mardi 19 février 2019

Conférence à l'Université populaire d'Evreux: nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature?


En 1637, paraît à Leyde, chez l’imprimeur Jan Maire, un ouvrage qui fait date. Il s’agit de l’œuvre d’un savant et philosophe nommé René Descartes, né à La Haye en Touraine, ancien élève du collège des Jésuites de La Flèche.
Le titre principal est Discours de la méthode et le sous-titre explicite le propos : « Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. » Le texte du discours proprement dit est suivi de trois traités, La Dioptrique, Les météores et La géométrie « qui sont des essais de cette méthode ». Le texte est écrit en français, contrairement à tous les usages de l’époque qui veut que les écrits savants ne soient point rédigés en « langue vulgaire » mais en latin. Descartes s’en explique : « le bon sens est la chose la mieux partagée au monde » et le Discours doit donc être accessible à tous, « même aux femmes ». De cet ouvrage, nous partirons aujourd’hui non pas du trop fameux « je pense donc je suis » mais d’un passage de la VIe partie
« Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
Voilà donc une philosophie « pratique », c’est-à-dire une science (à l’époque la physique se nomme philosophie naturelle) qui s’apparente à la « connaissance des métiers des artisans ». Un scientifique donc qui est face à la nature comme l’artisan avec ses outils et ses objets de travail. Cette comparaison à elle seule donne tout le sens de l’entreprise de Descartes.
Descartes n’est pas l’inventeur de cette science nouvelle, cette philosophie pratique. Il est l’héritier de Galilée dont il partage les thèses sur l’héliocentrisme et dont il prolonge les intuitions scientifiques. Mais, par son esprit systématique et parce qu’il cherche à donner à cette nouvelle « philosophie pratique » des fondements métaphysiques, Descartes fait date. On a pu dire qu’il n’y pas, chez Descartes, de politique, alors que la politique occupe une place centrale dans la tradition philosophique. Cette politique pourrait bien pourtant figurer tout entière dans ce passage de la 6e partie du Discours. Descartes a la géniale intuition de ce que va être la modernité.

               De Copernic à Galilée et de Galilée à Newton

Tout d’abord, il faut éliminer une erreur qui traîne partout : que la Terre soit ronde, on le sait depuis l’Antiquité grecque. Aristote dans le De Caelo en donne des preuves et Ératosthène calcule la circonférence de la sphère au IIIe siècle AC.
Ce qui s’installe à la Renaissance c’est une nouvelle vision du monde et cela se passe en deux temps :
-          Premier moment : Passage du géocentrisme (système de Ptolémée) à l’héliocentrisme. C’est essentiellement l’œuvre de Nicolas Copernic (1473-1543) dans son traité De revolutionibus orbium caelestium, publié en 1543.
o   Il n’est pas le premier à penser que la Terre tourne autour du Soleil ; Aristarque de Samos (310-250 AC) avait déjà fait cette supposition. Archimède rapporte : « Il suppose que les étoiles fixes et le Soleil demeurent immobiles, que la Terre tourne suivant une circonférence de cercle autour du Soleil, qui est située au milieu de l'orbite de la Terre, et qu'enfin la grandeur de la sphère des étoiles fixes, disposée autour du même centre que celui du Soleil, est telle que le cercle à la circonférence duquel on suppose que la Terre évolue a le même rapport avec la distance des étoiles fixes que le centre d'une sphère avec sa surface. »
o   Il faut pour penser un tel système admettre que la Terre est en mouvement alors que nous ne la sentons qu’immobile. Nicolas de Cues avait fait remarquer (1450) que « Des passagers enfermées dans la cale d'un bateau sans hublots qui se déplace toujours à la même vitesse, sur une mer calme, ne sentiraient pas ce mouvement. » Mais un peu plus tôt, un savant français, Nicolas d’Oresme (un Normand né à Bayeux en 1336 et mort à Lisieux en 1382, qui fut chanoine puis doyen de la cathédrale de Rouen), affirmait : « Si un homme se trouvant dans les cieux, mû et transporté par leur déplacement quotidien, pouvait distinctement voir la Terre et ses montagnes, ses vallées, ses rivières, ses villes et ses châteaux, il lui apparaîtrait que la Terre se déplace selon un mouvement quotidien, tout comme il nous apparaît à nous qui nous trouvons sur la Terre que les cieux bougent. On pourrait alors croire que c'est  la Terre qui bouge, et non les cieux. » (Traité du ciel et du monde, 1377)
o   Copernic reste prudent. Son texte est publié avec l’accord des autorités ecclésiastiques parce qu’il prend soin de préciser que son système est seulement une hypothèse présentant un modèle plus simple pour les calculs – le système de Ptolémée avec ses épicycloïdes manque de cette simplicité qui semble nécessaire à la vérité, selon Copernic. La « révolution copernicienne » reste limitée et ne met pas en cause la métaphysique aristotélicienne qui sépare le monde sublunaire (le nôtre), soumis à la génération et à la corruption) et le monde parfait du ciel, celui des astres errants et cette sphère des étoiles fixes qui clôt le monde.
o   Mais le système de Copernic fait des adeptes. Kepler publie en 1609 son Astronomia Nova qui formule les lois fondamentales du mouvement des planètes.
-          Deuxième moment : passage du monde clos à l’univers infini.
o   Philosophiquement c’est Giordano Bruno qui le premier imagine une infinité de mondes dans un univers infini, un univers qui n’a pas plus de centre.
o   Galilée (1564-1642) est d’abord un défenseur du système de Copernic.
o   Il va cependant beaucoup plus loin :
1.       Il cherche des preuves irréfutables de la vérité de ce système. C’est ce que lui reprochera le cardinal Bellarmin : son orgueil qui l’a fait refuser de considérer l’héliocentrisme seulement comme une hypothèse pratique.
2.       Il cherche à comprendre le mouvement dans son ensemble, sur la Terre comme au Ciel et donc abolit la distinction entre le monde sublunaire et le ciel. Il montre que le Soleil, la Lune, les planètes ne sont pas des astres parfaits mais sont faits de la même matière que notre bonne vieille Terre.  L’étude des taches solaire, celle des « planètes médicéennes », les satellites de Jupiter, l’utilisation du télescope, tout cela a une portée révolutionnaire.
3.       Les lois de la nature sont les mêmes dans tout l’univers. L’astronomie est ainsi intégrée à la physique. Interdit d’astronomie à la suite de son procès, Galilée va se concentrer sur la physique dont il jette les bases.
4.       Enfin, en mettant au centre de sa conception du mouvement le principe de relativité, il conçoit un univers infini « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », comme le dit Pascal qui reprend ce qu’avaient déjà dit Nicolas de Cues et Giordano Bruno.
Il faut dire ici quelques mots de l’affaire Galilée.
-          Dans un premier temps, le travail de Galilée reçoit un accueil plutôt favorable. Mais sa défense du système de Copernic va rencontrer l’hostilité d’une partie de l’Église et du monde savant. Tout cela va conduire à un premier procès en 1616 qui débouche sur la condamnation de l’héliocentrisme, en tant théorie « naïve et absurde en philosophie, et formellement hérétique en tant que contredisant explicitement le sens de nombreux passages des Saintes Écritures ». Galilée n'est pas inquiété personnellement, mais est prié d'enseigner sa thèse en la présentant comme une hypothèse. Cet arrêté s'étend à tous les pays catholiques. Notons que les protestants luthériens sont encore plus hostiles que les catholiques à la science nouvelle.
-          Le progrès des thèses galiléennes marque les années 1616 à 1632.  Il a le soutien du cardinal Barberini qui sera élu pape sous le nom d’Urbain VIII. Il est admis dans plusieurs académies et honoré un peu partout.  Il reçoit même le soutien encombrant de Tomaso Campanella, l’auteur de la Città del Sole, déjà convaincu d’hérésie et qui passera vingt sept années de sa vie en prison. Ce qui va conduire à une deuxième offensive contre Galilée, c’est la publication, en 1633 du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, écrit en italien, et imprimé à Padoue. Au lieu d’exposer de façon neutre les deux grands systèmes, ce texte brillant est un plaidoyer en faveur de la science nouvelle ; dans un des personnages du dialogue, l’aristotélicien un peu niais Simplicio, on croit reconnaître Urbain VIII qui va lâcher Galilée. Galilée est convoqué au Saint-Office le 1er octobre 1632 et les interrogatoires se poursuivent jusqu’au 21 juin 1633, où sous la menace de la torture il reconnaît ses torts et se plie à la vérité officielle. Placé en résidence surveillée à Florence, il lui est interdit de poursuivre ses travaux et de communiquer avec l’extérieur. Ce qui n’empêchera pas la publication en 1638, à Leyde, des Discorsi e Dimonstrazioni matematiche intorno a due scienze attenanti alla mecanica ed i movimenti locali.
-          En 1747, officiellement le Vatican autorise l’enseignement du système de Copernic … et c’est seulement en 1981, après deux ans de travaux qu’une commission admet que Galilée avait raison. Mais en En janvier 2008, une controverse éclate entre 67 professeurs de l' soutenus par des étudiants et le pape Benoît XVI, au point que ce dernier doit renoncer à participer à la cérémonie d'inauguration de l'année universitaire à laquelle il avait été convié. Ces professeurs reprochent au pape sa position sur l'affaire Galilée telle qu'elle était apparue dans un discours prononcé à Parme en 1990, dans lequel il s'appuie sur l'interprétation du philosophe des sciences Paul Feyerabend jugeant la position de l'Église d'alors plus rationnelle que celle de Galilée... Chose curieuse, Joseph Ratzinger, grand pourfendeur du relativisme prend position pour une “épistémologie” purement positiviste et relativiste, celle de Bellarmin … reprise par Fayerabend.
En réalité, le poids réel de la condamnation de Galilée est à peu près nul. Descartes avait rédigé en 1633 un traité intitulé Le monde qui défendait le système de Copernic. En bon chrétien obéissant ou en homme prudent, il renonce à publier ce livre en apprenant la condamnation de Galilée. Ce sont les mêmes raisons de prudence qui le conduisent à vivre en Hollande. Mais la physique moderne, c’est-à-dire mathématique, se développe à pas de géants. Huyghens, Leibniz, Newton: en quelques décennies tout va être bouleversé.
Il faudrait ici faire une place à Newton qui publie donc son œuvre majeure : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Newton accomplit le programme qui n’est encore qu’esquissé chez Galilée en ramenant l’ensemble de la mécanique à quelques lois fondamentales et en donnant à la physique une formulation mathématique cohérente – ce vers quoi Galilée et Descartes n’avaient réussi à avancer qu’à tâtons. C’est Newton qui a l’influence la plus directe que les Lumières françaises – grâce à la traduction des Principia mathematica par Émilie du Châtelet. Newton est important encore en ce qu’il est peut-être celui qui coupe définitivement le cordon entre physique et métaphysique.
La vérité de ces lois se manifeste par l'examen des phénomènes, quoique leurs causes aient échappé jusqu'à ce jour. Mais si ces causes sont occultes, leurs effets sont évidents… Dire que chaque espèce de chose est douée d'une qualité occulte particulière, par laquelle elle agit et produit des effets sensibles, c'est ne rien dire du tout. Mais déduire des phénomènes de la nature deux ou trois principes généraux de mouvements, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas dans la science malgré que les causes de ces principes demeurassent cachées. (Optique).

               Expérimentation, mathématiques et science : la science comme « juge à charge » (Kant)

La science nouvelle, inventée par Galilée repose sur deux piliers :
-          La mathématisation du monde
« La philosophie [= science(s) de la nature] est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à en comprendre la langue et à en connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères en sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. » (Il saggiatore, en français L'Essayeur)
C’est pourquoi le grand ouvrage de physique de Newton s’intitule « Principes mathématiques de philosophie naturelle ».
Une remarque s’impose ici. Trop souvent on a tendance à mélanger rationalisme, matérialisme et science moderne – encore aujourd’hui. Mais la mathématisation de la physique ne vient pas de la tradition matérialiste. Elle a une double origine : la première est le platonisme qui apparaît dès la Renaissance comme une arme philosophique contre la scolastique et qui, dans le Timée invite à penser la réalité comme composition d’objets mathématiques simples. La deuxième origine de la science moderne est profondément déiste. C’est le Dieu des philosophes et l’idéalisme radical qui l’accompagne qui, d’un certain point de vue rend possible la science nouvelle. Chez Descartes, la preuve de l’existence de Dieu a une fonction précise : elle est la garantie contre les « extravagantes suppositions des sceptiques » et  même coup, moyennant l’obéissance scrupuleuse aux règles pour bien connaître son esprit, on peut être assuré, par la science de trouver la vérité. Mais Dieu nous garantit de la possibilité de la vérité, on se trouve du même coup débarrassé de la nécessité de la garantie du vrai qui prévalait jusque là, savoir l’autorité de la tradition – Aristoteles dixit ! Cette voie cartésienne est aussi celle que suivirent les « messieurs de Port-Royal ». Leur opposition sans concession à la réforme, leur volonté de restaurer le christianisme dans toute sa pureté, conduisent, paradoxalement en apparence, Arnauld, Nicole et leurs amis sur le chemin d’un rationalisme critique dont la tradition scolastique fera les frais et qui concourt à la naissance de l’esprit des Lumières.
Par des voies différentes, le Dieu de Leibniz conduit à la même issue. La découverte du calcul infinitésimal qui constitue le noyau dur de la méthode analytique de Leibniz a été l’outil majeur du développement de la science moderne. Mais cette découverte n’était possible que une sorte de saut dans le vide et non à partir seulement des exigences de l’expérience physique. Affirmer que le hasard n’est jamais qu’apparent, que dans toute figure, aussi irrégulière qu’elle puisse paraître, on trouvera la somme d’une série de figures régulières, ce sont là des propositions qu’un matérialisme aurait peiné à formuler. Mais ce sont ces propositions si « théologiques » qui permettent le développement d’une science physique dans laquelle l’hypothèse de Dieu deviendra superflue.
Quoi qu’il en soit, Kant résume en soutenant qu’il n’y a de science que là il y a des lois formulées mathématiquement.
Or j’affirme que, dans toute théorie particulière de la nature, on ne peut trouver de science à proprement parler que dans l’exacte mesure où il peut s’y trouver de la mathématique. En effet, […] la science proprement dite, et spécialement la science de la nature, exige une partie pure qui serve de fondement à la partie empirique, et qui repose sur une connaissance a priori des choses de la nature. Et connaître une chose a priori signifie la connaître à partir de sa simple possibilité. Or la possibilité de choses déterminées de la nature ne peut être reconnue à partir de leurs simples concepts ; car à partir de ces concepts, on peut connaître la possibilité de la pensée (le fait qu’elle ne se contredit pas elle-même), mais non la possibilité de l’objet comme chose de la nature, une chose qui peut être donnée en dehors de la pensée (comme existante). Donc, pour connaître la possibilité de choses déterminées de la nature, et par conséquent pour la connaître a priori, il faut en outre que soit donnée l’intuition a priori correspondante, c’est-à-dire il faut que le concept soit construit. Et la connaissance rationnelle par construction de concepts est une connaissance mathématique.
(Kant : Préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature).
Il faut bien comprendre que cette mathématisation de la physique, dont Galilée est l’initiateur s’oppose à la tradition :  Aristote avait jugé (et cela avait une sorte de valeur de dogme intangible) que les mathématiques ne pouvaient s’appliquer à la connaissance de la nature d’ici bas
-          L’expérimentation.
La science « nouvelle » est expérimentale. Cela veut dire
1)      que l’on ne peut avoir de connaissance scientifique que des phénomènes ainsi que le dira Kant. Tout ce qui n’est pas susceptible d’une expérience possible est en dehors à jamais de la vérité scientifique. Donc, par exemple, il est impossible de « prouver » l’existence comme l’inexistence de Dieu (puisque de Dieu n’est pas un objet expérimental...)
2)      il s’agit non plus de l’expérience au sens ordinaire du terme (réduite au mieux à la simple observation) mais de l’’expérimentation, c’est-à-dire de la construction de dispositifs expérimentaux permettant de vérifier (ou non) des hypothèses explicatives.
Sur ces deux points, la rupture avec la tradition est complète. L’expérience était réduite à l’observation à l’œil nu des phénomènes dont il s’agissait seulement de trouver un explication a posteriori et elle ne pouvait contredire les dogmes.
Le premier point a été assez long à s’imposer. Galilée est le grand expérimentateur. Il construit des appareils pour « interroger la nature ». C’est d’abord le télescope qu’il a fait venir de Hollande et qu’il va ensuite fabriquer pour son propre compte. Pour ses études sur le mouvement il construit des appareils spécifiques qui permettent d’observer précisément ce qu’il est impossible d’observer directement dans la nature.
Descartes, en dépit de sa proximité avec les idées de Galilée cherche en partie à s’émanciper de l’expérimentation. La tentation de construire une physique a priori se manifeste dans les Principes de la philosophie où Descartes tente de déduire toutes les lois du choc entre les corps à partir du principe de la conservation de la quantité de mouvement, formulé d’ailleurs incomplètement.
C’est encore Kant qui résume le mieux le problème. Il ne s‘agit pas pour lui d’opposer la démarche déductive à partir de hypothèses théoriques à l’expérience mais de concevoir l’expérimentation comme l’action déduite d’entendement qui permet de « faire parler la nature ».
Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan  tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin.  Cette raison doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, d’après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme lois, et de l’autre les expériences  qu’elle a conçue d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La physique est donc redevable de la révolution, si avantageuse dans sa manière de penser, à cette simple idée qu’elle doit, conformément à ce que la raison elle-même met dans la nature, chercher en celle-ci (et non s’y figurer) ce qu’elle doit en apprendre et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. Par là, la physique a été mise sur le chemin sûr de la science, alors que pendant tant de siècles elle n’avait été rien d’autre qu’un pur tâtonnement. » (Préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure)

               La techno-science et la maîtrise :

Il nous faut maintenant revenir à Descartes.
Cette science nouvelle bouleverse le rapport entre la connaissance théorique et l’action humaine de transformation de la nature. Pendant des millénaires, science et technique ont suivi des voies séparées:
1)      la science était theoria, c’est-à-dire contemplation de la vérité. Et cette contemplation ouvrait un univers de valeur.
2)      La technique au contraire est un savoir « immanent à l’action ».
Avec la science moderne, on a un changement radical. La science a besoin de technique (Galilée) et elle produit à son tour des techniques (par exemple Huygens avec les horloges marines). C’est encore Kant qui comprend avec le plus de précision ce qui se passe. Ce qu’on appelle encore les arts mécaniques devient une application de la science, par opposition aux « arts et métiers » dans lesquelles c’est le tour de main qui est décisif.
C’est ce développement que Descartes entrevoit dans l’extrait du Discours par lequel nous avons commencé. Un développement dans lequel la mathématisation de la science est le principal facteur: si les lois de la physique sont des lois mathématiques on peut prévoir les effets. C’est le caractère prédictif de la science moderne qui ouvre la voie à la maîtrise.
Cette maîtrise n’est pas conçue de manière absolue chez Descartes: il s’agit de nous rendre « comme » maîtres et possesseurs de la nature. Croyant obéissant, Descartes ne veut pas que l’homme concurrence Dieu … encore que... il y a aurait sûrement beaucoup de choses à dire concernant la religion de Descartes. En tout cas Descartes dégage trois applications de la science.
1)      soulager la peine des hommes, c’est-à-dire le machinisme;
2)      la médecine, car le plus grand des biens est la santé;
3)      rendre les hommes plus sages et plus habiles par la médecine.
On cite volontiers les deux premières applications, mais on laisse souvent dans l’ombre la troisième alors qu’elle est véritablement la plus énigmatique. Il s’agit non plus d’éduquer les hommes pour les rendre plus sages, mais de les modifier directement par l’intermédiaire de l’action sur le corps. Il y a là quelque chose d’assez terrifiant qui anticipe pas seulement sur la science-fiction (Le meilleur des mondes ou Un bonheur insoutenable ou encore le film de Jessua, Paradis pour tous). Il s’agit aussi d’une question qui est posée de façon lancinante à la psychiatrie. C’est d’autant plus étonnant que cela donne une singulière vision de la séparation de l’âme et du corps qui, normalement, constitue le noyau dur de la métaphysique cartésienne.
Derrière cette affaire s’ouvre un double débat:
1)      débat à l’intérieur des Lumières: l’enthousiasme pour la science et la technique en tant que moyens de maîtriser la nature est loin d’être général. Spinoza répète et ce n’est pas par hasard que la puissance de la nature dépasse infiniment la puissance de l’homme. La science pour Spinoza est d’abord connaissance adéquate, de Dieu, de soi-même et des choses. L’homme peut disposer des choses de la nature mais le fantasme de maîtrise est absent. Rousseau fait son premier coup d’éclat avec le Discours sur les Sciences et les Arts qui apparaît comme une charge contre l’esprit des Encyclopédistes et contre Voltaire.
2)      Débat entre les Lumières et les anti-Lumières qui se poursuit encore aujourd’hui. On retrouve cela dans la pensée de Heidegger qui s’attaque à la science moderne (« la science ne pense pas ») et à « l’arraisonnement » du monde par la technique, sa mise au pas.
L’opposition cartésienne entre la philosophie ancienne « spéculative », celle qu’on enseignait dans les écoles et la philosophie pratique moderne, c’est-à-dire la science appliquée paraît très problématique.
En gros, de nos jours, l’essentiel de la science est absorbé par la science appliquée. Le but de la science n’est pas l’intelligibilité du réel, mais les opérations qu’elle permet. Il suffit de voir comment l’enseignement est orienté depuis des années. Ou de comparer le vieux « palais de la découverte » à la « cité des sciences ». On a presque l’impression que la science n’est pas l’affaire de la pensée mais celle des mains qui manipulent (« la main à la pâte »).
La domination de la science par la technique et de la technique par le profit capitaliste est un fait avéré. Nous ne sommes plus dans le combat ancien entre la science rationnelle et synonyme de progrès moral autant que matériel et l’obscurantisme, tant sont grands les progrès de l’obscurantisme à base scientifique et tant la notion même de progrès a perdu de son sens.
Le système scolaire, dont l’obsession est d’être au courant de la dernière hypothèse et qui confond volontiers formation scientifique et spectacle, s’empresse de transmettre des spéculations hasardeuses sans le moindre esprit critique. L’esprit de doute, le sens de la zététique, comme le dit encore Kant, s’apparenteraient presque à de la haute trahison. Or, certaines théories scientifiques sont en crise, dans une crise dont on s’étonne qu’elle ne semble pas perçue et traitée comme telle par la majorité des scientifiques. La théorie cosmologique standard du « big bang » s’enrichit chaque jour de nouvelles hypothèses « ad hoc » comme en son temps le ciel de Ptolémée s’enrichissait de nouvelles épicycloïdes. Ce n’est pas étonnant. Stricto sensu, la théorie du « big bang » pose des problèmes d’intelligibilité, redoutables, puisqu’elle suppose un avant et après des lois de la physique. S’y ajoute la dimension « science-fiction » avec laquelle les vulgarisateurs et les scientifiques eux-mêmes flirtent régulièrement, et nous avons un nouvel exemple de la manière dont la science produit de l’irrationnel.
Il n’en va guère mieux dans les théories de l’hérédité; ici la génétique, théorie dominante, et de très loin, impose une vision pré-galiléenne de la nature et du vivant, une vision qui, de surcroît, implique de nombreuses conceptions anthropologiques fort discutables … mais au total bien peu discutées.
Certes, les scientifiques ne sont pas tous dupes de ces idées dominantes ; ils protestent régulièrement contre les versions caricaturales qui sont données des résultats de leur recherche. Mais c’est par ces théorisations acrobatiques ou ces généralisations hâtives que la science se veut, le plus souvent, philosophie et c’est par-là qu’elle rencontre, sur le plan théorique, sa plus grande efficacité publique. C’est bien pourquoi cela mérite d’être interrogé, dès lors qu’on ne considère pas le rationalisme comme un mode de pensée définitivement obsolète.
La liberté de l’activité scientifique vaut d’être défendue et le vaut d’autant plus qu’elle est menacée par la course au profit qui fait passer les exigences des actionnaires des laboratoires avant les droits de la vérité. Le matérialisme philosophique n’étant pas un utilitarisme, l’orientation que je propose revalorise la « science désintéressée », la science qui vaut simplement par le gain d’intelligibilité du réel qu’elle nous procure.

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