vendredi 1 mars 2019

Histoire et instrumentalisation de la mémoire


On confond trop souvent l’histoire et la mémoire, assimilant l’histoire à notre mémoire collective. Pourtant histoire et mémoire sont, à bien des égards, antinomiques. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, c’est la possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.

La mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne elle aussi à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
La mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle est ce par quoi l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement pensée à partir du présent – la mémoire, c’est toujours le passé au présent. Il en va de même de la mémoire collective. Ce dont les communautés historiques gardent la trace, c’est qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective, c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un récit dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique : la vérité des événements passés réside dans le présent. La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit, précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire orientée vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en fonction du présent.
La mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images – elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même avec la mémoire collective qui fonctionne par images (les images d’Épinal !). L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus historique.
Peut-on aller jusqu’à la thèse de Pierre Nora pour qui « L'histoire est dé-légitimation du passé vécu. » ? Sans doute pas.
Confondre histoire et mémoire, c’est à la fois se tromper sur la nature de la mémoire – qui n’est pas un enregistrement des faits dans un grand livre des faits – et sur la nature de l’histoire qui doit être une science sociale, qui est même peut-être la science sociale maîtresse (« il n’y a de science que l’histoire » a écrit un jour Marx) car il n’y a ni sociologie ni économie sensée qui ferait l’impasse sur l’histoire et l’historicité même de leurs objets.
La difficulté commence quand – et c’est inévitable – l’histoire vient forger la mémoire. L’enseignement de l’histoire est devenu le pilier de ce que qui forge cette mémoire collective si bien analysée par Maurice Halbwachs. Depuis que l’école a commencé de jouer un rôle central dans la formation de la mémoire et de l’identité collectives, l’histoire est devenue un élément central de la constitution de cette mémoire. Du même coup, l’histoire a été instrumentalisée au service d’une mémoire nationale politiquement orientée. C’est ainsi que l’histoire a été transformée en fabrication du « roman national », en usine à produire des mythes, en machinerie de légitimation des pouvoirs.

L’histoire falsifiée

On peut commencer par le plus simple : la falsification historique. Les régimes totalitaires, s’ils n’en sont pas les inventeurs, l’ont portée à des sommets. On connaît tous l’histoire de la photo sur la place rouge en 1920 et de trafics successifs dont elle a été l’objet. Sur l’original, Lénine et à la tribune et au pied de la tribune figure le général vainqueur, Trotski. Sur les photos de l’ère stalinienne, Trotski a disparu – sa disparition sur la photo préparait sa disparition physique et son assassinat près de Mexico en 1940.
Faire disparaître témoins et témoignages est aussi une manière assez radicale d’organiser la falsification de l’histoire. Par exemple, les nazis se sont ingéniés à empêcher qu’il existe des documents témoignant de la réalité des camps de concentration et d’extermination. C’est très curieux dans ce régime maniaque de la bureaucratie d’État et de l’enregistrement de tous les humains numérotés. Cette organisation systématique pour empêcher l’existence de documents qui pourraient accuser le régime est d’ailleurs réutilisée par les négationnistes – c'est-à-dire ceux qui nient l’existence des chambres à gaz.
 Hannah Arendt rapporte ceci : « Durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la république de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens du futur penseront de ce problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. » Clemenceau se trompait. Un film américain (La liste de Schindler) a pu représenter les armées des USA libérant Auschwitz, alors que bien sûr c’est l’Armée Rouge qui l’avait libéré, ce que devrait savoir tout lycéen qui a un peu étudié la Seconde Guerre Mondiale. Mais ça n’a rien coûté à Spielberg et au cours des trois ou quatre dernières décennies on a peu à peu effacé le rôle de l’Union Soviétique dans la lutte contre le nazisme – au point que les enquêtes d’opinion montrent que la plupart de nos contemporains attribue aux USA l’essentiel dans cette lutte. La mémoire défait l’histoire.

Mythe des origines

Après l’histoire falsifiée, venons-en à l’histoire mythifiée et d’abord au mythe des origines. Chaque peuple, chaque civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses lois, de ses mœurs ou de sa langue. La recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que le montre Claude Nicolet, la question des origines fut l’objet d’une longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique. La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des « germains ») et tenait les paysans et plus généralement les roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la fin du XIXe siècle, notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon III de faire de Vercingétorix un héros national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la nation. Que la nation soit une nation gauloise et non une nation issue des peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique objective.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce roi des Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig », c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une nation que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la nation ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !

Réinventions et variations

L’instrumentalisation de l’histoire procède également par variations des interprétations qui permettent de réinventer l’histoire en fonction des besoins politiques du moment. On apprend maintenant cela aux élèves de Terminale, que l’on tente (un peu imprudemment peut-être !) d’initier aux mystères de l’historiographie, puisque l’histoire de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est à leur programme. Ainsi, l’histoire de la France entre 1940 et 1944 a-t-elle subi des transformations importantes. On a commencé par l’histoire héroïque : la France était résistante, à l’exception d’une poignée de collaborateurs pétainiste. Défendue par les partis de la résistance, gaullistes, communistes, et autres, cette version ne résistait guère à l’examen et il eut été judicieux de méditer deux textes essentiels du grand historien français Marc Bloch, L’étrange défaite et Apologie pour le métier d’historien. Quand fut venu le temps de la défense du pétainisme, on décreta que les Français avaient tous été des « collabos », à l’exception peut-être d’une poignée de valeureux résistants dont les motivations elles-mêmes étaient loin d’être pures ! Ainsi Henri Amouroux, historien très médiatique en ces temps-là publia-t-il en 1977 Quarante millions de pétainistes qui apportait de l’eau à ce moulin – il est vrai qu’entre temps De Gaulle était mort et que Giscard d’Estaing avait été élu président de la république. La vérité était peut-être entre les deux.
Il est d’autres reconstructions qui méritent le détour. Quand on parle du régime parlementaire aujourd’hui et qu’on se hasarde à le défendre, immédiatement montent les clameurs : « tu veux revenir à ce régime impuissant et chaotique » et nos contradicteurs d’opposer au marécage parlementaire la forte action et la cohérence de l’État sous la Ve république. La vérité historique est un peu différente de ce que croit la mémoire collective : c’est la IVe république qui a lancé pratiquement tous les grands chantiers de « modernisation » du pays et De Gaulle a surtout inauguré des réalisations lancées bien avant lui : le nucléaire, le Concorde, toute la modernisation industrielle du pays, on les doit d’abord à cette fragile IVe République. On est tellement obnubilé par cette prétendue faiblesse du parlementarisme qu’on oublie que la IIIe République fut aussi un régime parlementaire aux gouvernements parfois éphémères et qui pourtant accomplit une œuvre gigantesque ; on a oublié que le parlementarisme fait nation, c’est la Grande-Bretagne qui n’a pas été spécialement faible face à l’épreuve de la guerre ; on a oublié que nos voisins allemands et italiens, tous parlementaristes, se sont aussi bien redressés que nous des épreuves de la Seconde Guerre Mondiale… Mais tous ces arguments ne peuvent pas grand-chose : la « mémoire » collective forgée par la Ve république s’est largement imposée.

Récit et roman

La mémoire raconte des histoires, elle met en intrigue. Nous savons bien comment notre propre mémoire individuelle nous trahit et reconstitue les faits à sa propre sauce. Ricoeur parle de la « mise en intrigue » et considère que l’histoire, in fine, est cette mise en intrigue, qu’elle constitue un récit. Les longues comparaisons qu’il fait entre le récit « tout court » et le récit historique disent bien de quel côté va son cœur et combien il est méfiant à l’égard de la construction de l’histoire comme science sociale dans le sens de l’école de Annales. Le Retour de l’Évènement qu’il défend se veut n’être pas une régression par rapport à l’école des Annales, mais il n’est pas certain que ce retour de l’événement apporte quoi que ce soit à la connaissance historique.
Évidemment, une histoire qui ignorerait l’événement manquerait de chair et manquerait quelque chose d’important, la rupture, l’inattendu dans le cours de l’histoire qui ne saurait se réduire à l’histoire longue, cette histoire presqu’immobile dont parlait Braudel.  Mais l’événement ne s’inscrit historiquement que dans cette historie longue et il n’est vraiment intéressant du point de vue historique que par la place qu’il prend dans la mémoire collective. Je ne prends qu’un exemple. Pendant très longtemps, et peut-être encore maintenant, l’histoire française de l’après-guerre faisait l’impasse sur un événement important, le 8 mai 1945. Noyé sous l’événement capital qu’est la capitulation officielle de l’Allemagne nazie et donc la victoire des Alliés, la répression par l’armée française de la manifestation des Algériens à Sétif ne fait pas partie de notre mémoire. Par contre, la répression de Sétif fait pleinement partie de la mémoire algérienne pour qui elle marque la rupture décisive avec la France. L’historien considérera ces mémoires différentes comme de données essentielles pour comprendre l’abime qui demeure encore aujourd’hui entre les deux pays.
Nous mémorisons mieux les récits surtout épiques que nous n’apprenons l’histoire. Et de ce point de vue, une large part de l’histoire grand public n’est guère plus sérieuse que les romans historiques de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas ! Avec le talent et le plaisir du lecteur en moins. Nous nous souvenons des petites histoires du « Grand siècle », des exploits guerriers ou des massacres mais qui apprend que pendant tout ce siècle des territoires plus ou moins vastes du pays ont été en proie à des soulèvements paysans très importants ? Pourtant cette mémoire des « croquants », des héritiers des « jacques » du XIVe, donne une toute autre couleur à notre « roman national ». Mais les croquants, on en fait rarement des bonnes histoires, sauf celle de Jacquou le Croquant, roman populaire du XIXe qui avait fait les belles heures de la RTF quand Stellio Lorenzi y officiait encore, et cette histoire se passe bien après, au XIXe après la fin de l’Empire napoléonien.

Devoir de mémoire ?

Dernier mot. Beaucoup de gens et en particulier beaucoup d’élèves sont persuadés que l’on enseigne l’histoire parce que nous aurions un « devoir de mémoire ». Peut-être avons-nous un devoir civique de commémoration, mais un devoir de mémoire, c’est beaucoup plus douteux si l’on entend cette expression en son sens strict. Le devoir de mémoire pourrait aussi aisément tomber dans la pure et simple propagande, comme lorsque l’on a voté un certain nombre de « lois mémorielles » qui au fond prétendent donner au législateur le soin de définir la vérité historique. Je voudrais rappeler que des historiens aussi incontestables que Pierre Vidal-Naquet, dont les parents juifs ont été déportés à Auschwitz se sont fermement opposés à l’adoption de lois pénalisant le « révisionnisme » ou le « négationnisme », considérant que les historiens étaient assez grands pour combattre ces inepties et qu’il n’était nul besoin de transformer le « devoir mémoire » en obligation juridique, procédé qui jusqu’à présent était surtout réservé aux États totalitaires. L’abus de la mémoire nuit gravement à la santé : on l’a vu quand ont commencé à être promulguées des lois mémorielles au sujet de la traite des Noirs. Des historiens ont été poursuivis devant les tribunaux pour n’avoir pas exactement partagé les idées courantes sur la traite, rappelant que la traite la plus longue et peut-être la plus ravageuse (en raison même de sa longueur) n’a pas été celle de ces horribles Européens pratiquant le commerce triangulaire après avoir pris livraison de leur « marchandise » au Sénégal, mais la traite arabe qui d’ailleurs a trouvé ensuite un débouché auprès des acheteurs européens… et sans oublier dans cette affaire le rôle des royaumes africains qui n’étaient pas les derniers à capturer les Africains pour le revendre…

Pour conclure, quelle place à la mémoire collective ?

Une fois histoire et mémoire clairement séparée, il reste une place très importante à la mémoire collective, que l’on pourrait décrire en reprenant la distinction de Bergson entre mémoire-reproduction et mémoire-image. Cette mémoire collective, elle en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers des images et des mythes qui nous hantent, des références partagées, dans la trame même de la langue – le latin, par exemple, est une langue vivante !
La mémoire se présente d’abord comme transmission d’habitus, pour parler comme les sociologues. Après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux ! Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont dans la politique ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes, encore défendus aujourd’hui par une association.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle, elles rendent possible la vie politique et sociale et par conséquent la vie, tout court ! Elles sont aussi indispensables à l’existence d’une communauté de vie et de destin, si l’on peut reprendre la définition précise de la nation par Otto Bauer.
1er mars 2019

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