Nous avons
montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité –
quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un
monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce
n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous
les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque
l’homme est un zoon politikon. Le
souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est
donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres
qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple
la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes
concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément
se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la
méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui
peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision
grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques
questions :
1.
Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre
comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le
domaine privé. Dans le domaine
privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du
domaine privé est le corrélat de la politique.
2.
Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les
premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé
(celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et
c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du
politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.
Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée
par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses
atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah
Arendt).
***
En ce qui concerne la première question, il faut comprendre
ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de
l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils
se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une
certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace
public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la
politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la
communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action
politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie
athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple »
de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de
communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut
aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité
effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne
sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement
autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui
n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique
comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par
le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être
des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido
dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle
« monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot
« monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette
unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des
autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus
chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits
destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances
souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus
se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde
des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde
renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme
humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait
mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde,
par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à
l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle
aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits
d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce
qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette
façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils
s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les
Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain
dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana.
C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes
bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action
renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de
ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se
limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son
nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce
soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et
nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice –
entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
***
Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des
Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a
bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde »
n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais
et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de
l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer
« du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du
livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme
le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore
l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de
Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est
l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle »
qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci
proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts
dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie
universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par
Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le
mouvement en cours : la subversion du « commun » par les
intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus
par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous
interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le
gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance »,
seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges,
entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général
qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire
et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au
monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de
sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des
« bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère
même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du
gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits
individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur
sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la
dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des
hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu
et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de
l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils
reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
***
Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système
totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la
malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à
mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays
ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme
intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la
Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant
« exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle
autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection
« Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés
à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman,
empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont
apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides,
c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle
de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore
Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose
sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute
appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que
par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des
égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme
autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique.
« Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus
atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p.
69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand
les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et
avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle
d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs
du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le
dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude
n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le
contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la
désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend
impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun
de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique
préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement
et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le
commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec
la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des
institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le
système totalitaire, op. cit. p. 304)
***
En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous
sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que
nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes
et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument
nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la
séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À
l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle
« mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à
tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de
millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans
attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde
sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières
bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son
histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine
privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde
auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute
conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la
sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté
intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans
intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le
plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste
pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité
pour le monde.
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