si mortifère que le corps social
secrète les antidotes nécessaires.
En troisième lieu, le désenchantement du monde n’a pas produit
une cohabitation tolérante, mais réveillé la guerre des dieux. L’inquiétante
autant qu’incontestable poussée islamiste, qui est loin de se limiter aux
manifestations paroxystiques des djihadistes, n’est pas l’ultime sursaut que
provoquerait l’entrée du monde musulman dans la modernité – thèse soutenue par
Emmanuel Todd et justement réfutée par Jean Birnbaum dans La religion des faibles.
L’islamisme est parfaitement moderne et maitrise tous les moyens de la
technologie pour étendre son influence et son emprise sur les âmes autant que
sur les corps. Même les salafistes ont des téléphones portables ! La
tolérance des multiculturalistes branchés n’est qu’une condescendance à peine
cachée à l’égard des musulmans, mais ceux-là vont bientôt commencer à mesurer
les effets de la tolérance à l’égard des intolérants.
Les marqueurs politiques et moraux traditionnels sont balayés
par ce changement de période historique. Au-delà des politiciens qui ont su
s’en emparer, se font jour nécessairement les aspirations à la défense de ce
qui a constitué jusqu’à présent les cadres de la vie sociale, les cadres dans
lesquels on pouvait revendiquer une vie décente. Le prétendu
« populisme » recouvre une bonne partie de ces aspirations. Les
citoyens veulent un État (et non une « gouvernance mondiale »), un
État protecteur de la communauté nationale et apte à garantir la sûreté des
perspectives de vie. Si le mot d’ordre du capitalisme absolu de notre époque
est « familles, je vous hais ! », la famille assiégée pourrait
bien apparaître de plus en plus comme « un refuge dans ce monde impitoyable »
(Lasch). Les frontières nationales sont les murs qui soutiennent le monde,
disait Hannah Arendt. Il devient urgent de retrouver un cadre plus limité que
la mondialisation pour maintenir la possibilité d’un monde commun, ce qui
n’apparaîtra paradoxal qu’à ceux qui n’ont pas compris que l’absence de
frontières, c'est-à-dire l’illimité, produit le chaos. Des idées « de
droite » deviennent ainsi des moyens de résistance à l’emprise croissante
de la marchandise et du capital et des idées « de gauche » deviennent
les revendications du capital transnational. Les réalignements politiques sont
déjà engagés. Les réalignements intellectuels sont en cours. Dans ce moment où
le vieux ne cesse de mourir et où le nouveau peine à émerger, le pire peut
surgir. Mais aussi l’urgence du meilleur, tant est-il que les hommes font
eux-mêmes leur propre histoire.
Denis Collin – le 20 mars 2019
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