jeudi 28 février 2019

Par quoi sommes-nous concernés dans l'action politique?



Nous avons montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité – quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque l’homme est un zoon politikon. Le souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques questions :
1.      Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le domaine privé. Dans le domaine privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du domaine privé est le corrélat de la politique.
2.      Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé (celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.      Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah Arendt).
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En ce qui concerne la première question, il faut comprendre ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple » de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle « monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot « monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde, par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana. C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice – entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
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Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde » n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle » qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le mouvement en cours : la subversion du « commun » par les intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance », seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges, entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des « bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
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Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant « exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection « Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman, empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides, c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique. « Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p. 69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le système totalitaire, op. cit. p. 304)
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En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle « mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité pour le monde.


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