jeudi 28 février 2019

Pour Hegel

Prolégomènes à la lecture des Principes de la philosophie du droit

Ces lignes sont écrites en vue d’une étude plus approfondie des Principes de la philosophie du Droit. Il s’agit du prologue à un travail plus développé qui viendra par la suite.

Hegel, mort en 1831, est le représentant abouti de toute la tradition de la philosophie moderne des XVIIe/ XVIIIe siècles et parce que, en même temps, il en exprime avec le génie qui lui est propre les impasses et la crise et ouvre de pistes radicalement nouvelles comme j’essaierai de le montrer.
La doxa, ou pour parler comme Marx, l’idéologie dominante, a tendance à traiter Hegel en « chien crevé ». Mal remis d’avoir été considéré comme l’inspirateur de Marx, dénoncé par les marxistes comme apologistes de l’État prussien, il est même devenu le père putatif du totalitarisme du xxe siècle ! Dure situation !
Il faut dire que Hegel a tout fait pour se mettre dans cette mauvaise situation.
·         Ses textes sont souvent obscurs – il faudrait étudier ici ce qui lui est propre et ce que revient au nécessaire camouflage vis-à-vis de la censure prussienne. En tout cas, ils ont souvent besoin d’une sorte de « double traduction » !
·         Il ne résiste guère à la tentation de faire rentrer tous les faits dans le lit de Procuste de sa logique dialectique – c’est particulièrement criant dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire.
·         Et surtout ses disciples connus ont mauvaise réputation : pour partie, ceux qu’on appelle la « droite hégélienne », ils vont effectivement devenir les apologistes de l’État prussien et seront peu connus pour leurs idées libérales. Quant à la gauche hégélienne, elle sera surtout représentée par le marxisme et par Marx – bien que la thèse officielle d’une continuité, même « dialectique », entre Hegel et Marx soit extrêmement discutable. Les pires, ce sont ces hégéliens qui comme le philosophe italien Giovanni Gentile ont été tenté par Marx pour finir comme intellectuels et éventuellement dirigeants fascistes – Gentile fut le ministre de l’éducation de Mussolini.
·         En ce qui concerne la situation française, il faut remarquer la réception finalement très tardive de Hegel. On dirait bien sûr que Victor Cousin, le grand organisateur de l’enseignement philosophique en France au début du XIXe était influencé par Hegel, mais il a surtout transformé la synthèse hégélienne en syncrétisme. La première étude sérieuse de Hegel commence en fait juste avant la Seconde Guerre mondiale dans le séminaire qu’Alexandre Kojève consacre à la lecture de la Phénoménologie de l’esprit, ce texte dont la première traduction, celle de Jean Hyppolite, date de 1939-1941.
Dans quelle mesure Hegel est-il responsable de son héritage ? C’est une question que nous allons laisser de côté parce qu’elle est sans doute un peu oiseuse. Le système hégélien fut selon Engels la dernière tentative de la philosophie systématique allemande et il fut un « colossal avortement ». Pourtant, cette tentative de « penser la vie » est moins stérile que pourrait le faire croire la sentence d’Engels. Non qu’il faudrait laisser tomber le système pour s’intéresser à ses développements particuliers, mais parce que cette tentative de penser tout ce qui est pensable dans un schéma philosophique et logique unique – celui de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques – se révèle finalement féconde même elle peut paraître et paraîtra folle à des biens des philosophes du siècle suivant.

Place de la philosophie de Hegel

1. La place singulière de la philosophie de Hegel tient d’abord au fait qu’elle tente de faire la synthèse de toute la tradition philosophique. Si l’histoire humaine est l’histoire de l’avènement de l’esprit se connaissant lui-même, c’est dans la philosophie qu’elle trouvera son expression la plus achevée. Hegel ne produit donc pas un système à côté ou contre les autres systèmes philosophiques. C’est toute la philosophie qui vient s’exprimer dans celle de Hegel. Philosophie et histoire de philosophie sont la même chose. Il suffira de lire ses leçons sur l’histoire de la philosophie pour s’en persuader.
Il y a sûrement un préjugé fort et à questionner dans cette idée que toutes les grandes philosophies sont autant d’étapes dans le cheminement de l’esprit universel, un préjugé concernant le progrès de l’esprit humain qui fait bien de Hegel un philosophe des Lumières et non un romantique comme on le dit parfois. Mais peut-être ce préjugé est-il l’essence même de la philosophie si on ne veut pas la réduire à un « champ de bataille » où s’affrontent sans jamais pouvoir trancher les grandes doctrines incompatibles.
2. En deuxième lieu, la philosophie de Hegel est importante et joue un rôle capital dans la philosophie moderne parce qu’elle est la première à critiquer « l’entendement abstrait » et donc à exhiber les limites du rationalisme classique. C’est un thème qui va faire florès dans la critique de la philosophie post-hégélienne (chez Marx comme chez Kierkegaard) mais aussi dans la philosophie du XXe siècle, chez Heidegger dont beaucoup de problématiques sont directement issues de Hegel. De la critique de « l’entendement abstrait » à l’apologie d’un certain irrationalisme il n’y a souvent qu’un pas. Franchi allègrement au siècle dernier ! Et pourtant, Hegel reste un grand rationaliste, un critique souvent cruel de toutes les formes de pensée ésotérique. Mais un rationaliste qui saisit la raison dans la complexité de son mouvement.
3. Enfin, la philosophie politique et juridique de Hegel reste pleinement vivante et constitue un point de passage obligé pour qui veut essayer de penser notre monde.

Parcours hégéliens

Il évidemment impossible de couvrir l’ensemble de l’œuvre de Hegel en quelques pages. Ce que nous proposent en premier lieu les Principes de la philosophie du Droit, c’est une conception d’ensemble de la société, une conception qui, pour la première fois, cherche à la penser non comme un tout ou comme une assemblée contingente d’individus, mais comme une articulation de sphères différenciées, comme une sphère de sphères, dont la réalité spirituelle réside dans la « Sittlichkeit » (la « réalité morale », traduit Jean-Louis Vieillard-Baron). Cette théorie sociale complexe annonce les travaux plus contemporains, principalement ceux de Weber et de la lignée des sociologues qui font de la bureaucratie un objet d’étude essentiel.
(1)                             Cette « réalité morale » sera notre deuxième parcours. Elle nous conduira vers les conceptions contemporaines de la justice – celle qu’on trouve dans les théories de la justice du type de celle de John Rawls.
(2)                             On prolongera cette première approche en étudiant le mélange complexe de libéralisme et de critique du libéralisme qui caractérise la philosophie de Hegel : la théorie de la propriété et la question du « Notrecht » nous serviront de fil directeur. Ce deuxième parcours nous conduira aux rapports entre l’économie politique et la philosophie sociale. On pourra ainsi relier Hegel aux diverses conceptions de l’économie mixte qui ont marqué le XXe siècle.
(3)                             La critique des droits formels : la critique célèbre – et si critiquée – que Marx adresse aux « droits de l’homme » dans La question juive est pour l’essentiel empruntée à Hegel. À un moment où la défense des droits de l’homme s’est transformée en un véritable « droit-de-l’hommisme », la critique hégélienne garde sa pertinence.
(4)                             La famille, l’éducation et l’instruction : dans la conception hégélienne de la liberté comme connaissance de soi de l’esprit, l’éducation joue nécessaire un rôle décisif. Ce sera l’occasion de faire un détour vers la question controversée de la laïcité, dont Hegel se trouve, très curieusement un penseur décidé.
(5)                             Hegel contre l’État-Léviathan : à l’encontre de la tradition que nous évoquions plus haut, nous montrerons que Hegel est finalement assez proche de la conception de l’État que nous trouvons chez les penseurs libéraux français comme Benjamin Constant.
(6)                             Marx critique de Hegel ou le retour de Hegel à Rousseau. Il s’agira de montrer ce qu’est le rapport du jeune Marx à la philosophie du droit de Hegel et en quoi Marx finalement reprend appui sur le contractualisme rousseauiste contre Hegel.
(7)                             Les trois derniers parcours seront consacrés à la philosophie du droit. On abordera :
a.       Le rapport au « jusnaturalisme »
b.       Les rapports entre droit public et droit privé
c.        La question des formes de gouvernement.

Mise en jambes

Avant s’entrer de plain-pied dans la philosophie hégélienne du droit, il semble nécessaire de redonner une vue panoramique sur le système hégélien. Le grand œuvre est évidemment l’Encyclopédie. Mais on peut tout aussi bien partir de la Phénoménologie d’Esprit, cette œuvre qui clôt la période des œuvres de jeunesse et où se trouvent rassemblés, comme en ouverture d’opéra, tous les thèmes – et leurs variations – de l’œuvre de maturité.

Méthode et logique

Commençons par le commencement, c'est-à-dire par la méthode hégélienne, cette fameuse « dialectique ». On en trouve un exposé brillant dans la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit.

Le mouvement de la science

La philosophie doit être une science. Dans toute science et encore plus en philosophie, nous sommes conduits à méconnaître l’essence même de ce qu’est le travail scientifique en considérant que la science réside d’abord dans ses résultats ultimes (les lois, les thèses), résultats universels qui nous permettraient de tenir pour inessentiels les développements qui y conduisent. C’est bien ainsi que généralement on apprend les sciences de la nature et les mathématiques dans le cadre scolaire. Contre cette conception commune, Hegel affirme :
« La chose même en effet n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise, mais dans le développement progressif de sa réalisation, pas plus que le résultat n’est le tout effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est l’universel non vivant, de même que la tendance n’est que la pure poussée de son effectivité et que le résultat nu est le cadavre qui a laissé cette tendance derrière lui. » (L.V, 29).[1]
Nous avons ici un premier aperçu de ce qu’est la méthode de Hegel. Alors que l’entendement (« l’entendement abstrait ») sépare et oppose les catégories (fin/processus par exemple), la véritable science philosophique doit en saisir l’unité et c’est seulement dans la saisie de cette unité que le savoir atteint la chose même.
Le résultat pensé indépendamment du processus est un « cadavre », la vie l’a déserté, ne cessera de répéter Hegel. On le sait bien en philosophie : les thèses de Descartes, on s’en moque, elles ne seraient que des « citations », des opinions d’un philosophe illustre, comme on les recueillait jadis pour servir de vade me cum aux étudiants et comme telles elles n’auraient aucun intérêt, sauf pour les collectionneurs. Ce qui compte, ce sont les problèmes posés par Descartes et ces longues chaînes de raisons qui nous mènent au cœur de sa pensée. Mais c’est aussi vrai dans les sciences de la nature ou même en mathématique : un théorème, c’est le résultat et sa démonstration et l’un sans l’autre n’a absolument aucune valeur. Mais inversement, il est impossible de penser le mouvement, le processus sans penser sa fin puisque sa fin est ce qui lui donne forme et sens ; un mouvement sans fin est informe et, au fond impensable.
 Voilà ce que c’est que penser « l’unité des contraires » qui caractérise la « dialectique » de Hegel. Voilà ce qui est à l’œuvre dans la pensée philosophique. On – c'est-à-dire l’opinion, la doxa au sens de Platon – on a coutume de voir dans la succession des systèmes philosophique la contradiction (Aristote contredit la théorie platonicienne des idées, Hegel contredit Kant, etc.) Mais il faut au contraire y saisir « le développement progressif de la vérité ». Chaque philosophie est un « moment » d’une « unité organique ». Il faut donc apprendre à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires » (L.IV,28)

Le système

« La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut-être que le système scientifique de celle-ci. » (L.VI, 30)
Qu’est-ce que c’est qu’un système ?
a)                             C’est une totalité : on doit pouvoir l’isoler et en construire un concept par différenciation avec ce qui n’est pas lui. Le corps d’un être vivant est un système car il possède une séparation de l’intérieur et de l’extérieur (la peau !) et une autonomie relative de l’intérieur par rapport à l’extérieur.
b)                            Mais c’est une totalité articulée (tout agrégat d’éléments disparates n’est pas un système !) : les éléments qui composent le système sont en rapport les avec les autres, en rapport d’interaction réciproque ; mais c’est encore plus qu’une simple interaction. Chacun des composants se définit par ses rapports. La langue est de ce point de vue un système paradigmatique.
c)                             Il y a un principe d’unité de la diversité, un principe qui n’abolit les différences mais produit la différenciation comme élément du tout.
Si on comprend bien ce qu’on a dit dans la section précédente, l’idée que la vérité n’existe que comme système se comprend de soi-même.
« Le Vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant définitivement par son développement. » (L.XXII, 39)

Le cercle du savoir

La Phénoménologie de l’esprit est l’annonce d’un esprit nouveau pour des temps nouveaux. Hegel critique bien les rêveries, la « Schwärmerei » dirait Kant, la « fantasmagorie exaltante et passionnée » de celui qui se contente du sentiment, de l’intuition, de l’indicible au lieu du travail patient du concept. À ceux qui cherche l’Un, il oppose la nécessité du travail de distinction, faute de quoi on est dans le « vide de connaissance » et on prend pour l’absolu « la nuit où toutes les vaches sont noires » (LXIX, 37).
Mais il critique aussi le « formalisme » du rationalisme, de la « logique identitaire » (Castoriadis qui critique la logique ensembliste identitaire pourrait se retrouver là) qui voit l’absolu dans la pure affirmation logique selon laquelle A=A. Le vrai est processus :
« Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin. (XXI,38)
La connaissance est un processus « en spirale ». Le commencement et la fin sont identiques mais le processus est essentiel à la reconnaissance de cette identité. Voilà pourquoi le vrai est « vie ». « En soi », l’esprit est la pure identité avec lui-même, « qui ne prend pas au sérieux l’être autre et l’étrangement [Entfremdung]. C’est seulement dans « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » que se construit le savoir, la connaissance de l’identité qui nécessite la différence. Tout cela peut paraître assez obscur, mais Hegel nous éclaire :
« la raison est l’activité adéquate à une fin » ou encore « le commencement est une fin visée » (L.XXV,40)
Pour commencer, il faut d’une certaine manière avoir déjà commencé ! Et ce commencement, c’est la pure inquiétude qu’est le Soi-même. Autrement dit au point de départ comme à la fin est l’esprit. L’absolu est l’esprit et ce « concept sublime entre tous » « appartient bien à l’époque moderne et à sa religion ». (L.XXVIII, 42). C’est la première formulation de l’idéalisme hégélien qui peut encore se dire de la manière suivante :
« L’esprit qui se sait ainsi développé comme esprit est la science. Elle est son effectivité et le royaume qu’il édifie dans son propre élément » (L.XXIX, 42).
Si on n’oublie ce grand commencement de la philosophie hégélienne, les Principes de la philosophie du droit sont au sens strict incompréhensibles.

La vérité

Il faut dire ici quelques mots de la manière dont Hegel conçoit le travail de la science en tant qu’elle est la recherche de la vérité. Le point de départ est très classique finalement, on pourrait le dire presque platonicien :
C’est d’abord la critique de l’opinion : « Les choses qu’on sait comme ça, en général, précisément parce qu’elles nous sont bien connues et familières ne sont pas connues, c’est l’auto-illusion la plus ordinaire. » (L.XXXVI, 47) Le travail du savoir est d’abord celui de l’analyse, qui décompose la représentation en ses éléments originels. C’est l’activité de l’entendement, qui dissocie et classifie. Ce qui est ainsi obtenu est la mort ! Et c’est pourquoi la puissance de l’entendement est la puissance absolue car il faut cette puissance pour la mort.
Hegel considère que ce moment est essentiel. Donc on ne trouve pas chez lui cette opposition au rationalisme, cette opposition à la science elle-même (la science qui, selon Heidegger, ne pense pas !) Ce qui hait ce travail, celui de Descartes, de Leibniz, celui de la science de la nature, celui-là c’est celui qui aime « la beauté sans force ». Mais « la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte et se conserve en elle. L’esprit n’acquiert sa vérité n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue. » (L. XXXVIII, 48)
Ce travail de l’entendement est celui qui s’imposait dans les études antiques, afin d’extirper la pensée de sa naturalité. Mais les temps ont changé. Pour ces temps nouveaux il faut une nouvelle pensée philosophique. L’homme moderne trouve les abstractions toutes prêtes, c’est pourquoi « le travail ne consiste pas tant aujourd’hui à purifier l’individu de la modalité sensible immédiate et à faire de lui la substance pensée et pensante, qu’à rendre au contraire l’universel effectif et à lui insuffler l’esprit en abolissant les pensées solidement établies.
Il faut donc comprendre ce mouvement effectif de l’esprit comme mouvement « dialectique ». Il s’agit de cesser de considérer le vrai et le faux comme des essences séparées :
« le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu’en l’absence de mouvement on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l’autre côté par rapport à l’autre, sans aucune communauté avec lui, campant sur sa position. » (L.XLV, 52)
Ce sont des « notions », des « Gedanken » dit Hegel, ce sont des résultats de la pensée, des « êtres de pensée » et non des êtres substantiels. « La vérité n’est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et qu’on peut empocher comme ça. » Et Hegel souligne, en une formule qui irrésistiblement fait penser à Spinoza : « Il n’y a pas plus de faux qu’il n’y a un mal ».
La suite confirme cette référence spinoziste ésotérique : le faux, dit Hegel, n’est pas le négatif de la substance (« le faux tableau » par exemple), puisque
 « la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part en tant que différenciation et détermination du contenu, d’autre part en tant qu’elle est un acte de différenciation simple, c'est-à-dire en tant que Soi-même et que savoir. On peut bien savoir faussement. » (L.XLVI, 52)
C’est à partir de là que Hegel articule sa critique du dogmatisme, qui
 « n’est rien d’autre que l’opinion qui considère que le vrai consiste en une proposition qui est un résultat fermement établi, ou encore qui est immédiatement sue. » (L. XLVII, 53)
C’est pourquoi Hegel centre sa critique sur « la connaissance défectueuse dont les mathématiques sont fières ». C’est ici qu’apparaît clairement la rupture avec la philosophie classique, Kant compris. Toute la pensée moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant, fait des mathématiques le modèle même de toute science. C’est pourquoi les Éléments d’Euclide sont le modèle même de la construction d’une science. L’Éthique de Spinoza est construite selon ce modèle. Les juristes s’essayent aussi à reconstruire le droit sur ce schéma axiomatique. C’est avec cela que Hegel rompt, pas avec le rationalisme en tant que tel, selon l’interprétation romantique, mais avec cette conception du rationalisme qui marque le XVIIe et le XVIIIe siècle.
Le problème qu’on soulignera ici : l’héritage de cette rupture avec la conception « mathématique » du savoir, cet héritage sera lourd puisque c’est à l’évidence en lui que s’enracinera un certain irrationalisme ou une manière totalement désinvolte de traiter les mathématiques.
« La philosophie, en revanche, n’examine pas de détermination inessentielle » : voilà comment Hegel conclut ce passage sur les mathématiques dans la Phénoménologie. Ce qui se profile évidemment, c’est la critique d’une construction monde sur la base de la logique ensembliste identitaire, pour parler comme Castoriadis (cf. L’institution imaginaire de la société). Il faudrait ici et commenter tout ce passage (L.XLV-XLVI, 57) qui définit le vrai le « vertige bachique » et qu’on peut conclure ainsi :
« la vérité est le mouvement d’elle-même chez elle-même. » (XLVII, 58)
Une conception qui débouche sur une critique du « formalisme monotone » caractéristique des sciences de la nature (LXIII, 60-61) comme « entendement mort et connaissance extérieure ».

L’unité du sujet et de l’objet

Pour Hegel, l'Esprit est pensant : il est une pensée qui prend pour objet ce qui est le penser tel qu'il est et comme il est. Il est savoir et le savoir est la connaissance d'un objet rationnel. En outre l'Esprit est conscient dans la mesure seulement où il a conscience de soi. Cela veut dire que je connais l'objet dans la mesure seulement où je m'y connais et connais ma détermination – dans la mesure où ce que je suis est devenu un objet pour moi, dans la mesure où je ne suis pas seulement ceci ou cela mais ce que je connais.[2]
L'unité du sujet connaissant et de l'objet de la connaissance est réalisée dans le sujet connaissant. Ici nous avons une des articulations essentielles par lesquelles se comprend la dialectique hégélienne, dans ce mouvement qui part de l'Esprit, le conduit à se connaître et à se reconnaître dans l'objet extérieur de la connaissance, à supprimer cet objet en tant que tel pour en faire une simple détermination de l'Esprit lui-même.

Le mouvement d’ensemble

Le parcours de l’esprit

La vie de l’esprit est donc une aventure. C’est cela qu’expose la Phénoménologie : ce « devenir de la science en général ».
(1)                            « Le savoir tel qu’il est d’abord ou encore l’esprit immédiat, est la conscience sans esprit, ou encore la conscience sensible. »
(2)                            il doit parcourir un long chemin, un chemin laborieux, mais, et c’est là que Hegel rompt avec le rationalisme, ce chemin il ne le garde pas en suivant un guide scientifique, on dirait un « discours de la méthode ». Ce n’est pas « l’enthousiasme qui commence immédiatement comme un coup de pistolet par le savoir absolu et qui, pour se débarrasser des points de vue autres, se contente de déclarer qu’il ne veut pas en entendre parler. » (L.XXXIII, 45)
(3)                            Ce chemin n’est pas un chemin individuel : « l’individu particulier est l’esprit incomplet ». Mais « tout individu singulier parcourt aussi les différents degrés de culture de l’esprit universel, mais comme autant de figures déjà déposées par l’esprit, comme des étapes d’un chemin déjà frayé et aplani ; de même que pour ce qui est des connaissances nous voyons ce qui, à des époques antérieures, l’esprit mur des hommes descendre au niveau de connaissances, d’exercices, voire de jeux du jeune garçon et que dans la progression pédagogique nous rencontrons, comme redessinée en ombres chinoises l’histoire de l’acculturation du monde. » (L. XXXIV, 45)
L’esprit est en soi, il est raison, la raison du développement historique, mais il se déploie et se connaît lui-même dans l’histoire de la culture humaine, cette histoire que chacun doit re-parcourir pour son propre compte, ce chemin que l’esprit du monde a eu la patience de parcourir.
L’individu est donc toujours le fils de son époque, sa culture se meut dans l’esprit du temps. Il y a une sorte de dé-triplement : l’histoire du monde, l’histoire de la philosophie et l’histoire de l’individu sont un seul et même processus sous trois formes différentes.

Le plan de l’Encyclopédie

La logique de Hegel est une logique essentiellement ternaire (c’est même selon lui la vérité la plus profonde du christianisme, cette découverte de la place centrale de la Trinité !). Le plan de l’Encyclopédie permettra de comprendre ce que Hegel entend par là.
(1)     La science de la logique : l’esprit en lui-même
a.       Doctrine de l’être
b.       Doctrine de l’essence
c.        Doctrine du concept
                                                                           i.      Concept subjectif
                                                                         ii.      L’objet
                                                                        iii.      L’idée
(2)     Philosophie de la nature : l’esprit hors de lui-même
a.       La mécanique
b.       La physique
c.        La physique organique
                                                                           i.      La nature géologique
                                                                         ii.      La nature végétale
                                                                        iii.      L’organisme animal
(3)     Philosophie de l’esprit
a.       L’esprit subjectif
                                                                           i.      Anthropologie
                                                                         ii.      Phénoménologie de l’esprit
1.       la conscience en tant que telle
2.       la conscience de soi
3.       la raison
                                                                        iii.      Psychologie
b.       L’esprit objectif
                                                                           i.      Le droit
1.       la propriété
2.       le contrat
3.       le droit face à l’injustice
                                                                         ii.      La moralité
1.       le projet
2.       l’intention et le bonheur
3.       Ce qui est bon et ce qui est méchant
                                                                        iii.      La vie éthique (Sittlichkeit)
1.       la famille
2.       la société civile
3.       l’État
c.        L’esprit absolu
                                                                           i.      L’art
                                                                         ii.      La religion révélée
                                                                        iii.      La philosophie.
L’examen de cette cathédrale de la philosophie est inépuisable et il semble qu’on ne puisse le faire que partiellement en essayant de retrouver le tout dans chaque détail, comme le monde tout entier se retrouve dans chaque monade leibnizienne.
(à suivre)



[1] Les citations de la Phénoménologie de l’esprit sont référencées d’abord dans la pagination Lasson (L.) et dans la traduction française de J.P. Lefebvre (Aubier, 1991).
[2]RH page 75

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