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mercredi 11 mai 2011

Histoire critique du marxisme

Préface au livre de Costanzo Preve

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Bibliothèque
Par Denis Collin, le Mercredi 11 Mai 2011, 07:38 - aucun commentaire - Lu 6464 fois
Malgré une œuvre déjà fort consistante qui fait de lui un des penseurs italiens importants parmi ceux qui se sont mis « à l’école de Marx », Costanzo Preve reste presque inconnu en France, si on excepte quelques articles et entretiens dans la revue Krisis, ce que les bonnes âmes du marxisme orthodoxe ne lui pardonneront pas. La publication en français de la Storia Critica del marxismo, parue en 2007 à la Città del sole, vient donc commencer à combler ce manque et l’on peut espérer que d’autres ouvrages suivront, notamment son Marx inattuale, dont l’Histoire critique du marxisme est en partie une suite, ainsi que l’auteur s’en explique dans l’avant-propos.
Il s’agit d’une histoire du marxisme (et non d’une relecture ou d’une réinterprétation de la pensée de Marx) et on peut espérer qu’elle contribuera à ouvrir un débat nécessaire parmi les amis de Karl Marx et les penseurs qui se réclament du marxisme – deux catégories qui sont loin de se recouvrir. Commençons par cette distinction : Marx et le marxisme n’ont pas grand-chose à voir. En France, il s’agit d’une problématique qui, pour rester très minoritaire n’est pas totalement inconnue. C’est Maximilien Rubel, l’éditeur de Marx dans la collection de la Pléiade, qui publie un Marx, critique du marxisme en 1974[1], démolissant la légende d’un Marx fondateur du marxisme. C’est, à la même époque, la publication du volumineux Marx de Michel Henry[2] qui affirme que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx, tout en soutenant que Marx est l’un des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. C’est aussi Jean-Marie Vincent, philosophe, longtemps engagé dans l’action politique au sein de courants et de mouvements « marxistes », qui invite à découvrir « un autre Marx » en délaissant les lunettes du marxisme[3]. L’auteur de ces lignes, qui revendique sa dette à l’égard de Michel Henry, s’inscrit également dans ce courant des amis de Marx qui refusent la confusion intéressée entre Marx et le marxisme, et en particulier les versions courantes les plus grossières du « matérialisme historique ». On pourrait aussi citer, hors de France, les courants comme la « Wertkritik » avec Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moishe Postone. Parmi tous ces auteurs, plusieurs enracinent leur critique du marxisme et leur relecture de Marx dans la tradition de la « théorie critique » de l’école de Francfort – même s’il s’agit de procéder, là aussi, à un examen critique de ce que nous ont laissé Marcuse, Adorno ou Horkheimer. Sans oublier Lukacs dont L’ontologie de l’être social figure au panthéon de Preve.
Voilà pour Marx. Qu’en est-il du marxisme ? Parler du marxisme au singulier est sûrement abusif. Il y a des marxismes, souvent très différents et parfois radicalement opposés. Preve en fait le constat. Mais alors que les études marxologiques habituellement classifient les courants du marxisme en fonction des présuppositions théoriques ou des interprétations et réinterprétations de Marx, Preve tente d’appliquer au marxisme la méthode de Marx lui-même, c’est-à-dire la compréhension de la genèse sociale des catégories de la pensée, suivant en cela les pistes tracées par Lukacs et Sohn-Rethel. On a souvent reproché au marxisme, et à juste titre, d’être dans l’incapacité de s’appliquer à lui-même sa propre méthode – c’est, par exemple, la critique que conduit Habermas concernant la nécessaire autoréflexion des sciences sociales. Mais ce qui est vrai du marxisme ne l’est pas de Marx. Que les catégories de la pensée se forment historiquement et ne trouvent leur plein développement qu’à une certaine étape de l’évolution socio-historique, c’est le cœur même du Capital, lu, à tort, par la plupart des marxistes comme un « traité d’économie marxiste ». On pourrait croire qu’une telle position qui relie les catégories scientifiques à l’époque et au mode de production conduit au relativisme et à une sorte de scepticisme concernant la connaissance scientifique en général et la connaissance de l’histoire et des sociétés humaines en particulier. Mais il n’en est rien. Cette autoréflexion permet de comprendre l’unité dialectique entre les rapports sociaux (rapports de production) et les formes de la conscience qui ne sont pas de simples « reflets » de la « base » mais sont cette base elle-même saisie sous un autre angle. Les relations entre les individus, tant dans le travail que dans les autres formes de l’interaction, pour parler avec le langage de Habermas, sont des actes « matériels », c’est-à-dire perceptibles dans la sensibilité, mais en même temps ce sont des opérations mentales auxquelles correspondent des formes déterminées de la conscience. Et il est évidemment impossible de séparer le premier aspect du deuxième, pas plus qu’on ne peut séparer les deux faces d’une médaille. Marx définit les « choses sociales », comme des « choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens ».[4] Évidemment, si l’on pousse jusqu’au bout ces analyses, on sera amené, comme le propose Preve, à remettre en cause la définition de la philosophie de Marx comme un « matérialisme » : le matérialisme de Marx est « introuvable » et la pensée de Marx est bien plutôt un « idéalisme de l’émancipation ». Voilà qui devrait faire pousser de hauts cris dans la galaxie du marxisme français où, trop souvent, on n’a retenu de Marx que la volonté de « faire science » et où la défense du matérialisme et de droits des sciences positives est la dernière ligne de repli des intellectuels marxistes. Ce n’est pas un hasard si, chez nombre de ces intellectuels, c’est Darwin qui a pris la place de Marx. Il devrait pourtant être évident que Preve a raison. Le « matérialisme » de Marx n’a rien à voir avec le matérialisme du XVIIIe siècle et personne ne devrait oublier, qu’après ces brouillons passionnants que sont les manuscrits de 1844, la pensée propre de Marx prend son essor quand il renvoie pratiquement dos-à-dos l’idéalisme et le matérialisme du passé, « y compris celui de Feuerbach », ce matérialisme du passé incapable de saisir la réalité « comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement ». On peut même penser que Marx donne un tout petit avantage à l’idéalisme, celui d’avoir développé « le côté actif », certes « de façon abstraite »[5]. Il est impossible, dans le cadre d’une préface de développer ces questions, mais beaucoup de choses se jouent à partir de là : soit une interprétation philosophique dont on peut trouver des expressions dans l’école de Francfort, chez Lukacs ou d’autres penseurs plus contemporains que Preve ne fait qu’évoquer ; soit le marxisme, « science de l’histoire », nouvelle science positive de la société – en gros un marxisme qui accomplit le projet formulé par Auguste Comte – soit dit en passant un des rares philosophes français à trouver grâce aux yeux d’Althusser et ce n’est pas un hasard. Mais cette science positive, comme chez Comte, est vouée à se transformer en une nouvelle religion. La lecture que Preve fait de Marx le conduit ainsi à réfuter les prétentions du marxisme à être une philosophie ou une science. Le marxisme, tel qu’il a historiquement existé dans les grands partis socialistes et communistes n’a pas été autre chose qu’une religion à destination des classes subalternes
Donc une « histoire critique du marxisme » devra se donner pour objectif d’expliquer la genèse des différentes formes idéologiques qui caractérisent le marxisme. Un peu à la manière des archéologues, Preve dégage les grandes couches : les plus anciennes qui appartiennent à l’ère du « proto-marxisme » (1875-1914), ensuite le « marxisme intermédiaire », une sorte « méso-marxisme » (1914-1956) et enfin un « marxisme tardif » (1956-1991). Les trois âges, comme dans toute bonne philosophie de l’histoire : la fondation, la construction et, enfin, la dissolution. Et le père fondateur, le saint Paul du marxisme, c’est Engels, qui se présentait modestement comme le second violon mais, en réalité, est l’auteur du livret de l’opéra ! Dans le marxisme classique, Marx et Engels apparaissaient comme un « dieu jumeau », non pas la sainte Trinité mais la « sainte Dualité ». Une certaine critique du marxisme standard, refusant cette figure mythologique a préféré dévaloriser Engels. De co-Dieu, le voilà devenu Satan, ou, et c’est peut-être pire, un médiocre épigone qui a déformé la parole du maître en la vulgarisant. Engels n’a mérité ni l’idolâtrie, ni la diabolisation, ni le mépris. Il est l’inventeur de génie d’une doctrine qui put devenir l’idéologie d’une force sociale en pleine ascension, celle des ouvriers cultivés, dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, mais aussi ailleurs en Europe. Cependant le jugement de Preve est sévère : « le canon proto-marxiste peut être défini comme la sécularisation la plus récente de la pensée traditionnelle et de la forme peut-être la plus archaïque de la pensée humaine. » C’est encore « la sublimation philosophique de l’impuissance historique » du prolétariat censé renverser l’ordre ancien mais en fait incapable de sortir de son état de classe subalterne.
Preve déroule ensuite systématiquement les conséquences de ces thèses. Le communisme du XXe siècle, celui de l’URSS et des pays entrés dans l’orbite à la suite de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucun rapport avec le communisme que Marx avait pensé – même s’il s’était contenté d’en donner seulement des définitions négatives. Ce « communisme du XXe siècle » n’aura été finalement qu’une transition vers le capitalisme. Dans les courants marxistes adversaires du stalinisme, les trotskistes notamment, il y eut d’interminables discussions sur la « nature de l’URSS ». Preve apporte une contribution originale à ce genre pourtant largement rebattu. D’une part, il accorde une importance décisive à l’embaumement du cadavre de Lénine et à son exposition dans le fameux mausolée. Cet évènement signe la nature du régime politique de l’Union soviétique et la nature de son marxisme : « la momification de Lénine, absente des théories ordinaires du marxisme, est pourtant le premier vrai problème philosophique du marxisme intermédiaire et doit être prise très au sérieux. » D’autre part, il souligne, de manière presque provocante, la fonction sociale des purges et de la terreur stalinienne comme moyen d’une formidable promotion sociale qui, un temps, a assuré la force du régime en renouvelant régulièrement l’appareil du bas en haut.
Dans la marxologie française, Preve sera sans doute reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Sans haine, sans polémique inutile, il philosophe à coups de marteaux et brise les idoles théoriques sans aucune considération pour les gloires consacrées. Alors que les études marxiennes ou marxistes se contentent d’objets restreints ou se perdent dans les dernières modes intellectuelles, pour parler d’autre chose que ce qui devrait être leur occupation première, Preve nous invite à tirer un bilan sérieux, complet et sans concession du marxisme et à en considérer l’histoire globalement. Rien n’est plus urgent. Cela permettra de redonner à Marx sa véritable place, non plus un prophète ou un penseur qui aurait réponse à tout, mais la place plus modeste d’un philosophe dans la tradition philosophique. Peut-être pouvons-nous espérer aussi que, le terrain nettoyé, une pensée critique – intégrant Marx mais le dépassant – pourra à voir le jour et ouvrir de nouvelles perspectives émancipatrices.
Denis Collin

Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme,traduit de l'italien par Baptiste Eychart, préface de Denis Collin, postface d'André Tosel. Armand Colin, collection U.

 


[1] M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974, nouvelle édition avec une préface de Louis Janover, Payot & Rivages, 2000.
[2] M. Henry, Marx. Tome 1 : Une philosophie de la réalité. Tome 2 : Une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976, réédition collection « Tel », 1991.
[3] J-M. Vincent, Un autre Marx. Après les marxismes, éditions « Page deux », collection « Cahiers libres », 2001
[4] Voir sur ce point notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996
[5] Voir K. Marx, Thèses sur Feuerbach

mardi 12 mai 2009

Sur le concept de communisme

Un texte de Costanzo Preve dédié à Georges Labica (1930-2009)


Georges Labica
1. Dans une correspondance épistolaire sur le réseau avec Attilio Mangano, publiée sur son blog (ripensaremarx.splinder.com), Gianfranco La Grassa (à partir de maintenant GLG) admet ouvertement ne plus pouvoir se dire « communiste », être anticapitaliste sans communisme, et en substance il admet ne plus avoir de concept du communisme.
Il s’agit d’une confession qui lui fait honneur. Du moment que GLG est un véritable spécialiste de Marx et non un bavard confusionniste, il est clair qu’il ne peut plus se contenter d’affirmations anti-éducatives de type narcissiste-existentialiste à la Pietro Ingrao, pour qui communiste est celui qui « se sent communiste » ou « se déclare communiste ». Sur de telles bases, même le fou de l’asile qui déclare être Napoléon devrait aussi être véritablement Napoléon. S’il y avait en Italie une discussion marxiste sérieuse, au lieu seulement des blogs autoréférentiels en lutte sectaire réciproque, l’aveu de GLG ferait discuter. Ceci, évidemment, ne peut arriver. Qu’importe, moi, je le discuterai.
2. Selon le Dictionnaire Critique du Marxisme (en langue française) de Labica et Bensussan, à l’entrée « Communisme », on peut lire quelques intéressantes conceptualisations :
(a) Jusqu’à L’idéologie allemande de 1845, Marx n’use jamais du terme « communisme », mais du terme « socialisme ». Dans ce contexte historique, le communisme était seulement la répartition égalitaire des biens et Marx la critique dans les Manuscrits de 1844 avec la curieuse expression de « propriété privée générale ».
(b) Dans les Manuscrits de 1844, Marx pense encore le socialisme dans des termes « conviviaux » et communautaires d’une assemblée réunie autour d’un repas commun fraternel (d’où « compagnon », cum-pane, celui qui rompt le pain ensemble avec moi). Les origines communautaires conviviales du terme communisme en 1844 sont philologiquement documentées et qui veut séparer communisme et communautarisme doit détruire toute la documentation existante.
(c) Dans les Manuscrits de 1844 il y a une centralité du concept d’aliénation. Comme c’est connu, il y a des écoles marxistes (parmi lesquelles l’école l’althussérienne de GLG) qui voudraient se défaire de ce concept « juvénile ». D’autre écoles, comme la mienne, ont à ce propos une opinion opposée et en soutiennent la permanence et la centralité pour toute la vie de Marx. Une des raisons (non la seule) pour quoi je la tiens pour centrale est que chez Marx la critique du concept abstrait d’aliénation est inséparable du concept concret de division du travail. Et un communisme qui laisse la division du travail exactement comme elle est aujourd’hui me semble vraiment peu un “communisme”, et bien plus une ingénierie sociale de type positiviste.
(d) Dans L’Idéologie Allemande de 1845 nous avons la coprésence, qui n’est pas due au hasard, de deux concepts nouveaux. D’un côté, le concept de mode de production capitaliste, dont jusqu’en 1845 manquait tant le concept que le nom. De l’autre côté, le concept de communisme non comme idéal à réaliser, mais comme le mouvement réel qui abolit l’état de choses présent. Le véritable « matérialisme historique » naît ainsi seulement en 1845 à travers la connexion dialectique organique du mode de production capitaliste, des contradictions de ce mode de production (bourgeoisie et prolétariat, forces productives et rapports de production, etc.) et du communisme comme mouvement réel.
(e) Dans le Capital, chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx pense le capitalisme par différence et par contraste avec les robinsonnades, le “sombre” monde féodal et l’exploitation agraire familiale, à travers la représentation « d’une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (…) Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. »[1]
Résumons : si les mots ont un sens, le communisme résulte des trois concepts de  ( de travail,  de production,  de distribution), de plan (c’est-à-dire de prévalence du plan sur le marché) et enfin de transparence (les rapports sociaux communistes sont « transparents » et ne sont pas, au contraire, rendus obscurs par le fétichisme de la marchandise, dû lui-même à l’aliénation des produits du travail, et, comme on le voit, je réfute radicalement la lecture d’Althusser et de GLG de la séparation entre le concept d’aliénation et le concept de fétichisme de la marchandise, que je considère inversement comme des concepts interconnectés, logiquement et historiquement).
(f) Dans les écrits aux alentours des années 1870 et de la Commune de Paris, Marx montre que pour lui le communisme est « l’association des producteurs ». Cette association des producteurs a deux bases, la réappropriation du surplus social approprié par les classes exploiteuses et la démocratie directe des producteurs eux-mêmes. Marx voit comme liées la démocratie directe et l’extinction de l’État, parce que pour lui la démocratie directe est incompatible avec la permanence de l’État, aussi « démocratisé » qu’il puisse être.
(g) Dans la Critique du programme de Gotha de 1875, Marx distingue deux phases du passage au communisme, la première phrase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail) et la seconde phase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins). Il s’agit d’une distinction très connue, en général connue même des débutant dans l’étude du marxisme.
Dans l’interprétation classique du marxisme, la première phase a été appelée « socialisme » et la seconde « communisme ». Grâce aux travaux de la tendance maoïste occidentale (Althusser, Bettelheim, Natoli, etc.) on est certain que cette distinction est inexacte. Le socialisme, en fait, n’est pas pour Marx un mode de production autonome mais simplement la transition du capitalisme au communisme, dans laquelle perdure la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat autour des « deux lignes » du parti (théorie de la révolution culturelle de Mao Tsé-toung et du maoïsme européen).
Le discours devrait être beaucoup plus long et mieux articulé, mais contentons-nous pour l’instant de ces sept points introductive. Et par-dessus tout, commentons-les de manière libre et dépourvue de préjugés.
3. Pour qui connaît la philosophie de Hegel et n’en parle pas seulement par « ouï-dire » comme un ivrogne dans une auberge, il est évident que le communisme de Marx ne se « superpose » pas à l’histoire comme un projet rationnel abstrait, mais émerge du développement des déterminations dialectiques (dans le sens de déterminations du fini qui renvoie à autre chose que lui-même), et par conséquent il est contenu dans le capitalisme comme sa possibilité ontologique objective.
Qui connait la Phénoménologie de l’esprit, et ne crache pas dessus sans la connaître, seulement par « ouï-dire », y reconnaîtra la théorie du Savoir Absolu de Hegel, pour qui « la force de l’esprit est plutôt celle de rester égal à lui-même dans son extériorisation ». Si nous cherchons à déduire le communisme non seulement d’une possibilité objective qui n’est nécessitée par rien de contraignant (le dynamei onaristotélicien), mais d’une nécessité historique qui prend la forme (folle) d’une loi naturelle positiviste, nous finissons évidemment dans une impasse.
La « science » ainsi entendue ne pourra jamais déduire scientifiquement le passage du capitalisme au communisme.
4. La faillite de tous les « scientismes », de Lucio Colletti à Gianfranco La Grassa, est donc inscrite depuis le début dans le caractère erroné de leurs présupposés. Et comme je ne m’étonne pas du tout  que Colletti, plein de sa stupide rancune contre Hegel, bien meilleur que lui, soit finalement passé de Marx à Popper, de la même manière, je ne m’étonne pas que Gianfranco La Grassa, sur la base du fait que le communisme est aussi aléatoire que la chute d’une météorite, affirme dans sa correspondance avec Mangano que « croire au communisme est comme croire en Dieu » et que la croyance dans le communisme est une simple manière de donner un sens à sa propre vie, analogue de ce point de vue à la croyance chrétienne.
Ceux qui veulent fonder le communisme sur la science scientifique épurée de l’horrible triade irrationaliste philosophie-idéalisme-humanisme, sur laquelle, à l’inverse, je fonde rationnellement mon communisme, je le revendique et je l’en vante, arrivent nécessairement à l’excommunication de Pascal, c’est-à-dire à la foi communiste assimilée à la foi en Dieu.
Est-ce que je m’étonne ? Mais pas même en rêve ! Depuis plusieurs années j’en suis arrivé à la conclusion calme et prudente (faillible et provisoire comme toutes les conclusions) que le pire irrationalisme, celui qui est incurable (et incurable parce qu’il ne sait pas socratiquement qu’il ne sait pas) est l’arrogance scientiste, celle-ci qui se décharge dans la haine envers la philosophie, l’humanisme et l’idéalisme, le communautarisme, la décroissance, etc. À la fin, son délire scientiste lui fond entre les mains comme la glace au soleil et il doit parler d’abord du communisme aléatoire comme la chute d’une météorite et ensuite de la foi dans le communisme comme quelque chose de semblable et même d’égal à la foi en Dieu.
Tout ceci mérite d’autres commentaires brefs.
5. Dit de manière synthétique, le paradigme de théorique de GLG peut être résumé ainsi : l’analyse du mode de production capitaliste est une science alors que le communisme est une religion.
Ce modèle théorique n’a rien à faire avec celui de Marx. Notez bien : je n’ai pas dit qu’il est une interprétation discutable de Marx. Des interprétations de Marx il y en a des centaines. Par exemple, mon interprétation de Marx (Costanzo Preve) est une interprétation discutable : Marx est le troisième grand penseur idéaliste après Fichte et Hegel ; chez Marx le matérialisme a seulement un statut métaphorique complémentaire mais non fondateur : l’art, la religion, la philosophie, ne sont pas des superstructures ; l’État ne s’éteindra pas non plus dans le communisme ; l’humanisme est partie intégrante de la pensée de Marx ; le communautarisme est à la base du concept de communisme, etc. C’est le cas de dire : plus discutable que ça !
Et cependant, pour discutable qu’elle soit, mon interprétation est en tout conforme au projet de Marx, fondé sur le fait de tenir ensemble capitalisme et communisme et dans la pensée du communisme à partir du capitalisme, non comme son issue nécessaire (pour user du langage positiviste erroné de Marx et  Engels : comme un « processus de l’histoire naturelle »), mais comme son issue ontologique possible (le dynamei on aristotélicien, l’experimentm mundi de Bloch, l’ontologie de l’être social de Lukacs, etc.).
Si inversement on arrive au dualisme, totalement séparé, de l’analyse du mode de production capitaliste comme science et du communisme comme religion, alors on est complètement en dehors de Marx.
Notez-le bien. Pour moi cette affirmation ne comporte absolument aucune condamnation moraliste indignée ni une excommunication des groupuscules fous et sectaires. Simplement, je constate où nécessairement doit arriver le long cri de haine et de mépris envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme.
La confession de GLG (le communisme est comme la foi en Dieu) ne me scandalise pas, en effet. Simplement, il me plait de la voir écrite noir sur blanc, parce qu’elle représente une confirmation retentissante de ce que je pense depuis au moins vingt ans de tous les paradigmes antiphilosophiques et antihumanistes du communisme. Les graves tombent gravitationnellement. Les marxismes scientistes et antiphilosophiques tombent eux aussi gravitationnellement.
6. Après cinquante années de recherches sérieuses et originales sur Marx et le marxisme, notre GLG est arrivé à deux conclusions sur le communisme. Premièrement, le communisme est une foi religieuse et existentielle comparable à la foi en Dieu.  Il y a celui qui a la fortune de l’avoir et celui qui, hélas (ou heureusement, parce qu’il est « wébériennement » plus désenchanté) ne l’a pas. Deuxièmement, l’advenue du communisme dans l’histoire humaine est un phénomène purement aléatoire, comparable à la chute d’une météorite.
Voyons comment le maître de GLG, Louis Althusser, se représente le communisme dans une conférence à Terni (cf.  Repubblica et Manifesto, 5/4/1980), peu de temps avant sa catastrophe bien connue. Devant un plateau de petits sots bouleversés « de gauche », le maître franco-taôiste soutient dans l’ordre les thèses suivantes (je me limite malheureusement aux seules thèses rapportées par les journalistes médiocres présents).
Il est nécessaire de jouer en se débarrassant de toutes les partitions.
Le socialisme historique construit jusqu’ici est de la « merde » (sic !)
Après cette merde, cependant, grâce à la résistance ouvrière constituante, viendra l’anarchisme social.
Quand au communisme, pour l’heure il est vivant chez les enfants qui jouent heureux et indisciplinés dans leur cour.
Le communisme en outre ne signifie pas du tout « socialisation », parce que socialiser est une chose terrible, un « tendance du capitalisme » et il est besoin le cas échéant de « désocialiser ».
Dans une entrevue concédée par Lucio Colletti, ce dernier rapporte qu’il a dîné avec Althusser dans un « petit restaurant vietnamien », qu’ils ont discuté du marxisme et qu’Althusser lui aurait dit que le marxiste qui lui semblait le plus prometteur et pertinent était l’Italien Antonio Negri, dit Toni Negri, devenu depuis internationalement fameux avec ses deux œuvres écrites avec Michael Hardt, Empire et Multitude, desquelles, par pudeur, je ne parlerai pas, mais que je tiens pour le pire au sens absolu de ce qui a été publié dans la conjoncture  historique (provisoire) de la dernière décennie.
Un bref commentaire. La sympathie d’Althusser pour Negri (je considère comme fiable le témoignage de Colletti) n’est pas un hasard, car tous les deux s’accordent pour décliner théoriquement le communisme dans les termes de l’anarchisme, c’est-à-dire de l’extinction de l’État. Ne pouvant cependant pas « démontrer » cette thèse (précisément l’extinction de l’État), thèse effectivement indémontrable (et on peut voir, outre Preve, Danilo Zolo, Domenico Losurdo et de très nombreux autres) ils doivent se replier sur des métaphores tout à fait littéraires, comme des bambins heureux qui jouent sans surveillance dans leur cour, ou bien comme des « multitudes constituantes ». Negri lui-même, après la mort d’Althusser, a confirmé de manière répétée son adhésion au soi-disant « matérialisme aléatoire », c’est-à-dire à la théorie du communisme pensé comme la chute d’une météorite. On a ainsi la configuration d’une véritable école vénéto-marxiste, qui va de Padoue (Toni Negri) à Conegliano Veneto (Gianfranco La Grassa ).
Inversement, je suis d’accord avec Althusser sur les points (a) et (e). Il est besoin en effet aujourd’hui de faire du marxisme en jetant dehors de toutes partitions. Mon défunt ami Jean-Marie Vincent l’a dit de manière encore plus précise dans un essai fondamental soutenant qu’il est nécessaire de « se débarrasser du marxisme » entendu comme la tradition séculaire 1890-1990. Très bien dit. Personnellement, voilà au moins vingt ans que je cherche à le faire. En outre, il est parfaitement vrai que sans désocialiser la socialisation capitaliste (en particulier la pire de ces socialisations culturelles, la socialisation de la soi-disant « culture de gauche »), il n’y a aucun sens à parler de communisme. Je suis en revanche en désaccord avec les points (b), (c) et (d). J’accorde le fait que les enfants essoufflés qui jouent au ballon sont l’image du bonheur, mais ce type d’extase (sortir de soi-même, ek-statis) ne doit pas être assimilé à l’association des producteurs qui, pour Marx, est le concept du communisme. L’association des producteurs peut se révéler pédante, ennuyeuse et difficile. La félicité à mon avis se cherche et se trouve ailleurs. La félicité est une dimension privée. Seule la justice est une dimension publique. Un peu de philosophie grecque ne ferait pas de mal.
7. À qui veut continuer sur la route des multitudes constituantes à l’intérieur d’un empire déterritorialisé sans plus aucun État national,  de l’anarchisme social magiquement sans la charge minimum de démonstration rationnelle sur une base historique, de la foi dans le communisme pensée selon le modèle de la foi en Dieu, du communisme pensé sur le mode aléatoire comme une chute de météorite, du communisme esthétique comme félicité présente des enfants excités qui jouent au ballon dans une cour, des désormais insupportables déclarations de haine envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme, etc., à celui là est conseillé d’interrompre tout de suite  la lecture. Contra negantes principia ­ - disait Hegel – non est disputandum.
Qui veut en revanche tourner la page est prié de lire avec une extrême attention les paragraphes qui viennent.
8. Il n’est pas vrai que les choses sont « complexes ». La soi-disant « complexité » est un mythe de la caste universitaire, la même qui a réduit la philosophie à la « citatiologie ». La « citatiologie » est le seul paramètre académique pour les concours universitaires, à partir du moment où la philosophie a été privée de tout rôle fondateur dans la compréhension de la société et de l’histoire. Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel et Marx auraient été inexorablement recalés à un concours universitaire, parce qu’ils ont écrit sans citer personne. La citation peut être parfois utile, mais, c’est comme le vinaigre balsamique, une goutte suffit.
On dira que ceci valait seulement pour les grands et que maintenant cela ne vaut plus. Maintenant, sans « citatiologie », on est expulsé de la république des doctes. Idioties. Lukacs écrit (Pensiero Vissuto, Editori Riuniti, Roma 1983, p.44)[2]: « Sur moi, Bloch a eu une énorme influence. C’est lui en fait qui m’a convaincu avec son exemple qu’il était possible de philosopher à la manière traditionnelle. Jusqu’à ce moment, je m’étais immergé dans le néokantisme de mon temps, et maintenant que je rencontrais en Bloch le phénomène de quelqu’un qui philosophait comme si la philosophie moderne tout entière n’existait pas et qu’il était possible de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel. » Ici, Lukacs touche à un point essentiel.  Il ne s’agit pas de se donner, de manière mégalomaniaque, l’illusion de pouvoir arriver au niveau d’Aristote et de Hegel. Il s’agit de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel sans la stupide rhétorique de la complexité et sans croire qu’on peut « démontrer » quelque chose de manière érudite et citatiologique. Il ne s’agit certes pas de haïr le cirque universitaire et ses rites « citatiologiques », mais de comprendre que ce cirque est totalement insignifiant pour la discussion philosophique des contenus.
9. Hostile au « citationnisme » inutile et pléonastique, alibi pour androïdes académiques privés d’idées originales, je commencerai cette fois avec une citation, et avec une citation d’une partie de la première des Thèses sur Feuerbach, écrite par Marx au printemps 1845 à Bruxelles et dont Engels a donné une publication posthume en 1888. Elle dit :
« Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet (Gegenstand), la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme de l’objet (Objekt) ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. »[3]
J’omets le reste, secondaire et non essentiel. Mon ami défunt Georges Labica, maître aimé et ami fraternel, a dédié un commentaire analytique aux Thèses sur Feuerbach qu’il vaudrait la peine de reprendre, ce que je ne peux pas faire pour des raisons de place. Si on le faisait, il en émergerait l’interprétation connue du marxisme comme « philosophie de la praxis », inaugurée en Italie par le livre de Giovanni Gentile de 1899 sur la Philosophie de Marx (livre qu’en son temps Lénine apprécia dans la traduction française, au point de conseiller à sa sœur de le traduire en russe), qui fut le modèle repris substantiellement par Gramsci dans ses Quaderni del carcere, très bien commentés en langue française par André Tosel.
Et toutefois j’en donnerai tout de suite mon interprétation, théorétique et non citatiologique.
10. Avant tout un nécessaire acte brechtien de distanciation.  La première thèse sur Feuerbach de Marx se base sur deux pittoresques équivoques de Marx. Il n’est pas besoin en effet de penser que Marx est le fils de Dieu qui ne se trompe jamais. Marx a commis quelques erreurs, par exemple, dans l’interprétation de Hegel et c’est seulement récemment, avec la chute de la Sainte Inquisition du communisme étatique et partisan qu’il a été permis de commencer précautionneusement de le dire (cf.  Roberto Fineshi, Marx et Hegel, Carrocci, Roma, 2006).
Il est évidement qu’ici Marx cherche à fonder une philosophie de la praxis, qu’il explicitera dans la onzième et dernière thèse sur Feuerbach, savoir : « Les philosophes ont seulement interprété le monde de différentes manières, il s’agit de la transformer. »[4] Il est intéressant que Engels en 1888 ait interpolé, en l’inventant, un aber inexistant dans le texte original, pour quoi la phrase sonne ainsi : « les philosophes ont jusqu’à présent interprété le monde de différentes manières. Il s’agit au contraire de la transformer. » Engels a mis son bébé “au contraire” (aber) en parfaite bonne foi. Mais pour un siècle, les idiots incurables travestis en « vrais marxistes » ont mis en avant la démentielle conception activiste qui oppose l’interprétation à la transformation, comme si on pouvait transformer quelque chose sans l’avoir préalablement interprété correctement. Il s’agit d’une pathologie nommée « dromomanie », typique de ceux qui ne parviennent jamais à resté en place et s’agitent continuellement.  Une grande partie de l’histoire du marxisme est une histoire de dromomanie hystérique. Mais passons au commentaire de la première thèse sur Feuerbach.
À cette fin, il faut dire qu’il y a tout de suite deux véritables erreurs à relever. En premier, il n’est pas vrai du tout que le matérialisme de Feuerbach soit à inscrire dans les matérialismes contemplatifs qui considèrent la réalité en termes abstraits d’objet (Objekt), et non d’obstacle qui se tient face à notre praxis (Gegenstand). Il n’est pas vrai du tout que Feuerbach ne conçoit pas la réalité comme activité humaine et comme praxis subjective. C’est exactement le contraire. Feuerbach conçoit la praxis humaine comme vecteur humaniste fondamental de désaliénation de l’homme, le seul moyen de remettre sur ses pieds la théologie qui n’est autre que l’anthropologie placée sur la tête. Le manque de générosité de Marx vis-à-vis de Feuerbach est criant, même s’il est compréhensible pour un homme qui n’a pas encore trente ans et qui doit effectuer le freudien meurtre du père (et même de deux pères, Hegel et Feuerbach). En second lieu (et ici nous sommes au sommet du théâtre philosophique de l’absurde), Marx relève que « le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle effective, sensible, comme telles. »   Que l’idéalisme, inauguré en 1794 par Fichte (cf.  La doctrine de la science) traite abstraitement le côté actif, et naturellement ne connaît pas l’activité réelle et sensible comme telle, est une pure invention polémique du jeune Marx. Le Je de Fichte est une métaphore philosophique unifiée sous forme d’un concept unitaire transcendantal-réflexif de l’humanité entière, pensée comme vecteur dynamique transformateur du Non-Je, c’est-à-dire des obstacles continus que l’humanité trouve devant elle comme obstacle (Gegenstand) à son incessante activité méliorative, ce qui est exactement ce que Marx considère comme nécessaire pour passer de l’interprétation du monde à sa transformation. Et il en résulte un sympathique paradoxe selon lequel le matérialisme que Marx cherchait existait depuis un demi-siècle (1794-1844) et c’est justement l’idéalisme de Fichte.
11. Bertolt Brecht, dans Dialogues de réfugiés, dit que celui qui est privé de sens de l’humour ne devrait pas s’occuper de philosophie. Brecht interprète en effet la dialectique hégélienne comme la manifestation philosophique du sens de l’humour, dans la forme de l’identité des opposés et de la continuelle transformation d’un opposé dans l’autre et vice-versa. Pour l’essentiel, Brecht a raison.  Et c’est en effet le point le plus haut de l’histoire du théâtre de l’absurde le fait que Marx croie avoir découvert en 1845 une chose déjà amplement découverte par Fichte en 1794, et appelle « matérialisme » rien de moins que le modèle classique de l’idéalisme, croyant évidemment que le matérialisme consiste dans le fait de ne pas croire en Dieu ou dans le primat de l’infrastructure sur la superstructure. De cette manière, sous le nom de « matérialisme », utilisé en un sens purement métaphorique, sont simplement interpolés l’ et le structuralisme, sous un autre nom. Mais on ne s’arrête pas ici : cela ne fait que commencer.
12. En simplifiant brutalement, mais en même temps en ne m’excusant pas du tout de cette simplification, et même en la revendiquant comme le légitime orgueil de l’innovateur, je ne pense que la logique historique du marxisme (l’histoire logique et non l’histoire historique effective) peut être résumée de manière dialectique en trois moments. En disant « dialectique », j’entends la seule dialectique moderne qui existe, la dialectique triadique de Hegel, parce qu’il n’en existe pas d’autre. Pour parler bref, la soi-disant « dialectique négative » d’Adorno n’est pas à mon avis une vraie dialectique, mais simplement une rousseauiste « furie de disparition », qui ne se détermine jamais substantiellement et temporellement et, partant, ne se déterminant jamais spatialement et temporellement, n’est pas une vraie dialectique, parce que la dialectique doit toujours se déterminer dans un fini spatio-temporel, qui, étant une détermination finie, comme toutes les déterminations renvoie à autre chose qu’à soi, et pour cette raison est proprement dialectique (cf.   Fernando Vidoni, Dialettiche nel pensiero contemporaneo, Canova, Trevisa, 1996).
Il y a eu une dialectique antique (Platon). Mais la dialectique moderne, construite sur la base historique et non géométrique-pythagoricienne, par Hegel, est triadique, comme l’est du reste la Trinité Chrétienne, qui, philosophiquement représente la fin de la pensée antique et la naissance de la pensée « moderne » dans un sens évidemment figuré et métaphorique.
Pour parler brièvement, on peut interpréter la dialectique triadique de Hegel de la manière que l’on veut, comme thèse-antithèse-synthèse, ou comme moment abstrait-dialectique-spéculatif, ou encore comme logique de l’être-de l’essence-du concept.
Faites comme il vous plaira pourvu que vous compreniez la logique dialectique de cette exposition dialectique de l’histoire logique-transcendantale de la pensée de Marx.  
13. J’ai affirmé dans le paragraphe précédent que l’unique dialectique moderne est triadique, et seulement triadique, entendue comme sécularisation rationnelle idéaliste de la Trinité chrétienne la précédant, ce qui suppose la compréhension difficile mais nécessaire que, à la différence des Juifs et des Musulmans, qui croient en Dieu, les chrétiens ne croient pas véritablement en Dieu (comme le répètent en cœur les sots et les désinformés) mais dans la Trinité, qui est une chose bien différente. De ceci dépend la reconnaissance du caractère cognitif de la religion dans la forme de la représentation (Vorstellung), nié par tous les confusionnistes positivistes, empiristes, laïcistes, athées de diverses variétés. Mais passons outre ou, comme dit le patriote du risorgimento condamné à être fusillé, tiremm innanz (« Continuons » en napolitain, NDT). Fidèle à la méthode triadique, j’exposerai la logique historique du projet de Marx en trois moments, A, B et C.
(A) Dans son premier moment, la pensée de Marx se manifeste dans la forme d’une philosophie de la praxis, ou plus exactement dans la forme d’une philosophie de l’unité de la théorie et de la praxis, c’est-à-dire d’un idéalisme fichtéen qui se croit matérialiste. Il s’agit du jeune Marx de 1841 à 1848 environ. Au XXe siècle, cette philosophie de la praxis intégrale est relativement et on la trouve presque seulement chez l’Italien Antonio Gramsci et chez l’Allemand Karl Korsch (en laissant de côté ici les différences significatives entre eux deux). À mon avis, Georges Labica peut être défini comme un représentant, à la fin du XXe siècle, de cette ligne de pensée et ceci explique sa valorisation d’Antonio Labriola (comme l’a soutenu André Tosel dans son émouvante nécrologie).
(B) Et toutefois, bien vite cette version de la philosophie de la praxis est investie par le positivisme et par son influence prépondérante. À partir des années 50 du XIXe siècle, l’objet qui, auparavant, était un Gegenstand, devient à tous égards un Objekt, en l’espèce le mode de production capitaliste entendu comme objet de connaissance « neutre », c’est-à-dire objet de science positiviste, même reverni en apparence d’une « dialectique » inoffensive. La science positiviste, comme on le sait, est entièrement tirée du modèle des sciences naturelles et ceci explique la domination du concept de « loi scientifique », totalement incompatible avec une philosophie de la praxis. Le premier représentant de cette tendance est le second Marx (1850-1883), suivi par Engels, en passant par le matérialisme dialectique et par le marxisme dit « officiel » (mais partagé philosophiquement par tous les hérétiques, de Rosa Luxemburg à Amedeo Bordiga et Léon Trotsky), et en terminant chez les fanatiques de la science sans bases philosophiques (Galvano Della Volpe, Louis Althusser, Gianfranco La Grassa). C’est véritablement cette tendance qui aujourd’hui semble entrée dans une crise théorique profonde (apologie de l’aléatoire, pouvoir constituant de la multitude, communisme comme bonheur des enfants, comme chute d’une météorite ou comme croyance en Dieu, etc.). Pourtant, et je suis modérément pessimiste, son pouvoir inertiel a encore devant lui de nombreuses décennies.
(C) La synthèse de philosophie subjectiviste de la praxis et de philosophie objectivistes de la (présumée et inexistante) science est à mon avis une ontologie de l’être social, dont la formulation de Lukacs ne doit pas être entendue comme définitive mais comme initiale et provisoire.
Toutefois, c’est un premier point de départ. Il est tout à fait normal qu’aujourd’hui elle soit oubliée, dans une époque de repentance, de destitution moraliste du XXe siècle entendu comme le siècle des utopies totalitaires et des idéologies meurtrières, d’apologie du fragment, du postmoderne, du relativisme et du nihilisme faible et tranquillisant.
L’ontologie de l’être social, ainsi que nous l’a transmise en héritage le dernier Lukacs, est insuffisante.  Mais c’est un premier pas, digne d’être élaboré et amélioré. En tout cas, seulement sur cette voie peuvent être dépassés (dans le sens de la Aufhebung, le dépassement-conservation de Hegel) le moment de la praxis et le moment de l’illusion positiviste infondée du marxisme comme science.
L’illusion positivisme de la transformation du marxisme en science positive-prédictive sur une base déterministe et nécessitariste, justement parce qu’elle est infondée et illusoire, doit à la longue se transformer elle-même dialectiquement en son contraire, c’est-à-dire une apologie de l’aléatoire, de la séparation entre concept scientifique du capitalisme et comme foi et espérance en l’existence de Dieu.
Occupons-nous en brièvement.
14. La conclusion de la première période de la pensée marxienne comme idéalisme de l’unité théorie-praxis, avec le primat de la praxis sur la théorie, un idéalisme qui se croyait subjectivement un matérialisme, peut être située dans les deux années 1848-1849 et dans la défaite du cycle révolutionnaire en Europe. Cela n’a donc rien à voir avec un « changement dans le programme de recherche de Marx », pour user du jargon épistémologique des professeurs d’université. Il s’agit d’un pas obligé. La révolution « pratique » s’éloignait, le Gegenstand se révélait plus « dur » que ce qu’on avait pensé précédemment, et le moment était arrivé de commencer à penser le capitalisme comme Objekt et non plus comme Gegenstand.
Était arrivé le moment de l’élaboration de cet objet de pensée appelé « mode de production capitaliste » que l’école d’Althusser et de La Grassa mit ensuite au centre de la considération « scientifique » du présent historique. Les thèses théoriques comme l’humanisme et contre la catégorie d’aliénation n’étaient absolument pas nécessairement pour exagérer l’importance centrale de la catégorie de mode de production et elles s’expliquent seulement à l’intérieur de la conjoncture idéologique française des douze années 1956-1968 et de la lutte sectaire d’Althusser contre Garaudy, Sève et Sartre. Le fait que Gianfranco La Grassa ait prolongé ce scénario conflictuel pendant près d’un demi-siècle est seulement un épiphénomène de sectarisme. Cela n’aurait pas été nécessaire. On peut tranquillement souligner la centralité de la catégorie de mode de production sans cris de haine continus et réitérés pour la philosophie et l’humanisme. Mais ceci nous invite à ouvrir une parenthèse.
15.  Le marxisme est-il un humanisme ? Question inutile et insensée. Cependant en voulant donner une réponse, elle est élémentaire et requiert de savoir compter jusqu’à deux. Du point de vue du modèle épistémologique d’explication des faits sociaux et de leur rapport réciproque, le marxisme n’est pas un humanisme mais un structuralisme. Il ne trouve pas son fondement théorique dans le concept philosophique d’Homme (avec une majuscule) mais dans le concept de mode de production social, qui, à son tour, existe seulement dans la connexion dialectique de trois composants interconnectés (développement des forces productives sociales, rapports sociaux de production, formations idéologiques de légitimation du pouvoir et/ou stratégie d’opposition à celui-ci). Il s’agit d’une évidence absolue.
Inversement, du point de vue de la fondation philosophique de la légitimité de la critique du capitalisme, le marxisme est un humanisme intégral, parce que l’Homme (métaphore de toute l’humanité pensée comme un seul concept unitaire de type transcendantal-réflexif) est le seul Sujet capable de projeter de manière collective et communautaire le dépassement du mode de production capitaliste ou d’un autre mode de production de classe. Aucun autre « sujet » n’en peut être capable (providence divine, développement de la technologie, automatisme de l’économie, écroulement et crises cycliques de la production, etc.).
Le problème est donc d’une solution très facile.  Il ne l’est pas cependant pour les contempteurs enragés de la philosophie comme savoir fondationnel, qui acceptent la philosophie de mauvais cœur, seulement comme clarification épistémologique et gnoséologique de la science de la nature conçue comme unique idéation cognitive légitime du monde. Cependant, on assemble ainsi la chaîne destructive et autodestructive du matérialisme dialectique (Staline), du galiléisme moral (Della Volpe), de la théorie des ensembles théoriques (Althusser) et de toutes les nombreuses autres variantes de l’illusion utopiquede la fondation scientifique de la déduction du communisme directement des « lois naturelles » des tendances de la production capitaliste, entièrement désubjectivisée et objectivée.
À la fin de ce parcours utopique-scientifique, s’y tiennent les bambins communistes qui jouent essoufflés et heureux, les météorites aléatoires qui tombent sur terre, la croyance en Dieu et autres bizarreries semblables.
16. Il y a un paradoxe dans l’histoire du marxisme, qu’il est nécessaire de maîtriser rationnellement. Si on le fait, alors s’ouvrent des voies pour une solution nouvelle du problème de la compréhension des raisons de l’anticapitalisme. L’anticapitalisme, en effet, est très souvent une attitude légitime et rationnelle qui est soutenue et défendue sur la base de véritables sottises extrémistes qui éloignent toutes les personnes normales et attirent seulement les sots, les fanatiques et les illuminés. Tous les marxistes qui, par leur action, ont démenti l’inutile modèle scientifique du passage automatiques  interne du capitalisme au communisme, de Lénine en 1917, à Staline en 1929, à Mao Tse Toung en 1949, à Fidel Castro en 1959, etc., ont systématiquement maintenu dans leurs appareils partisans, idéologiques, scolaires et universitaires la sottise positiviste de l’évolution fatale du capitalisme au communisme sur la base de la « nécessité des processus de l’histoire naturelle ». Pourquoi ?
Il est difficile d’expliquer le pourquoi des idioties. Mais l’analogie avec les religions peut nous aider. La religion, fruit légitime de la pensée humaine (tout à fait indépendant du fait qu’un individu singulier y croit ou non) qui ne s’éteindra pas avec la vulgarisation de l’astrophysique ou du darwinisme, et qui est un bien qui ne s’éteint pas, remplit des fonctions structurelles pour la reproduction sociale, comme la réponse à la question du sens de la vie individuelle des personnes particulièrement sensibles et plus encore comme la stabilisation « métaphysique » de l’éthique communautaire de solidarité et de secours mutuel. Et pourtant cette fonction rationnelle doit être nécessaire soutenue par des faits incroyables comme le sang de San Gennaro, les bergères de Lourdes et de Fatima qui voient la madone qui leur parle en dialecte gascon ou portugais, etc. En théorie, on pourrait avoir seulement l’élément rationnel de la solidarité communautaire sans avoir aussi nécessairement les miracles totalement incroyables. En pratique, il n’en est pas ainsi. Qui veut l’élément rationnel doit aussi prendre l’élément miraculeux. Quelque chose de semblable est arrivé pour le communisme. En théorie, il n’y aurait aucun besoin de l’élément de la religion positiviste, c’est-à-dire le stupide scientisme qui prétend tirer l’effondrement du capitalisme de l’automouvement interne de l’économie fétichisée. Les raisons pour s’opposer au capitalisme, il y en a et elles sont abondantes. Évidemment, il y a un pourcentage de crétins qui doivent pouvoir croire que le socialisme se fonde sur une science.
Les théoriciens positivistes se querelles ensuite – comme le font régulièrement tous les théologiens – pour savoir si ce modèle de science devrait être galiléen, newtonien, positiviste pur, tiré de la crise des sciences du début du XXe siècle, wébérien, etc.
17. À l’inverse, le vieux Karl Marx (1818-1883) n’a jamais mis en cohérence ni systématisé son modèle théorique (et de là naît la légitimité de toutes les interprétations successives), le code marxiste systématisé en doctrine cohérente fut mis sur pied conjointement par Engels et Kautsky pendant les deux décennies 1875-1895. Ces deux décennies correspondent exactement à la grande dépression (1873-1896) en Europe. Il s’agit d’une des périodes les plus contre-révolutionnaires de l’histoire européenne tout entière. Colonialisme, impérialisme, racisme, antisémitisme, etc. Le « marxisme » est fils de la contre-révolution qui a suivi la boucherie de la Commune de Paris (1871).
Ceci explique pourquoi, en présence d’une contre-révolution en acte, le code marxiste se soit réfugié par compensation dans un modèle positiviste de révolution en puissance. Ici il nous faudrait Freud, mais le vieux Sigmund est peu évoqué par les marxistes qui craignent que son regard ne plonge dans leurs névroses et leurs psychoses. Le penseur anticapitaliste important de la période 1889-1914 qui ait su radicalement réfuter le code positiviste a été Georges Sorel, l’unique et véritable défenseur de la philosophie de la praxis de Marx et, en effet, ce n’est pas un hasard s’il a été marginalisé et poussé en dehors du mouvement ouvrier organisé. Mais Sorel n’était pas un « irrationaliste ». Simplement son concept de science dont il n’était pas du tout dépourvu (c’était un ingénieur retraité parfaitement informé de la science de son temps) était dérivé de Bergson, scientifique de formation lui aussi, et non du modèle déterministe et mécaniste du positivisme universitaire allemand. Ce « marxisme » (Erich Matthias, Kautskj e il kautskismo, De Donato, Bari, 1971) était seulement le revers idéologique d’une pratique politique et syndicale opportuniste de la social-démocratie allemande. La défaite de Sorel est, à ce propos, tout à fait significative. Le fait que Sorel s’en soit pris à la caste métaphysique des « intellectuels » plutôt qu’aux simples travailleurs montre qu’il avait su isoler le noyau de la question. Le poisson commence toujours à pourrir par la tête. Dans les mêmes années Robert Michels arrivait plus ou moins aux mêmes conclusions.
18. Il est donc nécessaire de changer radicalement de route. La tentation scientiste est une illusion. Qui la poursuit, même de bonne foi et avec une conviction sincère, finira par créer le dualisme insoluble entre la science du mode de production capitaliste et la religion du communisme, avec tous ses dérivés (enfants heureux qui jouent au ballon, anarchisme social des multitudes, chute des météorites, foi en Dieu et recherche du sens de la vie, etc.) Il est besoin, évidemment, de relégitimer la vieille définition du communisme de Marx en termes de libre association des producteurs, dans laquelle la « production » n’est pas seulement textile, métallurgique ou nucléaire, mais est tout autant « production » de recherche scientifique, d’art, de religion, de philosophie. Le mot « production » est le meilleur parce que sans production de biens et de services, l’espèce humaine ne pourrait même pas se « reproduire ». Mais la libre association des producteurs est possible seulement à l’intérieur d’une  des producteurset, à mon avis, la  des producteurs présuppose le maintien soit de la famille soit de l’État national avec toutes les garanties que l’on peut concevoir pour les minorités.
Cependant s’ouvrirait ici une série de problèmes qui ne peuvent être discutés dans ce lieu. À son époque, Franco Fortini utilisa la métaphore de l’ouverture de la « chaîne des pourquoi ». Et en effet, si on ouvre la chaîne des pourquoi, elle ne peut être arrêtée sur commande et procédera tant qu’on ne sera pas arrivé au dernier anneau de la chaîne elle-même. Et le dernier anneau est toujours provisoire dans l’espace et dans le temps, et correspond exactement à ce que Hegel appelait « détermination » (Bestimmung).
L’héritage de Marx est au-delà de l’opposition abstraite entre idéalisme et matérialisme. L’héritage de Marx est humaniste. L’héritage de Marx est philosophique. L’héritage de Marx est communautaire, la  nationale y compris. Qui veut prendre la route de la météorite le peut bien. Mais sans nous.

Costanzo Preve - Turin, février 2009.

(Traduit de l'italien par Denis Collin)

[1] K. Marx, Capital, I,I,IV. Traduction de J. Roy – in Oeuvres I, la Pléiade, p. 613
[2] cf. Pensée vécue, mémoire parlée, L’Arche, 1986
[3] Texte allemand : „Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den Feuerbachschen mit eingerechnet) ist, dass der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefasst wird; nicht aber als sinnlich menschliche Tätigkeit, Praxis, nicht subjektiv.
[4] Texte allemand : „Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern.“


vendredi 2 juin 2006

Marx inactuel

I : Les communismes

Lecture de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettiva. Bollati Boringhieri, Torino, 2004

Considéré aujourd’hui comme l’un des principaux philosophes « marxistes » italiens – l’appellation, on le verra ne convient guère – Costanzo Preve, né en 1943, a étudié la philosophie et la science politique, ainsi que le grec ancien et moderne, aux Universités de Turin, Paris et Athènes. De 1967 à 2002, il a enseigné la philosophie et l’histoire dans des lycées italiens. Engagé politiquement au Parti communiste (PCI), puis dans diverses formations de gauche avant 1989, il est l’auteur d’une œuvre importante, principalement parue en italien et en grec, concernant l’histoire de la philosophie et du marxisme.
De cette œuvre, je me propose de donner un aperçu à partir d’une lecture de deux textes fort stimulants pour tous ceux que Marx et le destin du marxisme intéressent. Le premier de ces textes publié en 1996, s’intitule L’enigma del comunismo prima, durante e dopo Marx e il comunismo storico del novecento(« L’énigme du communisme avant, pendant et après Marx et le communisme historique »), un essai publié dans l’ouvrage collectif publié avec Gianfranco La Grassa, La fine di una teoria (« La fin d’une théorie »). Le deuxième, Marx inattuale (« Marx inactuel. Héritage et perspective ») date de 2004 et propose une analyse critique du marxisme et de la pensée de Marx et la conclusion est sans appel : sans se libérer du « marxisme », toute voie d’avenir est barrée et c’est seulement en se libérant du marxisme qu’on pourra redonner un sens à la pensée de Marx.

Les communismes

Marx n’est pas le théoricien du marxisme : « moi, je ne suis pas marxiste », dit-il un jour, pestant contre ses deux gendres Lafargue et Longuet, « le dernier bakouniniste et le dernier proudhonien de France ». Mais Marx est incontestablement un théoricien du communisme. Mais le communisme existait avant Marx. Avec sa théorie du mode de production capitaliste, Marx n’a fait que rendre pensable (et, ajoute Preve, peut-être praticable) un communisme moderne. Preve va donc commencer par essayer de proposer une typologie des diverses sortes de communisme en commençant par le communisme précapitaliste.
Il s’agit en effet de comprendre le sens précis du communisme moderne par différence avec ces formes plus anciennes. Pour ce faire, Preve use du concept (marxien) de « soumission réelle ». Dans les formations sociales antérieures au mode de production capitaliste, il existait bien des classes dominantes et des classes exploitées, mais il n’existait pas de soumission réelle du travail.

« La soumission, si on veut, était purement extrinsèque relativement à l’intérieur d’un mode de production précapitaliste, et fonctionnait de manière brutalement coercitive pour obliger les communautés d’esclaves ou de serfs à fournir un produit final que les maîtres s’appropriaient, sans avoir donné aucune contribution technique essentielle au processus de production global. » (p.18)
C’est pourquoi – et le grand mérite de Marx sera de faire la clarté sur cette question – ce qui caractérise le mode de production capitaliste proprement dit c’est l’apparition du capital comme « rapport social général », c’est-à-dire rapport entre les classes dans lequel la classe exploitée est constituée d’individus juridiquement libres et dans lequel le mécanisme d’exploitation est un mécanisme « purement économique ». Au contraire dans les sociétés précapitalistes, l’extorsion du surtravail (l’exploitation) s’effectue par la violence militaire et par la force de la religion, les deux aspects étant, la plupart du temps, étroitement entremêlés. C’est dans ces sociétés qu’apparaît d’abord le communisme et c’est un communisme qui est

« contraint de se présenter sous la forme d’un retour, garanti ou non par Dieu et sa volonté surnaturelle, révélée préférentiellement sous une forme messianique, à une communauté entre les hommes fraternelle, solidaire et égalitaire, qui devait en outre correspondre et se conformer aux besoins naturels de l’homme qui n’est plus corrompu par le péché, le luxe, la richesse, etc. Paradoxalement, le communisme précapitaliste était plus révolutionnaire que le communisme moderne, si nous prenons en compte le fait que le terme « révolutionnaire » a une origine astronomique et indique le retour d’un astre à son point de départ après avoir intégralement parcouru son orbite. » (p.19)
Preve distingue deux formes du communisme : le communisme religieux conçu comme réalisation de la volonté de Dieu et un communisme philosophique fondé sur la conformité à la véritable nature humaine libérée de la corruption et de l’ignorance. Une claire vision de cette question est, tout d’abord, indispensable si on veut comprendre quelque chose à Marx, précisément parce que « Marx pense en opposition ou, si on veut, par différence, avec les deux philosophies globales du communisme précapitaliste » (p.20).En second lieu, montrer que le communisme est un projet historique millénaire, cela peut constituer un antidote aux idéologies post-modernes de la fin de l’histoire. Enfin, puisque, pour Preve, le communisme marxiste du XXe siècle n’est qu’une sécularisation imparfaite du communisme précapitaliste, aucune refondation crédible de l’idéal communiste sans avoir pris congé radicalement de cet univers culturel.
Voyons maintenant la typologie des communismes précapitalistes proposée par Costanzo Preve.
Première forme : le communisme comme réalisation de la volonté de Dieu révélée à travers le messie et/ou les prophètes. Preve critique la manière classique d’envisager la question de la religion dans le marxisme : l’athéisme serait présenté comme une étape vers le matérialisme et conduirait ainsi au communisme. Pour lui, au contraire, la question de l’existence de Dieu est tout à fait secondaire par rapport aux faits matériels qui déterminent l’existence sociale des individus :

« En bref, Dieu, au-delà de son éventuelle existence ou inexistence physico-chimique, c’est-à-dire astronomique-cosmologique (considérée généralement comme la prémisse incontournable de son autorité morale, tenue pour une conséquence évidente de sa existence physico-chimique préalable), a été et pour beaucoup est encore le seul fondement abstrait par le moyen duquel chacun peut penser concrètement sa propre place dans le monde, et par là aussi peut être pensé le communisme de la production, de la distribution et de la consommation.
Ceci, à notre avis, ne vient ni de l’ignorance ni de l’aliénation (même s’il est bien clair qu’ignorance et aliénation existent toutes deux « latéralement » à cette question), mais d’une modalité structurale de la représentation humaine du caractère absolu et de l’omnipotence qui conduit à penser de manière correctement unitaire le monde de la nature et celui de la société. La notion de Dieu permet en fait (et, répétons le, de manière substantiellement correcte) de penser unitairement l’ontologie et l’axiologie. » (p. 24)
C’est pour Preve une question centrale : les faits et les valeurs ne peuvent pas être séparés, car il y a un processus de connaissance unitaire qui lie la connaissance de l’être au jugement de valeur. De la même façon, le monde de la nature et celui de l’histoire sont unifiés (précisément par les pratiques humaines, ce que Marx nomme « échange organique » entre l’homme et la nature). C’est seulement dans le mode de production capitaliste que cette manière de voir semble devenir non pertinente.
« Le communisme précapitaliste part de la constatation (qui, pour les agents de la production précapitaliste, est une expérience quotidienne et directe) que l’existence de riches et de pauvres ( de patrons et serfs ou esclaves) ne naît pas d’un processus interne la production, en quelque sorte neutre au sens ontologique et axiologique (comme dans le capitalisme) mais est le fruit d’une injustice commise par un groupe de puissants, c’est-à-dire une puissance (ontologique) mise au service d’une injustice (axiologique). » (p.26)

De là, Preve déduit les formes religieuses que doit prendre ce communisme précapitaliste.
« Dans le cas de Jésus de Nazareth, le contenu de sa prédication apparaît sans équivoque si on s’efforce de corréler le contenu sémantique de son annonce messianique avec le contexte historique dans lequel se déroula son activité. Jésus promet aux pauvres une émancipation sociale et un rachat des dettes qui n’a rien de générique ou de purement « moral », mais qui a comme présupposé matériel et politique la « purification » du temple de Jérusalem et la proclamation d’une « année de miséricorde du seigneur » de la part d’une autorité messianique, la sienne, et qui est à la fois juste et puissante à cause de l’appui du Père céleste. La distribution communiste des biens est, chez Jésus de Nazareth, la réalisation d’une volonté divine bien précise, qui entend révolutionner l’état d’injustice générale et d’oppression où on était tombé à cause des péchés des hommes. » (p.27)

Preve fait remarquer que ce communisme est typique du mode de production antique oriental, fondé sur une bureaucratie corrompue dont il faut se libérer.
Il n’est guère besoin d’argumenter, même en s’en tenant aux évangiles canoniques, sur le caractère communiste du christianisme. Le renversement de l’ordre sociale oppressif (« les premiers seront les derniers »), l’abondance (la multiplication des pains, la pêche miraculeuse), l’égalité, les relations transparentes entre les individus, tous ces traits, qu’on retrouve aussi, mutatis mutandis chez Marx, définissent exactement le communisme tel qu’on l’entendait, au moins jusqu’à l’apparition de sa version russe.
Deuxième type de communisme : le communisme comme manifestation de l’Être social originaire connu à travers la raison philosophique. C’est cette fois dans la philosophie grecque qu’il va sa manifester. Il s’agit souvent d’un communisme aristocratique, élitaire et non égalitaire qui s’enracine dans la structure sociale des sociétés indo-européennes, telles que les décrit, par exemple Georges Dumézil. Le communisme platonicien, tel qu’il est développé dans La République, mais aussi, de façon sous-jacente, dans les autres dialogues, en est la forme la plus connue et la plus achevée, même si les sources de l’inspiration platonicienne sont aussi orientales (Égypte). Preve se contente ici de quelques indications qui mériteraient d’être approfondies. Il reste que l’héritage du communisme platonicien à l’époque moderne est évident. La Città del Sole de Campanella en un exemple clair.
Troisième type de communisme : le communisme comme conformité à la nature et aux besoins authentiques qui en découlent directement. Preve entend par là les divers courants qui se développent de la Renaissance au XVIIIsiècle, des courants non seulement théoriques mais aussi et surtout sociaux, comme le communisme de la guerre de paysans de Thomas Münzer (étudié par Engels et par Ernst Bloch) ou encore celui des « diggers » pendant la révolution anglaise (1640-1660). Il s’agit d’un communisme qui utilise un « mélange spécifique de langage biblique paupériste, messianique et apocalyptique, et de langage jusnaturaliste inspiré de la tradition du droit naturel chrétien du Moyen Âge. » (p.31)
Le communisme utopique (qui va de Thomas More à Charles Fourier) est un communisme qui « accompagne pas à pas la transition du féodalisme au capitalisme » (p.33). Il n’est pas antiféodal mais bien plutôt anti-capitaliste. Preve considère d’ailleurs que le terme « utopique » - qui vient de l’utopiai de More ne convient pas particulièrement : il est utilisé en effet pour opposer ce communisme-là au soi-disant « socialisme scientifique ». Mais comme ce « socialisme scientifique » n’est pas scientifique, la dénomination d’utopique pour ce à quoi il s’oppose n’a pas beaucoup de pertinence.
Le but de Preve n’est pas produire une étude détaillée des communismes précapitalistes mais de montrer en quoi le communisme historique, celui qui au XXsiècle s’est incarné dans les révolutions russes, chinoises ou cubaines mais aussi dans les courants communistes oppositionnels (trotskistes, par exemple). Je donne ici une traduction de la dernière section où Preve montre que ce communisme historique du XXe siècle n’est pas celui qu’envisageait Marx mais bien plutôt un « retour du refoulé » des communismes précapitalistes.

« VI. Le retour du refoulé : l’héritage au vingtième siècle du communisme précapitaliste.
Nous avons déjà, de manière répétée, rappelé dans ce premier chapitre que l’étude de communismes précapitalistes n’est pas un « luxe érudit » mais une présupposition pour comprendre la longue durée et la continuité souterraine de certaines modalités idéologiques et culturelles. Dans le prochain chapitre, nous soutiendrons que Marx lui-même, qui, pourtant, est caractérisé par la rupture consciente et explicite avec les fondements précapitalistes du communisme, et qui effectivement réussit à réaliser cette rupture en ouvrant un espace épistémologique nouveau, celui de l’analyse dialectique du mode de production capitaliste dans sa spécificité irréductible, finit par former un espace idéologique dans lequel presque toutes les modalités du communisme précapitaliste reviennent seulement apparemment sécularisées et rendues « scientifiques ». Cependant ce phénomène caractérise de manière très importante le communisme historique du XXe siècle dont nous parlerons dans le troisième chapitre. Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à rappeler, en style télégraphique, l’héritage au XXsiècle des communismes précapitalistes en les classant en trois groupes. Il est évident qu’il existe une base ontologico-sociale qui gouverne cette analogie : les modes de production changent, le mode de production capitaliste est radicalement différent des modes de production antico-oriental, asiatique, esclavagiste et féodal, mais ne change pas le fait que la classe ouvrière et prolétarienne a en commun avec les précédentes classes opprimées et dominées un position de subalternité structurelle identique et une identique incapacité à être une classe intermodale, c’est-à-dire dotée de la capacité réelle de dépasser le mode de production qui la soumet et en reproduit sous une forme élargie la soumission. Il s’agit alors, pour user d’une expression psychanalytique d’un véritable « retour du refoulé », d’autant plus périlleux que le sujet intéressé (dans ce cas la classe ouvrière, les marxistes, les socialistes et les communistes) n’en est pas conscient et croit avoir laissé derrière lui ce qui, au contraire, lui reste devant les yeux. De cette manière, le problème se présente comme s’il était la solution et aucune solution ne peut être trouvée, parce que c’est le problème lui-même qui, pour n’être pas mis en discussion, choisit les solutions les plus « apprivoisées ».
En premier lieu, l’attente du communisme d’un Dieu juste et puissant se transforme au XXsiècle en une conception idolâtre de l’histoire, ou mieux de son inexorable volonté. Le communisme religieux précapitaliste confrontée l’injustice distributive des produits du travail humain, causées par l’extorsion permanente par des groupes armés, avec la « justice » de la répartition idéale égalitaire des produits du travail social complexe, érigée symboliquement en Divinité, à laquelle on attribuait on attribuait contextuellement aussi la puissance nécessaire pour une intervention salvatrice qui redresse les torts. Ce communisme religieux précapitaliste reflétait l’impuissance de la praxis collective des groupes exploités, bien conscients cependant de cette impuissance qui était « rachetée » par la décision divine. Dans le communisme du XXesiècle, on se trouve face à un contexte historique différent, caractérisé par le fait que le prélèvement injuste est « interne » au processus productif lui-même (la plus-value extorquée sous l’apparence d’un échange égal entre force de travail et capital), la puissance salvatrice est attribuée à l’histoire, cette nouvelle divinité terrienne dont le glissement temporel orienté horizontalement se substitue, sans modification pour l’essentiel, au rapport précédent entre humain et divin, orienté verticalement. On est face à une histoire « d’horizontalisation de la verticalité », dans laquelle, à la temporalité n’est pas attribuée seulement une fonction de « puissance » mais aussi de « justice », parce que, à la temporalité est attribuée une capacité magique, celle de porter le « progrès. » Toute divinité veut évidemment des prêtres et les nouveaux prêtres de l’histoire sont produits en grand nombre par la nouvelle fonction de représentation des classes subalternes dans les formes libérales démocratiques de gestion du mode de production capitaliste. Le progressisme historique ou, si on veut, l’historicisme tout court, n’est absolument pas, comme beaucoup le pensent de manière erronée, une forme supérieure de monothéisme en tant qu’il serait plus « rationnel » et immanentiste, par rapport aux vieilles religions « bi-monde » qui au moins consentent à l’écart entre la doctrine et l’application. Il est une religion idolâtre qui tend à sanctifier l’existence brute de ce qui, suivant les circonstances, semble incarner la force du progrès.
En second lieu, le communisme aristocratique élitiste des philosophes-rois de Platon, fruit d’une spécifique superposition du tri-fonctionnalisme indo-européen sur un substrat culturel d’ancienne origine orientale, se reproduit sous la forme de l’action politique et de l’identité idéologique des nouvelles classes politiques professionnelles, produites par les partis marxistes-léninistes après 1917. Ainsi, comme dans la République de Platon, la légitimation du monopole du gouvernement politique n’était pas donnée par l’élection démocratique, possible source d’injustice démagogique, mais se basait sur le monopole de la connaissance « scientifique » des idées-nombres et des idées-valeurs (c’est-à-dire de la science et de la morale sociale), de manière analogue, dans les partis marxistes-léninistes, la légitimation du monopole du gouvernement politique de la société « socialiste » de transition du capitalisme au communisme est donnée par le monopole spirituel de la connaissance du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, soustraits tous les deux à toute discussion libre et publique et érigés en dogme sacerdotal sur lequel seul le parti, ou mieux ses instances dirigeantes sont souverains. Chez Platon, comme dans le marxisme-léninisme, (mais certainement pas chez Marx qui n’y entre en rien, contrairement à ce qui est soutenu honteusement par l’ignorant Popper dans son parallèle superficiel entre Marx et Platon), on est face à une religion philosophique parallèle, la doctrine « bi-monde » des idées et le matérialisme historique qui soutiennent toutes deux ensemble le caractère fortuit et contingent de la légitimation électorale du pouvoir politique avec la fausse sécurité de l’identité entre commander et savoir. De telles sociétés sont statiques et ne peuvent pas trouver en elles-mêmes les éléments de transformation et de salut, mais peuvent donner lieu seulement à des phénomènes de « décadence » et d’implosion/explosion. Dans un livre de la République, Platon a le courage de parler des formes de décadence progressive de sa société parfaite (de la timocratie à la tyrannie), alors qu’un tel courage manque au marxisme-léninisme, dont les manuels manquent toujours d’une théorie parallèle de la dégénérescence possible du « socialisme scientifique ».
Quand ce dernier a été touché par une maladie dégénérative mortelle, le bureaucratisme comme maladie d’Alzheimer du communisme dans son stade de dissolution ultime, le matérialisme dialectique ne disposait pas non plus d’un chapitre (qui du reste aurait été inutile) dédié à ses propres pathologies organiques. La conclusion que nous en tirons est que les élites d’origine populaire, ouvrière ou prolétarienne, sont philosophiquement inférieure aux élites produites par les groupes guerriers ou sacerdotaux des tribus indo-européennes dans leur période de développement, et produisent par conséquent des conceptions philosophiques moins articulées et plus frustres. Nous prions le lecteur de nous prendre ici à la lettre. Malheureusement, nous ne sommes pas en train de plaisanter comme nous voudrions sincèrement.
En troisième lieu, enfin, le communisme paysan et artisan des aubes de la révolution industrielle, basé sur un modèle ascétique égalitaire de consommation sociale, et qu’on entend conformer aux vrais besoins de la nature humaine non corrompue par le luxe et la frivolité, fait retour irrésistiblement dans les formes de moralisme, paupérisme, misérabilisme, populisme, etc., et en outre dans le soupçon récurrent envers les formes de consommation capitaliste tenues pour capables d’intégrer et de corrompre le caractère révolutionnaire originaire « pur » de la classe ouvrière et prolétarienne. Ces formes régressives qui n’ont rien à faire avec Marx (lequel n’attendait pas le communisme de la misère mais des contradictions du développement et de la richesse capitalistes) ont été concrètement les formes idéologiques dominantes de la très grande majorité des militants, sympathisants et électeurs des partis qui se réclamaient formellement du marxisme ou du marxisme-léninisme. L’auteur de ces lignes n’a rien à voir avec l’apologie post-moderne du consumérisme capitaliste, au contraire. Ici, cependant, on a affaire à quelque chose de beaucoup plus structurel, qui consiste dans le fait que les contenus économiques du communisme évoqué comme la fin providentielle de l’histoire, loin d’être extraits (comme c’était le cas chez Marx) d’une sorte d’horizon de richesse en capacités et en besoins, étaient extraits d’une sorte de projection ascétique et moraliste (secrètement religieuse et notamment religieuse paupériste) d’une consommation minimale nivelée et garantie à tous les sujets de la monarchie communiste. Nous connaissons évidemment les raisons historiques de ce fait, qui se résument toutes dans l’éclatement des révolutions anticapitalistes dans les points faibles de la chaîne mondiale impérialiste et non dans les points de haut développement capitaliste. Reste donc que le communisme du futur a été de fait « médiatisé » culturellement par le communisme ascétique paupériste du nivellement intégral forcé.
Le « retour du refoulé » dont nous avons parlé dans ce premier chapitre est un phénomène historique et philosophique de première grandeur. Il doit être le point de départ de toute analyse sans préjugé du communisme d’aujourd’hui pour faire en sorte que le mort (pour reprendre l’expression de Marx) ne s’attaque pas au vivant et ne le détruise pas. À la lumière de cette conscience, il est possible aussi de découvrir quelque chose de neuf dans une pensée comme celle de Marx dans il semble pourtant que tout ait déjà été dit et qu’il n’y ait plus rien à découvrir. » (pp. 34 à 38)

II. Le communisme de Marx et les communismes historiques

Lectures de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettivaBollati Boringhieri, Torino, 2004
Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi l’analyse que Preve propose des communismes précapitalistes et de leur retour sous des formes déguisées dans le communisme historique du XXe siècle. Il s’agit maintenant d’en venir au communisme de Marx lui-même, en sachant que Marx est d’abord le penseur de la première phase du capitalisme industrielle, une phase aujourd’hui complètement disparue. Dans ce chapitre Preve esquisse une analyse critique de la théorie de Marx, sur laquelle il reviendra dans Marx inattuale. Bien qu’il défende (on ne le verra plus loin) une certaine version, revue et corrigée du communisme marxien, Preve commence par souligner que la théorie de Marx est dépendante de l’époque à laquelle elle a été conçue. Marx part de ce qu’il a sous les yeux c’est-à-dire :
- une classe bourgeoise « qui n’était pas encore une classe soumise sur un mode réel à la reproduction anonyme et impersonnelle du mode de production capitaliste. » (p.39)
- un « prolétariat qui conserve une autonomie sociologique et culturelle relativement à la production capitaliste globale, dont n’avons même plus l’idée aujourd’hui. » (p.40)
Ces conditions, qui déterminent largement sa vision stratégique ont disparu aujourd’hui. Cependant, le communisme lui-même, tel que Marx l’entend découle de son concept de mode de production.
« Sans une notion du mode de production capitaliste, le « communisme » est littéralement impensable ou, mieux, est pensable et désirable seulement dans la modalité du communisme précapitaliste. » (p. 41)
Preve constate que la théorie marxienne est inachevée et largement incohérente. Il propose donc de construire un modèle qui rende cohérentes les propositions de Marx concernant le mode de production capitaliste et celles qui concernent le communisme.
Ainsi Preve constate que l’axe de la pensée de Marx se situe dans la thèse selon laquelle la socialisation croissante des forces productives dans le mode de production capitaliste se caractérise par une contradiction croissante « entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours plus privé de l’appropriation, contradiction dont la téléologie immanente est la genèse progressive d’un horizon communiste, qui se concrétise à travers la synergie convergente de luttes de classes toujours plus conscientes et d’une production sociale toujours plus coopérative. » (p.44)
Cette affirmation banale en elle-même (tous les marxistes l’ont répété des milliers de fois) pose indirectement une question majeure : celle du caractère providentialiste de la philosophie de l’histoire de Marx. « Le communisme de Marx est alors, conjointement et inséparablement l’issue immanente et terminale du processus de socialisation capitaliste. » (p.46) C’est ce que répète Marx dans le Capital : la révolution sociale, « l’expropriation des expropriateurs » comme le dit le Livre I, est un processus qui se développe avec la même nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature.
« Nous nous trouvons alors face à un paradoxe, qui, à notre avis, doit être mis au centre de la discussion contemporaine. En bref, ce qui, pour Marx, semble légitimement la garantie matérielle la plus forte du communisme, la maîtrise ouvrière prolétarienne de la socialisation croissante des forces productives s’est révélée en réalité une garantie faible et même infondée. Et c’est à notre avis la véritable raison structurelle, épocale, du déclin apparemment irréversible de la pensée de Marx dans une époque comme la nôtre. (…) La clé de tout cela réside en effet dans le fait que l’horizon communiste semble se vider de consistance face à la découverte traumatisante de la généralisation d’une socialisation capitaliste du travail qui ne semble absolument pas produire les fameux « fossoyeurs » du capitalisme. » (p.47)
Comment expliquer ce paradoxe qui se situe au cœur de la crise, du « collapsus » du marxisme contemporain ? Preve réfute par avance les explications convenues :
« tous les discours sur la soi-disant « intégration » de la classe ouvrière dans le système, une classe ouvrière qui se serait « embourgeoisée » c’est-à-dire corrompue par le consumérisme, le sport et la télévision, et autres divagations qui ne sont que les régressions moralistes provenant souterrainement des codes idéologiques précapitalistes, comme si la « classe ouvrière » avait dû conserver une sorte de pureté morale, garante du fait qu’elle est la titulaire messianique d’un communisme austère égalitaire et niveleur. Marx aurait ri de ces discours sur « l’intégration dans le système » au moyen des voitures, des machines à laver, des supermarchés, des offres spéciales, des discothèques et des crédits mutuels pour l’accès à la propriété, pour la simple raison que la racine des contradictions capitalistes résidait pour lui non dans la distribution mais dans la production. » (p.47)
Il y a un donc un « défaut » structurel dans la théorie de Marx mais aussi, relativement à ce défaut un excès articulé dans trois dimensions : métaphysiques, épistémologiques et idéologiques.
Marx est un penseur métaphysique, affirme Preve, et sa métaphysique est une métaphysique de la liberté et non une métaphysique de l’égalité. Cette affirmation de Preve me semble absolument évidente. J’ai eu l’occasion de le montrer dans ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx. Par des chemins différents, j’étais arrivé, à peu près en même temps, au même résultat que Preve. Au cœur de la démarche de Marx, il y a l’affirmation d’un individualisme radical (Preve y revient dans Marx inattuale pour y voir une des faiblesses de sa pensée). Mais Preve va jusqu’au bout de cette analyse :
« La genèse historique de ce principe métaphysique de la liberté n’est pas, en fait, ouvrière ou prolétarienne, mais intégralement bourgeoisie. Quoique ceci puisse apparaître à première vue étrange et scandaleux, il n’y a aucun doute quant au fait que Marx est à 100% un penseur philosophiquement « bourgeois » ; et pas seulement, c’est même un épisode de l’histoire de l’individualisme bourgeois moderne. » (p.49)
Marx conçoit bien le communisme comme une société d’individualités libres dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur de tous. Preve a raison de souligner que, sous cet angle, Marx n’a rigoureusement rien à voir avec le « collectivisme » qui est un autre nom du « socialisme ». Il s’agit en même temps d’une conception finalement très élitiste de l’émancipation des individus. L’homme « riche en besoins » de Marx est l’homme cultivé et capable de se gouverner.
« Le fait que la caractéristique des besoins humains est la richesse et non un manque de limites générique et informe garantit que, dans le communisme, l’extinction de l’État et du marché ne donnerait pas lieu à des délirants abus de consommation illimitée et sans forme, contradictoire même avec la production sociale plus abondante. Chez Marx, tout se tient dans l’espace métaphysique de sa pensée : la libre individualité se constitue dans un arc de comportements fait de capacités omni-latérales et de besoins riches et articulés .. » (p.50)
La dimension épistémologique de l’œuvre de Marx est très connue, trop sans doute et souvent mal comprise. Preve esquisse des rapprochements entre Marx et Weber tout à fait pertinents – l’école de Francfort s’était déjà aventurée sur ce terrain – tout en soulignant les points fondamentaux d’opposition, essentiellement l’opposition weberienne entre science et axiologie qui évidemment ne trouve aucune place chez Marx.
Preve souligne que cette deuxième dimension de la pensée marxienne est, au moins partiellement, indépendante de la philosophie de l’histoire providentialiste.
« Le canon scientifique de Marx est quelque chose d’absolument unique et singulier, qui ne peut être assimilé à aucune autre épistémologie passée ou présente. Il est indissociable de la construction du modèle de mode de production et inséparable des catégories avec lesquelles on cherche à connaître le mode de production capitaliste. À la lumière des épistémologies actuelles, et principalement les post-empiristes et post-positivistes, il apparaît toutefois substantiellement solide. » (p.54)
La dernière dimension analysée par Preve est idéologique. Là encore Preve se contente d’indications et ne développe pas toujours de manière pleinement convaincantes. Néanmoins la ligne générale semble très pertinente. L’idéologie, dans la pensée de Marx, ne tiendrait pas dans tel ou tel défaut du modèle théorique du mode de production capitaliste, ni dans sa dimension métaphysique. L’essentiel, pour Preve, réside en ceci : si le schéma hégélien du passage de l’être en soi à l’être pour soi vaut pour le développement libre de l’individualité, l’extension de ce schéma aux classes sociales, conçues comme « classes-sujet » est une opération proprement idéologique.
Sur ce point, il me semble que Preve se laisse un trop facilement prendre à la confusion entre Marx et le marxisme et tombe donc dans un piège qu’il dénonce par ailleurs. Le prolétariat-sujet historique n’existe chez Marx que de manière non conceptuelle, mais seulement descriptive, essentiellement dans les textes d’analyse politique. J’avais eu l’occasion de critiquer ces théories de la « classe-sujet » dans mon livre de 1996. Je reviens sur ces questions dans le Comprendre Marx à paraître à l’automne 2006. Cette partie est donc la partie la moins convaincante de l’essai.
Preve met ensuite en opposition à Marx, le communisme marxiste, celui qui naît avec Engels et Plekhanov et se prolonge dans le marxisme de la IIIeinternationale. Je me contente de donner ici la traduction de quelques passages intéressants.
« II. L’idéologie social-démocrate entre évolutionnisme et positivisme
Ce n’est pas un hasard si entre 1880 et 1917 pendant le temps de ce véritable « l’âge du marxisme » (selon l’expression de Kolakowski que nous retenons comme correcte pour l’essentiel) qui a été le temps de la Seconde Internationale et de la croissance des partis socialistes et sociaux-démocrates sur une base nationale, le « communisme », comme nom et comme chose a disparu presque complètement pour être remplacé par le terme « social-démocratie ». À ce sujet, quelques « marxolâtres » soutiennent que cette éclipse temporaire du « communisme » fut due à une déformation révisionniste petite-bourgeoise, causée par la superposition des appareils de parti sociologiquement non prolétariens et non ouvriers aux dépens de la « base » authentiquement ouvrière et prolétarienne (révisionnisme de Bernstein en Allemagne, montée des fabiens en Angleterre, Turati en Italie, menchevisme en Russie, marxisme de la chaire, socialisme néo-kantien, etc.). Les prolétaires et les ouvriers auraient été spontanément « communistes » alors que les appareils organisationnels et culturels qui les encadraient et les représentaient auraient transformé ce « communisme révolutionnaire en une inoffensive social-démocratie gradualiste, petite-bourgeoise et précocement bureaucratique. Notre interprétation est exactement opposée. La classe ouvrière, ou mieux, cette composition particulière de la classe ouvrière prévalente dans les pays guides de la Seconde Internationale, qui étaient aussi souvent les pays guides de la seconde révolution industrielle, n’était en rien communiste au sens marxien, et, au contraire, était pleinement social-démocrate au sens gradualiste et évolutionniste du terme. La « nature communiste » de la classe ouvrière est un mythe, si par « communisme » on entend le communisme de Marx qui est un épisode de la maturité de l’histoire de l’individualisme bourgeois-révolutionnaire. La culture diffuse de la Seconde Internationale (comme le documente le livre récent de Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, PUF, Paris, 1993) était une culture basée sur la haine envers la liberté et l’individualisme, une évocation permanente d’une « utopie collectiviste » de type populiste et organiciste qui poursuivait une sorte de réglementation par le salariat de l’ensemble de la société. Ce n’est pas arrivé par hasard, par le fait que les partis de la Seconde Internationale ont été un grand phénomène social, effectivement ouvrier et prolétarien dont le programme n’était évidemment pas le « communisme » mais la salarisation égalitaire de toute la société sur la base du suffrage universel et de la démocratisation de l’État. Le « sol de l’avenir » de ce « quart-état » ne se définissait jamais linguistiquement comme communisme mais comme socialisme et le socialisme n’était pas conçu philosophiquement comme l’universalisation des libres individualités (le « communisme » de Marx) mais comme l’intégration progressive de tous les individus sur le modèle anthropologique unique de la socialité prolétarienne, un modèle conformiste, égalitaire et niveleur. On a ici un exemple typique de « retour du refoulé » précapitaliste, parce qu’une telle anthropologie « socialiste » (que Angenot documente de façon détaillée dans ses aspects les plus grotesques) n’était que la reproduction dans le monde de l’usine de la seconde révolution industrielle de ce communisme du XVIIIe siècle basé sur la réduction des besoins humains au modèle simple et frugal de la « vraie nature humaine » non corrompue par des désirs artificiels. Le socialisme est donc une simplification radicale des besoins et non certes une expansion de leur richesse non plus privatisée mais socialisée. Pour Marx, l’homme social était l’homme riche de relations sociales et donc riche de connaissances et de capacités, alors que pour ce socialisme intégralement ouvrier et prolétarien l’homme social était l’individu réabsorbé dans le collectif et habitué à considérer tout anticonformisme comme un résidu « d’anarchisme petit-bourgeois ». (pp. 61-63)
« IV. Les causes structurelles de la dissolution du communisme historique du XXsiècle en 1989-1991
(…)
En premier lieu, nous déconseillons décidément l’usage de catégories comme celles de « trahison » à propos de personnages comme Gorbatchev ou Eltsine (et dans notre province méditerranéenne comme Ochetto ou d’Alema). La nomenklatura professionnelle communiste ne trahit pas le « communisme » de Marx pour la simple raison qu’elle ne l’a jamais connu et, si elle l’a connu théoriquement, elle n’y a jamais cru, le retenant correctement comme une simple ressource idéologique avec laquelle mobiliser une masse plébéienne tenue pour incapable d’accéder au monde des décisions politiques « sérieuses ».
(…)
En second lieu, il est nécessaire de réaffirmer que la faillite de la tentative de construction du communisme étatique, effectuée sous la triple forme de l’État socialiste, du parti communiste et de l’idéologie marxiste léniniste, de fait n’a été due à l’insuffisante hégémonie de la classe ouvrière (qui aurait été expropriée par la bureaucratie) mais à une raison exactement opposée, la substantielle centralité de la classe ouvrière durant toutes les phases décisives de cette construction. Notre thèse est consciemment en opposition à celle de toutes les « hérésies » marxistes du XXe siècle, de type luxemburgiste, bordiguiste, ouvriériste, trotskiste et maoïste, mais elle n’est pas, à notre avis, incompatible avec une approche sans préjugé et réaliste à partir de la notion marxienne originaire de mode de production. Dit en d’autres termes, notre thèse est incompatible seulement avec l’espace idéologique de la pensée de Marx (et peut-être même pas avec celui-ci du moment qu’il ne parle pas de la classe ouvrière comme support de la construction étatique du communisme), mais certainement pas avec l’espace métaphysique ou idéologique. La classe ouvrière et prolétarienne, à cause de sa situation subalterne dans les rapports de production est, par excellence, la classe incapable d’autogestion économique et d’autogouvernement politique stables et doit, partant, se doter de représentants économiques et politiques, lesquels, comme tous les « représentants » professionnels et professionnalisés, deviennent un groupe social doté d’intérêts autonomes, parmi lesquels il y aussi, évidemment, celui de la réintégration négociée. Le « silence ouvrier » pendant les trois années 1989-91 (pour ne pas parler de consentement passif à la reconstruction d’un capitalisme « normal ») a été à notre avis un des évènements, ou si on veut des non évènements les plus importants des deux derniers siècles de l’histoire mondiale. L’absence de réflexions sérieuses sur ce point révèle que s’est désormais évanoui un cycle historique entier et que l’histoire du communisme qui, de toutes façons, n’a jamais été une grande narration interrompue, doit devenir consciente d’une discontinuité forte, presque aussi forte que celle qui a eu lieu au surgissement de la première révolution industrielle avec les communismes précapitalistes discutés dans le premier chapitre de cet essai. » (pp. 70 à 72)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...