Ces lignes sont écrites en vue d’une étude plus approfondie
des Principes de la philosophie du Droit.
Il s’agit du prologue à un travail plus développé qui viendra par la suite.
Hegel, mort en 1831, est le représentant abouti de toute
la tradition de la philosophie moderne des XVIIe/ XVIIIe siècles et parce que,
en même temps, il en exprime avec le génie qui lui est propre les impasses et
la crise et ouvre de pistes radicalement nouvelles comme j’essaierai de le
montrer.
La doxa, ou pour parler comme Marx, l’idéologie
dominante, a tendance à traiter Hegel en « chien crevé ». Mal remis
d’avoir été considéré comme l’inspirateur de Marx, dénoncé par les marxistes
comme apologistes de l’État prussien, il est même devenu le père putatif du
totalitarisme du xxe
siècle ! Dure situation !
Il faut dire que Hegel a tout fait pour se mettre dans
cette mauvaise situation.
·
Ses textes sont souvent obscurs – il faudrait
étudier ici ce qui lui est propre et ce que revient au nécessaire camouflage
vis-à-vis de la censure prussienne. En tout cas, ils ont souvent besoin d’une
sorte de « double traduction » !
·
Il ne résiste guère à la tentation de faire
rentrer tous les faits dans le lit de Procuste de sa logique dialectique –
c’est particulièrement criant dans ses Leçons sur la philosophie de
l’histoire.
·
Et surtout ses disciples connus ont mauvaise
réputation : pour partie, ceux qu’on appelle la « droite
hégélienne », ils vont effectivement devenir les apologistes de l’État
prussien et seront peu connus pour leurs idées libérales. Quant à la gauche
hégélienne, elle sera surtout représentée par le marxisme et par Marx – bien
que la thèse officielle d’une continuité, même « dialectique », entre
Hegel et Marx soit extrêmement discutable. Les pires, ce sont ces hégéliens qui
comme le philosophe italien Giovanni Gentile ont été tenté par Marx pour finir
comme intellectuels et éventuellement dirigeants fascistes – Gentile fut le
ministre de l’éducation de Mussolini.
·
En ce qui concerne la situation française, il
faut remarquer la réception finalement très tardive de Hegel. On dirait bien
sûr que Victor Cousin, le grand organisateur de l’enseignement philosophique en
France au début du XIXe était influencé par Hegel, mais il a surtout
transformé la synthèse hégélienne en syncrétisme. La première étude sérieuse de
Hegel commence en fait juste avant la Seconde Guerre mondiale dans le séminaire
qu’Alexandre Kojève consacre à la lecture de la Phénoménologie de l’esprit,
ce texte dont la première traduction, celle de Jean Hyppolite, date de
1939-1941.
Dans quelle mesure Hegel est-il responsable de son
héritage ? C’est une question que nous allons laisser de côté parce
qu’elle est sans doute un peu oiseuse. Le système hégélien fut selon Engels la
dernière tentative de la philosophie systématique allemande et il fut un « colossal
avortement ». Pourtant, cette tentative de « penser la vie » est
moins stérile que pourrait le faire croire la sentence d’Engels. Non qu’il
faudrait laisser tomber le système pour s’intéresser à ses développements
particuliers, mais parce que cette tentative de penser tout ce qui est pensable
dans un schéma philosophique et logique unique – celui de l’Encyclopédie des
Sciences philosophiques – se révèle finalement féconde même elle peut paraître
et paraîtra folle à des biens des philosophes du siècle suivant.
Place de la philosophie de Hegel
1. La place singulière de la
philosophie de Hegel tient d’abord au fait qu’elle tente de faire la synthèse
de toute la tradition philosophique. Si l’histoire humaine est l’histoire
de l’avènement de l’esprit se connaissant lui-même, c’est dans la philosophie
qu’elle trouvera son expression la plus achevée. Hegel ne produit donc pas un
système à côté ou contre les autres systèmes philosophiques. C’est toute la
philosophie qui vient s’exprimer dans celle de Hegel. Philosophie et histoire
de philosophie sont la même chose. Il suffira de lire ses leçons sur l’histoire
de la philosophie pour s’en persuader.
Il y a sûrement un préjugé fort et à questionner dans
cette idée que toutes les grandes philosophies sont autant d’étapes dans le
cheminement de l’esprit universel, un préjugé concernant le progrès de l’esprit
humain qui fait bien de Hegel un philosophe des Lumières et non un romantique
comme on le dit parfois. Mais peut-être ce préjugé est-il l’essence même de la philosophie
si on ne veut pas la réduire à un « champ de bataille » où s’affrontent
sans jamais pouvoir trancher les grandes doctrines incompatibles.
2. En deuxième lieu, la
philosophie de Hegel est importante et joue un rôle capital dans la philosophie
moderne parce qu’elle est la première à critiquer « l’entendement
abstrait » et donc à exhiber les limites du rationalisme classique.
C’est un thème qui va faire florès dans la critique de la philosophie
post-hégélienne (chez Marx comme chez Kierkegaard) mais aussi dans la
philosophie du XXe siècle, chez Heidegger dont beaucoup de
problématiques sont directement issues de Hegel. De la critique de
« l’entendement abstrait » à l’apologie d’un certain irrationalisme
il n’y a souvent qu’un pas. Franchi allègrement au siècle dernier ! Et
pourtant, Hegel reste un grand rationaliste, un critique souvent cruel de
toutes les formes de pensée ésotérique. Mais un rationaliste qui saisit la
raison dans la complexité de son mouvement.
3. Enfin, la philosophie
politique et juridique de Hegel reste pleinement vivante et constitue un
point de passage obligé pour qui veut essayer de penser notre monde.
Parcours hégéliens
Il évidemment impossible de couvrir l’ensemble de l’œuvre
de Hegel en quelques pages. Ce que nous proposent en premier lieu les Principes de la philosophie du Droit,
c’est une conception d’ensemble de la société, une conception qui, pour la
première fois, cherche à la penser non comme un tout ou comme une assemblée
contingente d’individus, mais comme une articulation de sphères différenciées,
comme une sphère de sphères, dont la réalité spirituelle réside dans la « Sittlichkeit » (la « réalité
morale », traduit Jean-Louis Vieillard-Baron). Cette théorie sociale complexe
annonce les travaux plus contemporains, principalement ceux de Weber et de la
lignée des sociologues qui font de la bureaucratie un objet d’étude essentiel.
(1)
Cette « réalité morale » sera notre
deuxième parcours. Elle nous conduira vers les conceptions contemporaines de la
justice – celle qu’on trouve dans les théories de la justice du type de celle
de John Rawls.
(2)
On prolongera cette première approche en
étudiant le mélange complexe de libéralisme et de critique du libéralisme qui
caractérise la philosophie de Hegel : la théorie de la propriété et la
question du « Notrecht »
nous serviront de fil directeur. Ce deuxième parcours nous conduira aux
rapports entre l’économie politique et la philosophie sociale. On pourra ainsi
relier Hegel aux diverses conceptions de l’économie mixte qui ont marqué le XXe
siècle.
(3)
La critique des droits formels : la
critique célèbre – et si critiquée – que Marx adresse aux « droits de
l’homme » dans La question juive est pour l’essentiel empruntée à
Hegel. À un moment où la défense des droits de l’homme s’est transformée en un
véritable « droit-de-l’hommisme », la critique hégélienne garde sa
pertinence.
(4)
La famille, l’éducation et l’instruction :
dans la conception hégélienne de la liberté comme connaissance de soi de
l’esprit, l’éducation joue nécessaire un rôle décisif. Ce sera l’occasion de
faire un détour vers la question controversée de la laïcité, dont Hegel se
trouve, très curieusement un penseur décidé.
(5)
Hegel contre l’État-Léviathan : à
l’encontre de la tradition que nous évoquions plus haut, nous montrerons que
Hegel est finalement assez proche de la conception de l’État que nous trouvons
chez les penseurs libéraux français comme Benjamin Constant.
(6)
Marx critique de Hegel ou le retour de Hegel à
Rousseau. Il s’agira de montrer ce qu’est le rapport du jeune Marx à la philosophie
du droit de Hegel et en quoi Marx finalement reprend appui sur le
contractualisme rousseauiste contre Hegel.
(7)
Les trois derniers parcours seront consacrés à
la philosophie du droit. On abordera :
a.
Le rapport au « jusnaturalisme »
b.
Les rapports entre droit public et droit privé
c.
La question des formes de gouvernement.
Mise en jambes
Avant s’entrer de plain-pied dans la philosophie
hégélienne du droit, il semble nécessaire de redonner une vue panoramique sur
le système hégélien. Le grand œuvre est évidemment l’Encyclopédie. Mais on peut tout aussi bien partir de la Phénoménologie d’Esprit, cette œuvre qui
clôt la période des œuvres de jeunesse et où se trouvent rassemblés, comme en
ouverture d’opéra, tous les thèmes – et leurs variations – de l’œuvre de
maturité.
Méthode et logique
Commençons par le commencement, c'est-à-dire par la
méthode hégélienne, cette fameuse « dialectique ». On en trouve un
exposé brillant dans la Préface à la Phénoménologie
de l’Esprit.
Le mouvement de la science
La philosophie doit être une science. Dans toute science
et encore plus en philosophie, nous sommes conduits à méconnaître l’essence
même de ce qu’est le travail scientifique en considérant que la science réside
d’abord dans ses résultats ultimes (les lois, les thèses), résultats universels
qui nous permettraient de tenir pour inessentiels les développements qui y
conduisent. C’est bien ainsi que généralement on apprend les sciences de la
nature et les mathématiques dans le cadre scolaire. Contre cette conception
commune, Hegel affirme :
« La chose même en effet n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise, mais dans le développement progressif de sa réalisation, pas plus que le résultat n’est le tout effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est l’universel non vivant, de même que la tendance n’est que la pure poussée de son effectivité et que le résultat nu est le cadavre qui a laissé cette tendance derrière lui. » (L.V, 29).[1]
Nous avons ici un premier aperçu de ce qu’est la méthode
de Hegel. Alors que l’entendement (« l’entendement abstrait ») sépare
et oppose les catégories (fin/processus par exemple), la véritable science
philosophique doit en saisir l’unité et c’est seulement dans la saisie de cette
unité que le savoir atteint la chose même.
Le résultat pensé indépendamment du processus est un
« cadavre », la vie l’a déserté, ne cessera de répéter Hegel. On le
sait bien en philosophie : les thèses de Descartes, on s’en moque, elles
ne seraient que des « citations », des opinions d’un philosophe
illustre, comme on les recueillait jadis pour servir de vade me cum aux
étudiants et comme telles elles n’auraient aucun intérêt, sauf pour les
collectionneurs. Ce qui compte, ce sont les problèmes posés par Descartes et
ces longues chaînes de raisons qui nous mènent au cœur de sa pensée. Mais c’est
aussi vrai dans les sciences de la nature ou même en mathématique : un
théorème, c’est le résultat et sa démonstration et l’un sans l’autre
n’a absolument aucune valeur. Mais inversement, il est impossible de penser le
mouvement, le processus sans penser sa fin puisque sa fin est ce qui lui donne
forme et sens ; un mouvement sans fin est informe et, au fond impensable.
Voilà ce que c’est
que penser « l’unité des contraires » qui caractérise la
« dialectique » de Hegel. Voilà ce qui est à l’œuvre dans la pensée
philosophique. On – c'est-à-dire l’opinion, la doxa au sens de Platon – on a
coutume de voir dans la succession des systèmes philosophique la contradiction
(Aristote contredit la théorie platonicienne des idées, Hegel contredit Kant,
etc.) Mais il faut au contraire y saisir « le développement progressif de
la vérité ». Chaque philosophie est un « moment » d’une
« unité organique ». Il faut donc apprendre à « reconnaître
dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant
de moments mutuellement nécessaires » (L.IV,28)
Le système
« La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut-être que le système scientifique de celle-ci. » (L.VI, 30)
Qu’est-ce que c’est qu’un système ?
a)
C’est une totalité : on doit pouvoir
l’isoler et en construire un concept par différenciation avec ce qui n’est pas
lui. Le corps d’un être vivant est un système car il possède une séparation de
l’intérieur et de l’extérieur (la peau !) et une autonomie relative de
l’intérieur par rapport à l’extérieur.
b)
Mais c’est une totalité articulée (tout
agrégat d’éléments disparates n’est pas un système !) : les éléments
qui composent le système sont en rapport les avec les autres, en rapport
d’interaction réciproque ; mais c’est encore plus qu’une simple
interaction. Chacun des composants se définit par ses rapports. La langue est
de ce point de vue un système paradigmatique.
c)
Il y a un principe d’unité de la diversité, un
principe qui n’abolit les différences mais produit la différenciation comme
élément du tout.
Si on comprend bien ce qu’on a dit dans la section
précédente, l’idée que la vérité n’existe que comme système se comprend de
soi-même.
« Le Vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant définitivement par son développement. » (L.XXII, 39)
Le cercle du savoir
La Phénoménologie de
l’esprit est l’annonce d’un esprit nouveau pour des temps nouveaux. Hegel
critique bien les rêveries, la « Schwärmerei »
dirait Kant, la « fantasmagorie exaltante et passionnée » de celui
qui se contente du sentiment, de l’intuition, de l’indicible au lieu du travail
patient du concept. À ceux qui cherche l’Un, il oppose la nécessité du travail
de distinction, faute de quoi on est dans le « vide de connaissance »
et on prend pour l’absolu « la nuit où toutes les vaches sont
noires » (LXIX, 37).
Mais il critique aussi le « formalisme » du
rationalisme, de la « logique identitaire » (Castoriadis qui critique
la logique ensembliste identitaire pourrait se retrouver là) qui voit l’absolu
dans la pure affirmation logique selon laquelle A=A. Le vrai est
processus :
« Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin. (XXI,38)
La connaissance est un processus « en spirale ».
Le commencement et la fin sont identiques mais le processus est essentiel à la
reconnaissance de cette identité. Voilà pourquoi le vrai est « vie ».
« En soi », l’esprit est la pure identité avec lui-même, « qui
ne prend pas au sérieux l’être autre et l’étrangement [Entfremdung].
C’est seulement dans « le sérieux, la douleur, la patience et le travail
du négatif » que se construit le savoir, la connaissance de l’identité qui
nécessite la différence. Tout cela peut paraître assez obscur, mais Hegel nous
éclaire :
« la raison est l’activité adéquate à une fin » ou encore « le commencement est une fin visée » (L.XXV,40)
Pour commencer, il faut d’une certaine manière avoir déjà
commencé ! Et ce commencement, c’est la pure inquiétude qu’est le
Soi-même. Autrement dit au point de départ comme à la fin est l’esprit.
L’absolu est l’esprit et ce « concept sublime entre tous »
« appartient bien à l’époque moderne et à sa religion ». (L.XXVIII,
42). C’est la première formulation de l’idéalisme hégélien qui peut encore se
dire de la manière suivante :
« L’esprit qui se sait ainsi développé comme esprit est la science. Elle est son effectivité et le royaume qu’il édifie dans son propre élément » (L.XXIX, 42).
Si on n’oublie ce grand commencement de la philosophie
hégélienne, les Principes de la philosophie
du droit sont au sens strict incompréhensibles.
La vérité
Il faut dire ici quelques mots de
la manière dont Hegel conçoit le travail de la science en tant qu’elle est la
recherche de la vérité. Le point de départ est très classique finalement, on
pourrait le dire presque platonicien :
C’est d’abord la critique de l’opinion : « Les
choses qu’on sait comme ça, en général, précisément parce qu’elles nous sont
bien connues et familières ne sont pas connues, c’est l’auto-illusion la plus
ordinaire. » (L.XXXVI, 47) Le travail du savoir est d’abord celui de
l’analyse, qui décompose la représentation en ses éléments originels. C’est
l’activité de l’entendement, qui dissocie et classifie. Ce qui est ainsi obtenu
est la mort ! Et c’est pourquoi la puissance de l’entendement est la
puissance absolue car il faut cette puissance pour la mort.
Hegel considère que ce moment est essentiel. Donc
on ne trouve pas chez lui cette opposition au rationalisme, cette opposition à
la science elle-même (la science qui, selon Heidegger, ne pense pas !) Ce
qui hait ce travail, celui de Descartes, de Leibniz, celui de la science de la
nature, celui-là c’est celui qui aime « la beauté sans force ». Mais
« la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et
se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte et
se conserve en elle. L’esprit n’acquiert sa vérité n’acquiert sa vérité qu’en
se trouvant lui-même dans la déchirure absolue. » (L. XXXVIII, 48)
Ce travail de l’entendement est celui qui s’imposait dans
les études antiques, afin d’extirper la pensée de sa naturalité. Mais les temps
ont changé. Pour ces temps nouveaux il faut une nouvelle pensée philosophique.
L’homme moderne trouve les abstractions toutes prêtes, c’est pourquoi « le
travail ne consiste pas tant aujourd’hui à purifier l’individu de la modalité
sensible immédiate et à faire de lui la substance pensée et pensante, qu’à
rendre au contraire l’universel effectif et à lui insuffler l’esprit en
abolissant les pensées solidement établies.
Il faut donc comprendre ce mouvement effectif de l’esprit
comme mouvement « dialectique ». Il s’agit de cesser de considérer le
vrai et le faux comme des essences séparées :
« le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu’en l’absence de mouvement on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l’autre côté par rapport à l’autre, sans aucune communauté avec lui, campant sur sa position. » (L.XLV, 52)
Ce sont des « notions », des « Gedanken » dit Hegel, ce sont des
résultats de la pensée, des « êtres de pensée » et non des êtres
substantiels. « La vérité n’est pas une monnaie frappée qui peut être
fournie toute faite et qu’on peut empocher comme ça. » Et Hegel souligne,
en une formule qui irrésistiblement fait penser à Spinoza : « Il n’y
a pas plus de faux qu’il n’y a un mal ».
La suite confirme cette référence spinoziste
ésotérique : le faux, dit Hegel, n’est pas le négatif de la substance
(« le faux tableau » par exemple), puisque
« la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part en tant que différenciation et détermination du contenu, d’autre part en tant qu’elle est un acte de différenciation simple, c'est-à-dire en tant que Soi-même et que savoir. On peut bien savoir faussement. » (L.XLVI, 52)
C’est à partir de là que Hegel articule sa critique du
dogmatisme, qui
« n’est rien d’autre que l’opinion qui considère que le vrai consiste en une proposition qui est un résultat fermement établi, ou encore qui est immédiatement sue. » (L. XLVII, 53)
C’est pourquoi Hegel centre sa critique sur « la
connaissance défectueuse dont les mathématiques sont fières ». C’est ici
qu’apparaît clairement la rupture avec la philosophie classique, Kant compris.
Toute la pensée moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant, fait des mathématiques
le modèle même de toute science. C’est pourquoi les Éléments d’Euclide
sont le modèle même de la construction d’une science. L’Éthique de
Spinoza est construite selon ce modèle. Les juristes s’essayent aussi à
reconstruire le droit sur ce schéma axiomatique. C’est avec cela que Hegel
rompt, pas avec le rationalisme en tant que tel, selon l’interprétation
romantique, mais avec cette conception du rationalisme qui marque le XVIIe
et le XVIIIe siècle.
Le problème qu’on soulignera ici : l’héritage de
cette rupture avec la conception « mathématique » du savoir, cet
héritage sera lourd puisque c’est à l’évidence en lui que s’enracinera un
certain irrationalisme ou une manière totalement désinvolte de traiter les
mathématiques.
« La philosophie, en revanche, n’examine pas de
détermination inessentielle » : voilà comment Hegel conclut ce
passage sur les mathématiques dans la Phénoménologie.
Ce qui se profile évidemment, c’est la critique d’une construction monde sur la
base de la logique ensembliste identitaire, pour parler comme Castoriadis (cf. L’institution
imaginaire de la société). Il faudrait ici et commenter tout ce passage
(L.XLV-XLVI, 57) qui définit le vrai le « vertige bachique » et qu’on
peut conclure ainsi :
« la vérité est le mouvement d’elle-même chez
elle-même. » (XLVII, 58)
Une conception qui débouche sur une critique du
« formalisme monotone » caractéristique des sciences de la nature
(LXIII, 60-61) comme « entendement mort et connaissance extérieure ».
L’unité du sujet et de l’objet
Pour Hegel, l'Esprit est pensant : il est une pensée
qui prend pour objet ce qui est le penser tel qu'il est et comme il est. Il est savoir et le savoir est la
connaissance d'un objet rationnel. En outre l'Esprit est conscient dans la
mesure seulement où il a conscience de soi. Cela veut dire que je connais
l'objet dans la mesure seulement où je m'y connais et connais ma détermination
– dans la mesure où ce que je suis est devenu un objet pour moi, dans la mesure
où je ne suis pas seulement ceci ou cela mais ce que je connais.[2]
L'unité du sujet connaissant et de l'objet de la
connaissance est réalisée dans le sujet connaissant. Ici nous avons une des
articulations essentielles par lesquelles se comprend la dialectique
hégélienne, dans ce mouvement qui part de l'Esprit, le conduit à se connaître
et à se reconnaître dans l'objet extérieur de la connaissance, à supprimer cet
objet en tant que tel pour en faire une simple détermination de l'Esprit
lui-même.
Le mouvement d’ensemble
Le parcours de l’esprit
La vie de l’esprit est donc une aventure. C’est cela qu’expose
la Phénoménologie : ce
« devenir de la science en général ».
(1)
« Le savoir tel qu’il est d’abord ou encore
l’esprit immédiat, est la conscience sans esprit, ou encore la conscience
sensible. »
(2)
il doit parcourir un long chemin, un chemin
laborieux, mais, et c’est là que Hegel rompt avec le rationalisme, ce chemin il
ne le garde pas en suivant un guide scientifique, on dirait un « discours
de la méthode ». Ce n’est pas « l’enthousiasme qui commence
immédiatement comme un coup de pistolet par le savoir absolu et qui, pour se
débarrasser des points de vue autres, se contente de déclarer qu’il ne veut pas
en entendre parler. » (L.XXXIII, 45)
(3)
Ce chemin n’est pas un chemin individuel :
« l’individu particulier est l’esprit incomplet ». Mais « tout
individu singulier parcourt aussi les différents degrés de culture de l’esprit
universel, mais comme autant de figures déjà déposées par l’esprit, comme des
étapes d’un chemin déjà frayé et aplani ; de même que pour ce qui est des
connaissances nous voyons ce qui, à des époques antérieures, l’esprit mur des
hommes descendre au niveau de connaissances, d’exercices, voire de jeux du
jeune garçon et que dans la progression pédagogique nous rencontrons, comme
redessinée en ombres chinoises l’histoire de l’acculturation du monde. » (L.
XXXIV, 45)
L’esprit est en soi, il est raison, la raison du
développement historique, mais il se déploie et se connaît lui-même dans
l’histoire de la culture humaine, cette histoire que chacun doit re-parcourir
pour son propre compte, ce chemin que l’esprit du monde a eu la patience de
parcourir.
L’individu est donc toujours le fils de son époque, sa
culture se meut dans l’esprit du temps. Il y a une sorte de
dé-triplement : l’histoire du monde, l’histoire de la philosophie et
l’histoire de l’individu sont un seul et même processus sous trois formes
différentes.
Le plan de l’Encyclopédie
La logique de Hegel est une logique essentiellement
ternaire (c’est même selon lui la vérité la plus profonde du christianisme,
cette découverte de la place centrale de la Trinité !). Le plan de l’Encyclopédie permettra de comprendre
ce que Hegel entend par là.
(1)
La science de la logique : l’esprit en
lui-même
a.
Doctrine de l’être
b.
Doctrine de l’essence
c.
Doctrine du concept
i.
Concept subjectif
ii.
L’objet
iii.
L’idée
(2)
Philosophie de la nature : l’esprit hors de
lui-même
a.
La mécanique
b.
La physique
c.
La physique organique
i.
La nature géologique
ii.
La nature végétale
iii.
L’organisme animal
(3)
Philosophie de l’esprit
a.
L’esprit subjectif
i.
Anthropologie
ii.
Phénoménologie de l’esprit
1.
la conscience en tant que telle
2.
la conscience de soi
3.
la raison
iii.
Psychologie
b.
L’esprit objectif
i.
Le droit
1.
la propriété
2.
le contrat
3.
le droit face à l’injustice
ii.
La moralité
1.
le projet
2.
l’intention et le bonheur
3.
Ce qui est bon et ce qui est méchant
iii.
La vie éthique (Sittlichkeit)
1.
la famille
2.
la société civile
3.
l’État
c.
L’esprit absolu
i.
L’art
ii.
La religion révélée
iii.
La philosophie.
L’examen de cette cathédrale de la philosophie est
inépuisable et il semble qu’on ne puisse le faire que partiellement en essayant
de retrouver le tout dans chaque détail, comme le monde tout entier se retrouve
dans chaque monade leibnizienne.
(à suivre)
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