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mercredi 8 octobre 2025
Lecture d’Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique par Jean Vioulac (I)
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de dire combien j’estime le travail philosophique de Jean Vioulac qui est certainement un des auteurs dont je me sens le plus proche. Il est vrai que nous avons tous les deux une figure de référence commune, celle de Marx, que nous refusons de laisser enterrer sous les décombres de la vulgate du marxisme. Nos parcours se croisent et se recroisent. Mon dernier livre, Devenir des machines agite des thématiques qui sont bien proches des derniers ouvrages de JV.
dimanche 20 août 2023
De la sensibilité
Ces deux textes qui portent sur la question de la sensibilité ont été écrits dans des circonstances particulières. Ils n’ont pas pu être publiés comme prévu. Je ne me suis cependant pas résigné à les laisser à la « critique rongeuse des souris », pensant, peut-être présomptueusement, que quelqu’un pourrait en faire son miel.
La coexistence de ces deux essais n’est nullement fortuite. La lecture de Marx proposée par Michel Henry dans son volumineux Marx a été pour moi une véritable révélation, bousculant sans ménagement ma « formation marxiste » antérieure et me ramenant à la philosophie qui avait été quelque peu relativisée dans l’ordre de mes préoccupations. J’espère trouver quelques lecteurs qui me feront part de leurs remarques avant d’aller plus loin. Je jette une flèche, la ramasse qui veut.
La coexistence de ces deux essais n’est nullement fortuite. La lecture de Marx proposée par Michel Henry dans son volumineux Marx a été pour moi une véritable révélation, bousculant sans ménagement ma « formation marxiste » antérieure et me ramenant à la philosophie qui avait été quelque peu relativisée dans l’ordre de mes préoccupations. J’espère trouver quelques lecteurs qui me feront part de leurs remarques avant d’aller plus loin. Je jette une flèche, la ramasse qui veut.
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Amazon.fr - De la sensibilité: Deux essais sur Marx et Michel Henry - Collin, Denis - Livres
lundi 18 septembre 2017
Notes sur les « Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science »
(Édition de référence :
Œuvres II dans La Pléiade)
Préface
Le but du livre : exposé de
la science à destination des maîtres. Ce n’est pas un livre pour les élèves. La question première : se demander si
« quelque chose comme la métaphysique est possible » (IV, 256).
La métaphysique est qualifiée de
« prétendue science ».
Elle ne progresse pas alors que toutes les sciences progressent. Le but de Kant
n’est pas de ruiner définitivement la métaphysique mais de définir les
conditions qui la rendent possible comme science. Car la raison humaine ne peut
vouloir renoncer à construire une telle science. il s’agit de préparer une
« renaissance » de la
métaphysique.
Fiche de lecture: Alcibiade de Platon
Ce dialogue (dont l’authenticité a été parfois contestée)
passe pour être une véritable introduction à la philosophie de Platon. Il est
sous-titré « Sur la nature de l’homme, genre maïeutique ». Les
sous-titres ne sont pas de Platon mais d’une époque bien ultérieure.
Il s’agit – et c’est le thème central – de « prendre
soin de soi-même », de « prendre soin de son âme » en choisissant
la philosophie ou la « vie philosophique ». Je reprends ici le plan
proposé par les éditeurs GF (p.14).
I. Entrée en matière : la rencontre de Socrate et Alcibiade (103a-106c)
Socrate est un amoureux d’Alcibiade. Il ne l’a jamais
abordé. Mais lui est resté fidèle alors que tous les autres amoureux l’ont
abandonné à cause de son arrogance. Pourquoi Socrate n’a pas fait comme les
autres ? À cause de son
démon ! L’apologie de Socrate, Platon
lui fait dire :
Le démon, c’est-à-dire ce qui en l’âme est proprement divin.
Socrate en parle à de nombreuses reprises. Dans
[…] comme vous me l'avez maintes fois et en maints
endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique
[…]. Les débuts en remontent à mon enfance. C'est une voix qui, lorsqu'elle se
fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne
me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des affaires de
la cité […] [31c-d].
Ce qui les rapproche,
c’est d’abord qu’Alcibiade veut savoir ce que Socrate a en tête :
« tu me troubles à être toujours là où je suis » (104d). Et Socrate
lui répond (105e) : « je
vais de révéler à toi-même tes pensées. » Alcibiade veut être
puissant mais personne ne peut lui donner ce que Socrate se prépare à lui
donner. On remarque que le problème du souci de soi va se poser à partir du
moment où Alcibiade veut exercer le pouvoir politique. Chez Platon, tout finit
par converger vers la politique, c’est-à-dire l’ordonnancement juste de la
cité. Alcibiade a été mal éduqué et il doit maintenant surmonter les
conséquences de cette mauvaise éducation au moment où il veut diriger les
Athéniens.
II. Examen des compétences d’Alcibiade (106-109b)
Pour prétendre diriger les Athéniens, il faut en posséder la
compétence. Socrate commence par là. La politique est le fait de ceux qui en
possèdent le savoir. Quand on confie la cité à ceux qui ne savent rien ou qui
font semblant de s’y connaître, la cité est condamnée à la guerre civile, à
l’anarchie ou à la tyrannie, bref au règne de la violence. La République, le Politique et Les Lois,
les trois grandes œuvres directement politiques de Platon développeront ce
point.
Socrate développe ici un de ses raisonnements favoris par
dichotomie qui prend en quelque sorte en tenaille son interlocuteur si bien
qu’à la fin celui-ci ne sait plus que penser. Voyons comment il procède.
·
Ce qu’on sait vient des autres ou de soi-même.
·
Or Alcibiade ne peut pas conseiller les
Athéniens sur ce qu’il a appris des autres (l’alphabet, la flûte …)
·
Pour les autres sujets (architecture, etc.), les
Athéniens s’adresseront à un spécialiste – ce que n’est pas Alcibiade. Il en va
de même pour le combat …
·
Conclusion : Alcibiade ne possède aucune tékhnê !
On retrouvera toute cette discussion sur les tékhnê dans le Gorgias. Gorgias, le rhéteur, prétend être capable de tenir des
discours sur tous les sujets, même s’il n’a aucune compétence pourvu qu’il
maîtrise l’art de faire des beaux discours. Alcibiade procède différemment :
le rhéteur reconnaît que la rhétorique peut servir la justice autant que
l’injustice. Alcibiade reconnaît qu’il ignore toutes ces téckhnê au sujet desquelles
Socrate l’a questionné mais affirme posséder la compétence de savoir quand il
est juste d’employer celle-ci ou celle-là. Mais c’est précisément cette
compétence en matière de justice qui est maintenant interrogée.
III. Qu’est-ce que le juste ? (109b-116e)
A. Ignorance d’Alcibiade en la matière (109b-113c)
Socrate reprend le fil de son raisonnement. Soit Alcibiade a
appris la justice de quelqu’un d’autre soit il l’a découverte par lui-même.
·
Or Alcibiade n’a pas fréquenté de maître en
matière de justice.
·
Il affirme avoir appris la justice du grand
nombre, mais ce n’est pas un bon maître !
Si le grand nombre n’est pas compétent en matière de
justice, il n’est donc pas compétent en matière de politique. Bien que non
développée, on retrouve ici la position classique de Platon qui tient la
démocratie pour un mauvais régime, pas tout à fait le pire – le pire étant la
tyrannie – mais celui qui conduit directement au pire des régimes.
Conclusion : Alcibiade est ignorant en matière de
justice. Il s’engage dans une « entreprise déraisonnable » :
« enseigner ce que tu ne connais pas, ayant négligé de l’apprendre »
B. Le juste est l’avantageux (113c-116e)
Ce passage tente de construire un concept du juste. En effet
Alcibiade essaie de se tirer d’affaire en disant
·
Que la distinction du juste et de l’injuste va
de soi et que ce n’est pas là-dessus qu’on délibère ;
·
Que le véritable sujet de délibération est
l’avantageux ou le nuisible.
Socrate met en cause la distinction entre juste et
avantageux. À Alcibiade qui soutient que l’avantageux peut être injuste,
Socrate rétorque ceci :
·
Certaines choses justes sont avantageuses
·
Ce qui est juste est beau
·
Ce qui est bon est bon
·
Or ce qui est bon est avantageux
·
Donc ce qui est juste est avantageux.
Conclusion d’Alcibiade désorienté : « je ne sais
plus ce que je dis ».
IV. Les espèces de l’ignorance (116e-119a)
A. Connaissance et espèces d’ignorance (116e-118b)
L’ignorance d’Alcibiade pose maintenant la question d’une
classification des genres d’ignorance.
·
On ne s’égare pas sur ce que l’on sait
·
On ne s’égare pas sur ce que l’on ne sait et
dont on sait qu’on ne le sait pas
·
On s’égare sur ce que l’on ne sait pas et que
l’on croit savoir.
C’est à la dernière catégorie qu’appartiennent les erreurs
propres à l’action.
Alcibiade est dans la pire des ignorances : il se lance
dans l’action comme s’il savait alors qu’il ne sait pas (il erre sur les choses
les plus importantes, le juste, le bien …)
B. L’ignorance en politique, de Périclès à Alcibiade (118b-119a)
Suit tout un passage dirigé contre Périclès qui faisait le
savant mais ne l’était pas. Savoir quelque chose en effet, c’est être capable
de le transmettre. Or Périclès n’a rien transmis à ses fils, donc Périclès
entre dans la catégorie de ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas… Et
Alcibiade se propose de continuer dans cette lignée !
V. Les véritables rivaux d’Alcibiade (119a-124b)
À partir de là, il y a un changement de méthode dans la
discussion. Socrate essaie de définir ce que doit comporter l’éducation de
celui veut diriger ses concitoyens. Les Perses et les Lacédémoniens sont les
grands rivaux d’Athènes et leur richesse et leur puissance ils les doivent à
leur éducation.
Le futur roi des Perses est éduqué par quatre
« gardiens royaux », le premier enseigne la religion, le second
enseigne l’art de gouverner, le troisième lui apprend à dire la vérité et le
dernier est son professeur de tempérance. Rien de tel dans l’éducation
d’Alcibiade.
En ce qui concerne les Lacédémoniens, là encore leur
éducation fait référence qui enseigne « la tempérance, le sens de l’ordre,
l’aménité, l’humeur facile, la fierté, la discipline, le courage, la force
d’âme, l’amour du travail, de la victoire et de l’honneur » (122c).
Les vrais rivaux d’Alcibiade ne sont pas les autres
Athéniens, mais ces chefs étrangers. Et pour les vaincre, on ne peut l’emporter
sur eux que « par le soin et la technique ». Le « connais-toi
toi-même » rappelé ici par Socrate doit être pris au sens le plus
simple : « regarde-toi, regarde toi comme tu es en comparaison de tes
véritables rivaux.
VI. Comment pouvons-nous devenir meilleurs (124b-127d)
Il faut savoir maintenant à quoi appliquer ce soin. À
devenir meilleur, répond Socrate. Mais meilleur en quoi ? Suit un dialogue
socratique classique qui vise à déterminer quel est l’objet de la compétence
qu’il faut acquérir. Une longue suite d’interrogations aboutit à définir la
cité bien gouvernée comme celle où règne la concorde et où chacun occupe la
place qui est la sienne. Or Alcibiade qui convient de cela ne peut même pas le
définir et doit constater à nouveau : « je ne sais même pas ce que je
dis ». (127d)
VII. Qu’est-ce que prendre soin de soi-même ? (127e-135e)
A. Soi-même et ce qui nous est propre (127e-128d)
Si dans une cité juste, chacun s’occupe des choses qui lui
sont propres, il faut définir ce que c’est.
·
Il y a les choses qui se rapportent à nous (les
membres, etc.)
·
À chacune de ces choses correspond une tekhnê
pour en prendre soin.
·
Mais le soi-même est autre chose que l’ensemble
des choses qui se rapportent à soi.
·
La technique qui permet de prendre soin de soi
repose sur la connaissance de soi
B. Qu’est-ce que soi-même ? (128d-132b)
Reste à déterminer le soi. Nouvelle suite de questions qui
aboutit à la conclusion que le soi-même est différent du corps. On est arrivé
alors au nœud qui donne son sous-titre au dialogue : « de la nature
de l’homme » (129c : « qu’est-ce donc que l’homme ?).
Conclusion : ce qu’est l’homme, c’est son âme.
Mais ici on n’a encore défini que les « soi »
particuliers. L’homme, c’est son âme.
Mais le « soi-même lui-même », c’est encore autre chose. Il y a là
une question classique qui est celle de la réflexivité propre à la pensée
humaine et qui sera au cœur de la « philosophie du sujet » qu’on peut
faire naître avec Descartes et qui conduit à la phénoménologie. Mais Platon
n’emprunte pas cette voie.
·
Les
diverses occupations de chacun, les métiers, ce n’est pas s’occuper de soi (et
donc les choses qui nous sont propres, ce n’est pas cela !).
·
Dans le dialogue, c’est une âme qui parle à une
âme.
·
Dans l’amour véritable, l’amant aime l’âme de
l’aimé et donc est indifférent aux ravages du temps sur le corps (c’est
pourquoi Socrate aime encore Alcibiade alors qu’il a passé l’âme d’être aimé
pour son corps). C’est la définition de ce qu’on appelle « amour
platonique ».
C. Comment prendre soin de soi-même ? (132b-135e)
Il faut donc prendre soin de l’âme et diriger sur elle ses
regards. Suit une comparaison entre le « connais-toi toi-même » et
« regarde-toi toi-même ». On peut se voir dans un miroir ou dans le
regard d’un autre, à condition de fixer la pupille. De la même façon, il faut
fixer la « pupille de l’âme »,
la pensée réflexive.
La connaissance de soi est au fond de fixer le divin et par
là la connaissance de soi a une valeur éthique – se connaître, c’est être
tempérant et juste : se connaître soi, c’est connaître ce qui est propre à
soi et par conséquent aussi ce qui est propre aux autres et donc c’est être
juste. Conséquence : celui qui ne se connaît pas lui-même ne peut pas être
politique – ou alors il sera un mauvais politique qui prendra de mauvaises
décisions.
Conclusion générale : il ne reste plus à Alcibiade qu’à
suivre l’enseignement socratique, c’est-à-dire à prendre soin de soi,
c’est-à-dire à devenir juste et tempérant, c’est à cette condition seulement
qu’il pourra prétendre diriger les Athéniens.
vendredi 15 septembre 2017
Adorno l’humaniste
Un essai sur sa pensée morale et politique, par Marie-Andrée
Ricard
![]() |
| T.W Adorno |
Adorno est sans doute un des philosophes importants du
siècle passé. On l’ignore en France où pour des raisons incompréhensibles, on a
toujours préféré le « jargon de l’authenticité » heideggérien dont
Adorno fit une critique virulente[1].
Il est vrai que l’œuvre d’Adorno est difficile d’accès et que sa philosophie
n’est jamais présentée de manière systématique, même dans cet ouvrage peut-être
le plus fondamental qu’est Dialectique
négative.[2] L’intérêt
majeur du travail de Marie-Andrée Ricard est de proposer une reconstruction
cohérente de la pensée morale et métaphysique d’Adorno et d’offrir ainsi une
voie d’accès à la compréhension du maître de l’école de Francfort.
Le travail de M-A Ricard s’ordonne en quatre parties. En
premier lieu, elle définit le « socratisme » d’Adorno, c’est-à-dire cette
morale de la pensée qui constitue le principe de toute son œuvre. Dans une
seconde partie, elle confronte Adorno à Kant. La troisième partie porte sur
l’analyse adornienne de l’antisémitisme, comme emblématique de la philosophie
morale d’Adorno. La dernière partie revient sur la métaphysique comme
expérience centrée sur la mort.
L’auteur souligne d’abord deux points importants. D’une part,
Adorno reste fidèle à la « 11e thèse sur Feuerbach » de
Marx : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes
manières ; il s’agit de le transformer. Mais la transformation est
évidemment impossible sans le travail de la pensée. Il s’agit seulement de
refuser la séparation de la théorie et de la pratique : « Cette
séparation entre la théorie et la pratique ne retire pas simplement à la pensée
son lien avec l’expérience, elle rend impossible la vie bonne. (…) Cette
séparation est le symptôme d’une aliénation. Elle implique que l’individu est
divisé en lui-même et d’avec les autres. La réalité sociale ne peut se
présenter à lui que comme une puissance anonyme et aveugle. Deuxièmement, cette
séparation est à l’opposé de l’idéal de la vie bonne qui, bien que sous des
formes diverses, traverse toute l’histoire de la philosophie. » (p.15)
D’autre part, la morale d’Adorno est une morale matérialiste : elle
déconstruit le sujet kantien comme pur intelligible pour prendre appui au
contraire sur le corps, sur la souffrance physique comme véritable point de
départ de la pensée morale.
Le premier point signifie qu’il ne faut pas entendre la 11e
thèse comme la mort de la philosophie, mais plutôt comme « une
autoréflexion ou, si l’on préfère, une critique immanente de la
philosophie » (p.19) : sortir la philosophie de cette fausse
conscience qui lui fait oublier sa signification pratique, telle est la tâche
que se fixe Adorno. Il en découle la nécessité de l’examen de soi qui suppose
la critique de la fausse conscience et de donc la société qui produit cette
fausse conscience. Par conséquent la philosophie ne saurait « trouver la
paix en elle-même dans une quelconque vérité »[3].
L’auteure consacre un important développement à la notion de
« chez-soi » et à l’obligation que pose Adorno pour le
philosophe : l’obligation de ne pas être chez soi. Il s’agit de
ceci : « le philosophe doit commencer par examiner son propre vécu,
autrement dit, faire retour en soi, en essayant de faire abstraction de tout ce
qui forme le tissu confortable de l’expérience commune et la rend facilement
communicable. » (p.35) Dans l’aphorisme §5 de Minima Moralia,[4]
Adorno conclut ainsi : « et il n’y a plus maintenant de beauté et de
consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et
maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un
monde meilleur. »
L’autoréflexion de la philosophie implique que le philosophe
doit « éviter de vouloir garder raison » (p.43). C’est pourquoi
Adorno pratique une stratégie de l’exagération, puisque « seule
l’exagération est vraie »[5] :
exagération à la mesure de la constitution effective du sujet – et ici
l’auteure donne d’intéressants aperçus sur la conception adornienne de la peur
– ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la
pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché,
donner à l’autre plus que ce que l’on a
reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif.
Comme on l’a dit, la deuxième partie est consacrée à la
critique qu’Adorno adresse à la morale kantienne. « Adorno développe sa
propre conception de la morale en s’opposant à trois piliers de la morale
kantienne : premièrement la conception du sujet ou de l’agent moral comme
une pure relation d’identité à soi ; deuxièmement à la contrainte
engendrée par cette identité, de réprimer ou encore de maîtriser les
impulsions, les inclinations ou affects qui font malgré tout
« l’humanité » enviable du chien ; troisièmement à la
subordination du bonheur à la vertu, d’où devrait naître un sentiment d’estime
supérieur pour notre personne. » (p.60) Il s’agit pour Adorno de montrer
que « ce n’est que dans un motif matérialiste sans fard que survit la
morale » (Dialectique négative,
cité p.61), une morale dont l’impératif est ainsi résumé par Adorno :
penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. Avec l’auteure, on
peut résumer ainsi l’un des axes fondamentaux de la critique adressé à la
morale kantienne : « Kant a absorbé la liberté dans ce soi-disant
fait de la raison, au prix de la division de l’homme entre un être phénoménal
et un être nouménal, une personne et une personnalité. Adorno pense au
contraire la liberté comme possibilité réelle, mais dépendante de l’unification
de notre sensibilité et de notre raison. » (p.75)
Adorno refuse le devoir de « froideur » qui
découle de l’impératif catégorique kantien. Cet impératif catégorique
« traite les autres uniquement comme des cas d’application d’un principe
universel et comme l’occasion d’attester l’universalité du devoir »
(p.86). La conception kantienne véhicule en outre une conception narcissique de
l’homme : dans le besoin d’élévation de soi avec la « valeur »
de la personne, on retrouve l’investissement libidinal tourné en soi-même,
corrélatif du manque d’estime de soi et des autres. M-A Ricard reprend les
développements d’Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison pour montrer le caractère antinomique de
la morale kantienne. À l’inverse de Kant, Adorno va chercher une fondation
charnelle de la morale. Il y a un ancrage affectif de la morale qui se prolonge
dans la révolte (cf. p. 103). « En montrant que notre humanité se vit dans
une solidarité qui s’enracine dans notre faiblesse, voire dans le corps, Adorno
s’éloigne évidemment de tous ceux qui, comme y incline Kant, posent notre humanité
dans sa ressemblance avec la divinité et qui tirent de cette ressemblance le
blanc-seing pour dominer tout ce qui est autre. » (p.105)
Si on a fait à Adorno le reproche d’être seulement négatif,
de n’avoir pas à proposer de politique à proprement parler, la troisième partie
montre au contraire qu’il y a bien chez Adorno une politique de la
reconnaissance : l’analyse de l’antisémitisme nazi conduite par Adorno (et
Horkheimer) a pour fil directement qu’il s’agit là de l’envers de la
reconnaissance. M-A Ricard soutient la thèse suivante : « Adorno et
Horkheimer ont compris l’antisémitisme moderne nazi comme une pathologie identitaire collective dont le
nerf réside dans une inversion de la reconnaissance. » (p.115)
Mobilisant la vaste littérature disponible sur ce sujet, l’auteure argumente de
manière très convaincante en faveur des thèses d’Adorno et d’Horkheimer. Elle
nous aide ainsi à aller à la racine des problèmes et, du même coup, on en
perçoit l’actualité brûlante : « Le nazisme est sans doute le symptôme
le plus virulent de cette ambition d’une pure production de soi, c’est-à-dire
d’une éradication de toute différence et d’un contrôle absolu sur la vie et la
mort qui ne doit plus rien à la nature, depuis longtemps dégradée au rang de
matériau exploitable sans restriction. » (p. 148) Qui ne doit que sous des
formes douces, sous des couleurs chatoyantes et même au nom des
« droits », de « l’égalité », de la
« non-discrimination », c’est la même pathologie qui agite nos
sociétés prétendument pacifiées ?
La dernière partie repart de la définition de définition
adornienne de l’homme comme être de chair capable de transcendance,
c’est-à-dire capable de sortir de lui-même. C’est encore à la critique de Kant
qu’est largement consacré ce passage – beaucoup plus bref que les
précédents : chez Kant, l’espoir doit laisser place à la foi et il s’agit
d’une automutilation de la raison face à laquelle il s’agit de ramener sur
terre la perspective de l’émancipation. (cf. p.159)
Que les penseurs de l’école de Francfort et en tout premier
lieu Adorno nous aident à penser aujourd’hui ce qu’est notre société, quel est
le genre de vie mutilée qui est la nôtre, voilà ce que le livre de Marie-Andrée
Ricard contribue à établir. Les vues qu’elle donne sur les rapports « dialectiques »
(continuité et opposition) entre Adorno et la philosophie traditionnelle sont
également très précieuse et on lui saura gré d’avoir fait revivre la critique
adornienne de Kant. Un livre donc à conseiller vivement.
Denis Collin - Le 26 avril 2013.
Référence : Marie-Andrée Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique,
éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection « Philia Monde », novembre 2012, ISBN
978-2-7351-1519-8, 22€
[1] T.W.
Adorno, Jargon de l’authenticité :
de l’idéologie allemande. Petite Bibliothèque Payot, 2009
[2] T.W.
Adorno, Dialectique négative, Petite
Bibliothèque Payot, 2003
[3] Max
Horkheimer, Théorie traditionnelle et
théorie critique, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »,
p.92, cité p.24
[4] T.W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions
sur la vie mutilée, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[5] Voir
T.W. Adorno et M. Horkheimer, Dialectique
de la raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1983, réédition
collection « Tel ».
lundi 9 mai 2016
La Dialectique dans la Téléologie
Un livre d'Évelyne Buissière
Évelyne Buissière reprend la question de la dialectique à la racine : la dialectique n’est pas autre chose que l’esprit de contradiction (selon un propos informel de Hegel relaté par Eckermann). Ce n’est pas un propos plaisant mais sans profondeur. Évelyne Buissière en développe toutes les conséquences. La dialectique est le mouvement même de la vie, celui par lequel le fini qui ne peut se suffire se dépasse lui-même sans jamais cependant s’abîmer dans l’infini. Chez Hegel, la dialectique a une origine grecque : Héraclite est le commencement de la dialectique. Rendons grâce à Évelyne Buissière d’avoir souligné ce point de façon très convaincante. « Aux yeux de Hegel, Héraclite n’est pas tant le penseur d’une guerre mère (ou père) de toutes choses que le penseur de la première réconciliation spéculative. Ainsi il défend Héraclite contre les accusations portées contre lui dans le Banquet. Comment expliquer qu’un équilibre puisse survenir sans l’amour et la concorde ? Quoi de plus absurde qu’une telle question pour Hegel ? L’harmonie est un libre jeu de la discorde et non un apaisement transcendant. » (22) C’est à partir d’Héraclite que l’on peut précisément penser l’alterité non pas extériorisée mais bien comme intériorisée. « Il ne s’agit pas de l’autre mais de son autre. » (23) Si la dialectique est la pensée du devenir, le devenir n’est pas la simple mouvance, il est « la synthèse de l’identité et de la différence intériorisée d’avec son autre. » (24)
Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages
D.COLLIN - 8 Mai 2016
jeudi 30 juillet 2015
Temporalià e Differenza
A propos du livre d'Alberto Giovanni Biuso, "Temporalità e differenza"
Alberto Giovanni Biuso : Temporalità e differenza, 2013, Leo S. Olschki editore
Alberto Giovanni Biuso, professeur de philosophie, enseigne la philosophie de l’esprit et la sociologie de la culture à l’Université de Catania. Il a, à son actif, un nombre conséquent d’ouvrages dont certains ont fait l’objet d’une recension sur mon site (Nomadismo e benedizione, une belle introduction à la lecture de Nietzsche, Dispositivi semantici, qui propose une approche phénoménologique de la philosophie de l’esprit, …). Avec Temporalità e differenza, Alberto Giovanni Biuso s’aventure sur des chemins déjà largement frayés, ceux de la métaphysique du temps. Dans un ouvrage bref (116 pages), il apporte des éclaircissements très utiles. La pensée est concise et rigoureuse et contraste avantageusement avec beaucoup d’écrits sur ce thème qui, il faut bien le dire, ne brillent pas toujours par leur limpidité. C’est à la fois l’ouvrage d’un professeur qui fait le tour des grandes conceptualisations sur la question du temps, de Platon et Plotin jusqu’aux physiciens contemporains et celui d’un philosophe défendant sa propre thèse de manière fort convaincante.
Biuso part des deux grandes tendances qui dominent la pensée philosophique du temps : celle pour qui le temps se réduit à la conscience du temps et celle qui fait du temps physique l’unique objet de l’enquête sur la temporalité. L’auteur veut dépasser ce dualisme et essayer de penser en même temps et dans leur différence le temps comme réalité mentale et le temps comme réalité physique. Tout comme il se refuse au dualisme en philosophie de l’esprit et soutient de manière très spinoziste qu’il n’existe qu’une seule réalité, le corps-esprit, il veut comprendre unitairement le temps sur le plan physique et sur le plan métaphysique. Le temps ne s’oppose pas à la matière, il est la différence de la matière dans les divers instants de son devenir et il est l’identité de ce devenir dans une conscience qui le saisit.
Voyons le détail de l’ouvrage.
Le premier chapitre rappelle tout simplement que le temps est ! On se souvient du célèbre passage des Confessions d’Augustin : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veux l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent .
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. » Le mode d’être du temps, c’est de tendre à n’être plus. Pour Augustin, rien de plus normal : seul Dieu est pleinement ; le temps, inséparable de la création a donc nécessairement un mode d’être inférieur. Biuso qui consacre quelques passages à Augustin, affirme clairement, contre l’évêque d’Hippone, que le temps est : « Le temps est le tout dans lequel se recueille l’infini battement de l’identité et de la différence. » (p.1) Cette forte affirmation peut être considérée comme une polémique directe contre le philosophe italien « parménidien », Emanuele Severino pour qui le temps n’est précisément rien et seul l’être est (cf. p.55). Ou encore : « Une des erreurs fondamentales de toute conception éléatique de l’être consiste à concevoir la différence comme destruction, alors qu’une identité immuable rendrait impensable et impossible l’être même. » (p.106) En passant, remarquons que Severino n’est qu’à peine traduit en français et que l’immense majorité des débats philosophiques en Italie nous reste parfaitement inconnue – occupés que nous sommes avec la énième polémique sur le nazisme de Heidegger …
Refusant tout « monothéisme herméneutique », il soutient au contraire un « polythéisme du temps ». La physique a affaire au temps, mais le discours philosophique aussi est un discours sur le temps. « Le discours sur l’esprit est un discours sur le temps. Il est la tentative que le corps actualise de se concevoir instant après instant, de se savoir soi et d’avoir le savoir du Soi. » (p.2) Comme il soutient le concept de corps-esprit (corpomente), Biuso défend ici le concept de corps-temps (corpotempo). C’est pourquoi, « la racine la plus profonde de l’être personnel réside toujours dans ce corps temporel, dans le parcours que le grumeau de matière que nous sommes trace et laisse derrière lui et qui l’identifie toujours, nonobstant les énormes changements qu’il subit de la naissance jusqu’à la mort. » (p.4) Si le corps-esprit se produit par un travail à la fois physique et phénoménologique, c’est dans le temps que ce processus s’effectue. Dans le rapport de l’homme à la temporalité, il y a ainsi une dimension physique – le corps est à la fois le passé de la mémoire et la protension vers ce qu’il va devenir – et une dimension proprement psychique. L’équilibre de la vie psychique repose sur l’accueil de la temporalité, souligne Biuso. Il revient sur ce point un peu plus loin : « La maladie mentale consiste en grande partie en un rapport distordu et de souffrance avec le temps qui est ; elle consiste le plus souvent dans la volonté d’arrêter la flèche du temps dont le parcours coïncide pour le sujet souffrant avec une perte irréversible, jusqu’à la perte de soi définitive, à la mort. » (p.53)
Cette multi-dimensionnalité de la pensée du temps demande un examen des différentes ontologies du temps. On devrait mieux dire ontologies tout court. Car l’être est le temps. Biuso condense sa position philosophique ainsi : « l’être est fait d’entités qui sont toujours des événements, de substances qui sont toujours des relations, d’identités qui sont aussi des différences. L’être est constitué de formes actuelles engendrées par le passé et dirigées vers les possibilités de l’avenir. Ce que nous appelons réalité est l’ensemble des situations et des relations spatio-temporelles. » (p.12) Le temps et la matière forment une unité : il n’y a pas de temps sans matière ni de matière hors du temps, précédant le temps.
Dans cette enquête sur le temps, il fallait évidemment que soient examinées les conceptions du temps de la physique. La physique, pour l’essentiel, est « parménidienne », c’est-à-dire que le temps en tant que tel n’y a pas sa place. Tout comme Bergson, Biuso constate que le temps en physique est représenté par une dimension spatiale et que de Newton à Einstein les équations de la physique ne tiennent aucun compte de la flèche du temps. « Il y a une continuité profonde entre la théorie de Newton, la relativité restreinte et générale qui partagent la conviction commune selon laquelle l’espace-temps est une structure géométrique uniforme et objective qui permet le mouvement et dans laquelle il se manifeste. » (p.26) Biuso soutient que l’on confond sans raison l’espace-temps mathématique qui peut avoir quatre dimensions ou plus et l’espace physique. C’est le concept mathématique de dimension qui ici nous induit en erreur et conduit à considérer le temps comme s’il s’agissait de l’espace : « les paradoxes de la théorie einsteinienne naissent de l’attribution d’une réalité physique à des instants qui possèdent seulement une structure mathématique. » (p.28) Biuso n’hésite pas à prendre le parti de Bergson dans la polémique qu’il mène contre Einstein. Il affirme ainsi que « Si la controverse entre Bergson et Einstein s’était tenue quelques années plus tard et si le philosophe avait pu acquérir des notions suffisamment précises de mécanique quantique, il aurait certainement pu défendre sa position beaucoup plus efficacement. » (p.81)
Cette difficulté soulevée à propos de l’ontologie du temps est d’ailleurs très générale en physique et c’est pourquoi trop souvent, confondant les outils mathématiques qui permettent de rendre compte de l’expérience avec la réalité elle-même, la physique est portée volontiers à la pure spéculation, voire à la science-fiction – Biuso dit sur la fameuse « théorie du big bang » ce qu’il y a à en dire : « La théorie cosmologique du big bang est déficitaire et dangereusement proche du créationnisme » (p.69). Seule la thermodynamique fait sa place à la flèche du temps, non sans difficultés que relève Biuso. Reprenant en particulier les réflexions de Prigogine, il souligne la nécessité pour la physique de redécouvrir le temps et, bien que le mot ne figure pas, de réintroduire de l’histoire dans la nature.
Il faudrait aussi parler des analyses que Biuso fait de la portée ontologique de la Recherche du temps perdu de Proust (voir pp. 43-44, 47-49, 83 et 85). Il souligne que « La Recherche tout entière est édifiée sur la puissance de la mémoire corporelle, sur la découverte que les souvenirs sont continuellement réécrits par la condition présente en vue des objectifs futurs, elle est édifiée sur la conscience du caractère physique du temps puisque ce dernier étant corporel il est la vie. » (p.85) Citons encore sans le développer ici ce qu’il dit de l’objet amoureux comme objet temporel.
Biuso établit une sorte de catalogue des « nihilismes atemporels », c’est-à-dire toutes les théories philosophiques qui réduisent le temps à rien, à une pure illusion. En tête de ces nihilismes vient la conception einsteinienne – cf. supra – mais aussi toutes les philosophies qui font résider le bonheur dans une plénitude hors du temps. Si la maladie psychique est régressive – elle est refus du temps – devenir adulte, c’est au contraire accepter pleinement la temporalité. La volonté d’immortalité est proprement folle – il faudrait sans doute ici jeter le regard philosophique qui s’impose sur les recherches visant justement l’immortalité, dans les laboratoires de Google ou ailleurs.
Pour Biuso, comme on l’a déjà noté, tout discours sur le corps est un discours sur le temps. L’espace-temps ne peut être saisi et conçu qu’à partir de la corporéité. Et c’est dans ce rapport du corps au monde que réside la conscience. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le réalisme scientifique est intenable : « L’ingénuité et le caractère anti-scientifique de tout réalisme métaphysique sont confirmés par de nombreuses expériences cliniques » (p.61). Le monde est espace, mais l’espace est « la forme présente du temps » (ibid.). Ici s’impose une remarque décisive : l’espace est toujours mon espace alors que le temps est notre temps. L’espace est ancré dans la subjectivité alors que le temps ouvre à l’intersubjectivité : « En tout cas, alors que le ici peut seulement être le mien, que personne ne peut le partager avec un autre, aussi proche soit-il, le maintenant est constitutivement intersubjectif. » (p.62)
Biuso accorde au langage et à la formation des significations une place majeure dans son enquête sur le temps. Le langage est constitutif de la temporalité si bien qu’il parle d’un « temps-langage » (p.73). « Le rapport entre esprit et temporalité est donc très étroit aussi parce que profond est le lien que le langage a avec le temps. Temps et langage sont tous deux l’expression de l’ouverture qu’est l’existence humaine. » (p.74) Un peu plus loin, il ajoute : « Constant est le travail de l’esprit qui raconte et en narrant produit des significations comme l’araignée tisse sa toile. » (p.75) Dans une perspective très bergsonienne, Biuso conçoit l’émergence de la conscience dans ce rapport constant entre le corps propre et le monde, rapport dicté par les nécessités de la vie et de l’action du sujet. Dans le même ordre d’idées, il évoque la théorie de l’affordance de Gibson.
Il faudrait aussi faire place aux nombreuses références à la phénoménologie, notamment à Husserl. Comme dans Dispotivi Semantici, Biuso veut redonner toute sa place à la phénoménologie dans la philosophie de l’esprit et à la compréhension de la formation de la sémantique – ce sur quoi butent régulièrement les recherches qui se placent uniquement sur le plan logique formel. Défendant un monisme neutre (à distinguer du monisme matérialiste), Biuso affirme que « le corps n’est pas seulement objet d’expérience, mais aussi le principe de celle-ci. Au dualisme cartésien de « l’esprit » et du « corps », doit être substituée la distinction conjuguant le corps comme chose expérimentée et le corps comme agent de l’expérience. » (p.91)
Être temps : voilà finalement ce qui nous définit. « Le temps est donc uni au dispositif sémantique de l’esprit jusqu’à faire coïncider ce dernier avec la pulsation même du corps intentionnel et désirant. » (p. 104)
Une absence étonne tout de même : Hegel n’est jamais cité – sinon peut-être implicitement dans le passage qui critique les philosophies de l’histoire comme nihilisme du temps (cf. p.55) – alors même que Biuso « flirte » si souvent avec ce maître éminent ! Alors que son « ontologie de l’historicité » (pour reprendre le titre de la thèse de doctorat de Marcuse) développe souvent des préoccupations très proches de celles de l’auteur de Temporalità e differenza. Sans parler de la vision proprement dialectique que développe Biuso tant sur le rapport corps/esprit que sur celui du temps et de la matière, du temps vécu et du temps objectif, tous points sur lesquels les oppositions doivent être surmontées dans le mouvement même de la pensée.
Quoi qu’il en soit, le livre d’Alberto Giovanni Biuso est intéressant de bout en bout et il ouvre de si nombreuses pistes qu’une recension comme celle-ci ne peut les explorer toutes. À lire donc … pour le lecteur italianophone, évidemment, en attendant qu’un éditeur français se décide à publier ce qui se discute aujourd’hui en philosophie de l’autre côté des Alpes.
Le 4 août 2015 – Denis COLLIN
mercredi 23 mars 2005
Lénine et Popper par Lucio Colletti. (Traduit de l'italien)
Avertissement :
L'article qui suit est extrait de Fine della filosofia, publié en 1996
chez Ideazione, Roma. Lucio Colletti qui fut d'abord un disciple de
Galvano Della Volpe, a écrit un livre fort intéressant, Le marxisme et
Hegel (Champ Libre, 1976) qui montre que la conception marxienne de la
connaissance, telle qu'elle est développée dans Le Capital, a plus de
rapport avec Kant qu'avec Hegel. Du même coup, il y développe une
interprétation originale de Kant, très éloignée des positions des
néokantiens de l'école de Marburg, par exemple et ainsi le "réalisme
gnoséologique" revendiqué dans le présent article apparaîtra moins
curieux. Colletti a rompu avec le marxisme à la fin des années 70 (il
avait déjà quitté le PCI dès 1964) et il est devenu politiquement un
libéral (il a été élu député sur les listes de Forza Italia) mais il
reste un auteur à lire, un défenseur de la valeur de la science, une
espèce de "sokalien" si on veut me permettre ce rapprochement,
c'est-à-dire quelqu'un de précieux dans ces temps d'obscurantisme.
(Denis Collin -31.03.98)
Le livre traite essentiellement de "théorie de la connaissance". Et il défend, comme on sait, le point de vue du matérialisme ou, comme il serait plus correct de le dire, du "réalisme" en gnoséologie. La thèse qui y est soutenue est que les "objets" - que ce soit des tables, des chaises, des arbres non moins que des atomes ou des molécules - existent en dehors et indépendamment de la pensée, avant que d'être seulement des "représentations" de notre esprit.
Vient ensuite l'examen du
point de vue opposé que Lénine attaque évidemment : celui de
l'empiriocriticisme de Mach et Avenarius et, en général, du positivisme
phénoméniste. La thèse que soutient ce courant de pensée est que le fait
d'assumer l'existence des objets extérieurs, au-delà de nos sensations,
revient à superposer à l'expérience et à la science une métaphysique
indue. Puisque ce qui est véritablement "donné" et prouvé ce sont
seulement nos perceptions (sans distinction du dedans et du dehors), les
"sense-data" dont, dans ces années-là, Bertrand Russel parlait déjà.
Le principal argument dont Lénine se sert pour combattre cet "idéalisme subjectif" (déjà contrecarré par Kant dans sa Réfutation de l'idéalisme) consiste à en faire remonter la thèse à l'immatérialisme spiritualiste de l'évêque Berkeley et à sa célèbre assertion : "Esse est percipi". En effet, ce rapprochement de Mach et Berkeley étant opéré, Lénine obtient deux résultats . en premier lieu que l'empiriocriticisme, qui se prétend s'en tenir aux données de la perception en évitant toute implication métaphysique de type idéaliste ou matérialiste, est au contraire le fils du fidéisme religieux. Et, outre cela, que seulement le matérialisme peut garantir une position philosophique libre des liens religieux, c'est-à-dire cet athéisme qui, clairement, tient à coeur à Lénine.
On a souvent critiqué cette mise côte à côte de Mach et Berkeley. Mach, outre un philosophe, a été aussi un physicien important à qui la théorie de la relativité de Einstein n'est pas peu redevable. L'évêque Berkeley, au contraire, considérait la science comme sa bête noire, source du matérialisme et de l'athéisme. En outre, c'est un fait hors de toute discussion que beaucoup de philosophes tenants de l'empirisme phénoméniste n'ont jamais été croyants, comme Hume, Mach lui-même ou Russel.
Mais l'argument matérialiste athée est moins simpliste et fragile qu'il ne le paraît à première vue. Lénine défend la valeur cognitive de la science et c'est encore en cela qu'est le véritable athéisme. Il ne considère pas la science seulement comme un instrument ou une découverte pratique. Il retient au contraire qu'elle est une "description" de la réalité: incomplète, provisoire, perfectible autant qu'on le veut (le livre, entre autres, est écrit en plein dans la crise de la mécanique classique et la naissance de la naissance des nouvelles directions, dont il tient compte) ; et, toutefois, c'est une description, c'est-à-dire une connaissance.
Or, ceci demande le réalisme ou le matérialisme. En l'absence de ceci, manque une objectivité avec laquelle corréler et à laquelle référer nos théories. C'est ainsi que le sort de l'athéisme paraît intriqué à celui de la science.
Sous cet aspect, inversement, la position de Mach paraît beaucoup moins bien défendue. Pour le positiviste rigoureux, en effet, la science ne décrit rien et n'explique rien. Elle est seulement un instrument (l'instrumentalisme qui sera combattu par Popper) pour corréler les sensations entre elles et ainsi produire des "économies de pensée". Il s'agit d'un choix qui peut apparaître comme une sorte de décapitation de la science. Et cela apparaissait ainsi pour un grand physicien comme Boltzmann qui s'insurgeait contre Mach et dont Lénine connaissait bien les écrits épistémologiques ; pas moins qu'un autre grand, Max Planck, qui choisit vraiment son camp en décembre 1908, lui aussi contre Mach, pour défendre l'idée que, sans le réalisme, la science s'en va en fumée.
De là, il apparaît plausible de soutenir que, entendue au sens phénoméniste, la science laisse le champ libre à la religion. C'est typiquement le cas de Duhem, physicien et grand historien de la science. il restreignait la physique aux "phénomènes" et, en échange, il puisait la "réalité vraie" du thomisme et de la métaphysique catholique. La thèse de Lénine, donc, qui relie Mach à Berkeley, peut être discutée mais elle n'est pas bizarre. Popper fait exactement la même chose: Conjectures et réfutations, il parle de "Berkeley, ce précurseur de Mach."
Il y a toutefois dans Matérialisme et Empiriocriticisme, quelque chose de terrible, dans le sens d'inquiétant du point de vue humain, dont il est nécessaire de parler. La cible de la polémique de Lénine n'est pas véritablement Mach. Ce sont plutôt certains bolcheviks (attention : pas des sociaux-démocrates réformistes, mais des révolutionnaires ardents de la même fraction que Lénine), comme Bogdanov, Bazarov et autres, qui avaient adopté l'épistémologie de Mach. Or, la polémique contre eux est inexorable. Non pas intransigeante comme peut l'être une divergence philosophique. Mais radicale à l'extrême comme peut seulement le suggérer l'idée que l'erreur théorique doit toujours porter avec elle aussi une "dégénérescence" morale et politique.
Il est vrai que, aux thèses empiriocriticistes de Bogdanov, s'était ralliée la tendance bizarre de Lunatcharsky et Gorki des soi-disant "constructeurs de Dieu". Mais cela ne change pas la substance même de la chose. Le fait qui émerge est que, l'ayant pourtant élaboré dans un contexte épistémologique de la science et du matérialisme, Lénine fait de l'athéisme un nouvel absolu : comme si la négation de la religion pouvait devenir elle-même une religion. Voilà pourquoi la dissension théorique se transforme en anathème.
L'arbitraire est évident. Comme on le sait, il n'y a pas de démonstration de l'existence ou de l'inexistence de Dieu. Dans le champ théorique, l'athéisme peut être exercé seulement sous la forme du doute philosophique. Inversement, en faire un absolu signifie non seulement sortir de la sphère théorique pour passer dans la sphère pratico-idéologique, mais c'est aussi se livrer aux mains du fanatisme.
Ceci étant dit, je confirme que le livre m'a toujours plu (même les Soviétiques s'en étaient aperçus. Pour le cinquantième anniversaire de l'oeuvre, la Pravda m'a demandé un article. Je l'ai donné et il a paru. Mais comme c'était dans le style de l'époque, falsifié en plusieurs points). Evidemment, ne m'a jamais échappé le caractère à la fois rude et élémentaire de l'argumentation, mais c'était inévitable chez un homme de grand talent qui n'était pas un spécialiste. N'ayant moi-même jamais été un "matérialiste dialectique", même quand j'étais marxiste, dans le livre, j'ai toujours trouvé des choses à apprécier. J'en ai déjà rappelé une : le caractère cognitif (et pas seulement pratico-utilitaire) de la science. Une autre est la tristement célèbre "théorie du reflet".
On comprend que, formulée ainsi, c'est seulement une métaphore. Et pourtant, la direction est bonne. En 1908, Lénine n'avait pas encore lu la Métaphysique d'Aristote (il l'a lue en 1915, alors qu'il étudiait avant tout Hegel ; mais alors, malheureusement, il s'embrouilla complètement.) Il n'est pas difficile de comprendre que ce vers quoi il tendait obscurément est la théorie aristotélicienne de la "vérité comme correspondance". Dans le livre IX de la Métaphysique , il est dit: "ce n'est pas parce que nous te réputons blanc que tu es vraiment blanc, mais au contraire parce que tu es blanc, nous pensons qu'il est vrai de te dire tel". Voici la "correspondance" et voici la priorité de l'être réel par rapport à la pensée.
Un autre point, qui j'ai toujours considéré valide, est la manière dont Lénine expose les rapports entre science et philosophie. Il le fait en affirmant la différence entre le "concept philosophique" et le "concept scientifique" de matière. Le premier se réduit à l'affirmation de l'existence d'un quid réel, extérieur et indépendant de l'esprit, sans dire en quoi il consiste, parce qu'il n'est pas au pouvoir de la philosophie de déterminer comment la réalité serait faite. C'est, en somme, le réalisme en gnoséologie. A l'inverse, le second, le concept scientifique de matière, est entièrement renvoyé à la science, laquelle est la seule qui puisse établir si ce quid extérieur est, par exemple, une réalité corpusculaire, un champ électromagnétique, ou tout autre entité que l'on voudra.
C'est ici qu'on peut toucher du doigt le manque de fondement de beaucoup des critiques adressées à l'oeuvre de Lénine par le soi-disant "marxisme occidental", souvent sophistiqué mais, malheureusement, imprégné d'idéalisme de la tête jusqu'aux pieds. Certains, comme Korsch ou Pannekoek, ont accusé le livre d'être l'expression du matérialisme du XVIIIe siècle, mécaniste et "bourgeois". Rien de moins vrai. S'il y a quelque chose dont les écrits de Lénine tiennent compte, c'est bien de la profonde crise de la mécanique classique entre la fin du siècle dernier et le début du nôtre. Ce n'est pas par hasard si ce fut vraiment cet événement qui lui fit saisir la nécessité, comme je l'ai déjà dit, de tenir bien distinctes science et philosophie, en interdisant à la dernière d'interférer et de mettre son nez dans la théorie de la première.
Je passe sur la façon dont tout cela mine à la base cette "dialectique de la nature" ou de la matière (à laquelle plus tard Lénine aussi s'associera), et qui fut le mode sur lequel le marxisme non seulement restaura la vieille philosophie romantique de la nature, mais s'engagea dans l'entreprise - d'abord seulement absurde et ensuite également criminelle avec Lyssenko - de vouloir "dialectiser" les sciences
Je m'empresse d'en venir au fait, c'est-à-dire au motif de cet article. Il y a vingt ans, alors que je commençais l'étude systématique de l'épistémologie de Popper, j'étais encore marxiste. Au fur et à mesure que j'avançais dans la lecture, se découvraient des affinités avec l'oeuvre de Lénine. L'attaque sur le fond contre la ligne Berkeley-Mach. La revendication de la valeur objective de la science, c'est-à-dire de sa portée cognitive. L'idée que la réalité peut être sondée à l'infini (un point sur lequel Lénine insiste beaucoup) et, de là, que les théories scientifiques ne sont jamais conclusives. Et encore : la commune aversion pour le phénoménisme, tellement marquée chez Popper qu'elle le conduit à accepter pour sa propre philosophie la dénomination "d'essentialisme modifié". Non seulement la profession réalisme toujours plus appuyée. Enfin la forte revendication de la théorie de la "vérité comme correspondance" après le célèbre essai de Tarski et l'interprétation (discutable) que Popper en a donnée.
Il en résultait une convergence très remarquable. Les deux auteurs, c'est évident, sont très différents l'un de l'autre (et je néglige beaucoup les contradictions de Popper). Il restait toutefois un bon bout de route en commun. Ainsi j'ai été amené au cours des années à la conclusion que si Popper était tombé sur le livre de Lénine, il aurait dû y trouver du bon (je ne me porterais pas garant de la réciproque).
Donc, un accouplement Lénine-Popper. Vous vous imaginez ! L'idée était si bizarre qu'elle risquait le ridicule. Je n'y pensais plus. Puis, après une quinzaine d'années, voici le premier indice, significatif, quoique encore indirect : une allusion favorable au livre de Lénine de 1908 dans un écrit de 1984 de John Watkins, un des disciples les plus orthodoxes de Popper. Il y a quelques jours, une confirmation, on me le concédera, surprenante : une lettre privée de Popper, datée de 1970, déjà rendue publique par Die Zeit, et aujourd'hui contenu dans son dernier livre, A la recherche d'un monde meilleur. Le passage commence par une reconnaissance presque trop bienveillante, du moins pour ce qui regarde Marx : "J'admets que Marx et Lénine écrivaient de manière simple et directe. Qu'auraient-ils dit du caractère ampoulé des néodialecticiens." Et, enfin, extrait de la fin, ce jugement sec et bref : "Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent."
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| Karl Popper |
Comme
il m'est arrivé de le rappeler d'autres fois, je ne suis pas venu au
marxisme à travers l'oeuvre de Gramsci. A tort ou à raison, Gramsci me
semble trop conditionné par Croce et Gentile. Ce qui m'a attiré vers le
marxisme, ce fut, au contraire, Matérialisme et empiriocriticisme de
Lénine, une oeuvre par certains côtés rude et élémentaire qui n'a
jamais joui d'une bonne renommée dans les cercles du marxisme occidental
quand elle a été connue plus tardivement en traduction allemande (1927)
; et néanmoins, à mon avis, elle ne manque pas d'importance et
d'originalité.
Je dois avertir le lecteur que je parle
aujourd'hui alors que je n'ai pas eu le livre en mains depuis plus de
trente ans. Ce que j'en dirai, c'est ce qui m'a le plus frappé et fait
la plus forte impression. L'œuvre remonte, comme on sait, à la période
de reflux et de repli qui vient après la révolution de 1905. Lénine
l'écrivit entre février et septembre 1908, après avoir digéré une grande
masse d'écrit philosophiques et scientifiques. Qui parcourra l'index
des œuvres citées y rencontrera - à part Hume, Berkeley, Kant et
d'autres philosophes classiques - les noms encore importants de
l'épistémologie scientifique contemporaine, comme Mach, Duhem, Poincaré,
Boltzmann, Hertz, Helmholtz et d'autres. Le livre traite essentiellement de "théorie de la connaissance". Et il défend, comme on sait, le point de vue du matérialisme ou, comme il serait plus correct de le dire, du "réalisme" en gnoséologie. La thèse qui y est soutenue est que les "objets" - que ce soit des tables, des chaises, des arbres non moins que des atomes ou des molécules - existent en dehors et indépendamment de la pensée, avant que d'être seulement des "représentations" de notre esprit.
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| V.I. Lénine |
Le principal argument dont Lénine se sert pour combattre cet "idéalisme subjectif" (déjà contrecarré par Kant dans sa Réfutation de l'idéalisme) consiste à en faire remonter la thèse à l'immatérialisme spiritualiste de l'évêque Berkeley et à sa célèbre assertion : "Esse est percipi". En effet, ce rapprochement de Mach et Berkeley étant opéré, Lénine obtient deux résultats . en premier lieu que l'empiriocriticisme, qui se prétend s'en tenir aux données de la perception en évitant toute implication métaphysique de type idéaliste ou matérialiste, est au contraire le fils du fidéisme religieux. Et, outre cela, que seulement le matérialisme peut garantir une position philosophique libre des liens religieux, c'est-à-dire cet athéisme qui, clairement, tient à coeur à Lénine.
On a souvent critiqué cette mise côte à côte de Mach et Berkeley. Mach, outre un philosophe, a été aussi un physicien important à qui la théorie de la relativité de Einstein n'est pas peu redevable. L'évêque Berkeley, au contraire, considérait la science comme sa bête noire, source du matérialisme et de l'athéisme. En outre, c'est un fait hors de toute discussion que beaucoup de philosophes tenants de l'empirisme phénoméniste n'ont jamais été croyants, comme Hume, Mach lui-même ou Russel.
Mais l'argument matérialiste athée est moins simpliste et fragile qu'il ne le paraît à première vue. Lénine défend la valeur cognitive de la science et c'est encore en cela qu'est le véritable athéisme. Il ne considère pas la science seulement comme un instrument ou une découverte pratique. Il retient au contraire qu'elle est une "description" de la réalité: incomplète, provisoire, perfectible autant qu'on le veut (le livre, entre autres, est écrit en plein dans la crise de la mécanique classique et la naissance de la naissance des nouvelles directions, dont il tient compte) ; et, toutefois, c'est une description, c'est-à-dire une connaissance.
Or, ceci demande le réalisme ou le matérialisme. En l'absence de ceci, manque une objectivité avec laquelle corréler et à laquelle référer nos théories. C'est ainsi que le sort de l'athéisme paraît intriqué à celui de la science.
Sous cet aspect, inversement, la position de Mach paraît beaucoup moins bien défendue. Pour le positiviste rigoureux, en effet, la science ne décrit rien et n'explique rien. Elle est seulement un instrument (l'instrumentalisme qui sera combattu par Popper) pour corréler les sensations entre elles et ainsi produire des "économies de pensée". Il s'agit d'un choix qui peut apparaître comme une sorte de décapitation de la science. Et cela apparaissait ainsi pour un grand physicien comme Boltzmann qui s'insurgeait contre Mach et dont Lénine connaissait bien les écrits épistémologiques ; pas moins qu'un autre grand, Max Planck, qui choisit vraiment son camp en décembre 1908, lui aussi contre Mach, pour défendre l'idée que, sans le réalisme, la science s'en va en fumée.
De là, il apparaît plausible de soutenir que, entendue au sens phénoméniste, la science laisse le champ libre à la religion. C'est typiquement le cas de Duhem, physicien et grand historien de la science. il restreignait la physique aux "phénomènes" et, en échange, il puisait la "réalité vraie" du thomisme et de la métaphysique catholique. La thèse de Lénine, donc, qui relie Mach à Berkeley, peut être discutée mais elle n'est pas bizarre. Popper fait exactement la même chose: Conjectures et réfutations, il parle de "Berkeley, ce précurseur de Mach."
Il y a toutefois dans Matérialisme et Empiriocriticisme, quelque chose de terrible, dans le sens d'inquiétant du point de vue humain, dont il est nécessaire de parler. La cible de la polémique de Lénine n'est pas véritablement Mach. Ce sont plutôt certains bolcheviks (attention : pas des sociaux-démocrates réformistes, mais des révolutionnaires ardents de la même fraction que Lénine), comme Bogdanov, Bazarov et autres, qui avaient adopté l'épistémologie de Mach. Or, la polémique contre eux est inexorable. Non pas intransigeante comme peut l'être une divergence philosophique. Mais radicale à l'extrême comme peut seulement le suggérer l'idée que l'erreur théorique doit toujours porter avec elle aussi une "dégénérescence" morale et politique.
Il est vrai que, aux thèses empiriocriticistes de Bogdanov, s'était ralliée la tendance bizarre de Lunatcharsky et Gorki des soi-disant "constructeurs de Dieu". Mais cela ne change pas la substance même de la chose. Le fait qui émerge est que, l'ayant pourtant élaboré dans un contexte épistémologique de la science et du matérialisme, Lénine fait de l'athéisme un nouvel absolu : comme si la négation de la religion pouvait devenir elle-même une religion. Voilà pourquoi la dissension théorique se transforme en anathème.
L'arbitraire est évident. Comme on le sait, il n'y a pas de démonstration de l'existence ou de l'inexistence de Dieu. Dans le champ théorique, l'athéisme peut être exercé seulement sous la forme du doute philosophique. Inversement, en faire un absolu signifie non seulement sortir de la sphère théorique pour passer dans la sphère pratico-idéologique, mais c'est aussi se livrer aux mains du fanatisme.
Ceci étant dit, je confirme que le livre m'a toujours plu (même les Soviétiques s'en étaient aperçus. Pour le cinquantième anniversaire de l'oeuvre, la Pravda m'a demandé un article. Je l'ai donné et il a paru. Mais comme c'était dans le style de l'époque, falsifié en plusieurs points). Evidemment, ne m'a jamais échappé le caractère à la fois rude et élémentaire de l'argumentation, mais c'était inévitable chez un homme de grand talent qui n'était pas un spécialiste. N'ayant moi-même jamais été un "matérialiste dialectique", même quand j'étais marxiste, dans le livre, j'ai toujours trouvé des choses à apprécier. J'en ai déjà rappelé une : le caractère cognitif (et pas seulement pratico-utilitaire) de la science. Une autre est la tristement célèbre "théorie du reflet".
On comprend que, formulée ainsi, c'est seulement une métaphore. Et pourtant, la direction est bonne. En 1908, Lénine n'avait pas encore lu la Métaphysique d'Aristote (il l'a lue en 1915, alors qu'il étudiait avant tout Hegel ; mais alors, malheureusement, il s'embrouilla complètement.) Il n'est pas difficile de comprendre que ce vers quoi il tendait obscurément est la théorie aristotélicienne de la "vérité comme correspondance". Dans le livre IX de la Métaphysique , il est dit: "ce n'est pas parce que nous te réputons blanc que tu es vraiment blanc, mais au contraire parce que tu es blanc, nous pensons qu'il est vrai de te dire tel". Voici la "correspondance" et voici la priorité de l'être réel par rapport à la pensée.
Un autre point, qui j'ai toujours considéré valide, est la manière dont Lénine expose les rapports entre science et philosophie. Il le fait en affirmant la différence entre le "concept philosophique" et le "concept scientifique" de matière. Le premier se réduit à l'affirmation de l'existence d'un quid réel, extérieur et indépendant de l'esprit, sans dire en quoi il consiste, parce qu'il n'est pas au pouvoir de la philosophie de déterminer comment la réalité serait faite. C'est, en somme, le réalisme en gnoséologie. A l'inverse, le second, le concept scientifique de matière, est entièrement renvoyé à la science, laquelle est la seule qui puisse établir si ce quid extérieur est, par exemple, une réalité corpusculaire, un champ électromagnétique, ou tout autre entité que l'on voudra.
C'est ici qu'on peut toucher du doigt le manque de fondement de beaucoup des critiques adressées à l'oeuvre de Lénine par le soi-disant "marxisme occidental", souvent sophistiqué mais, malheureusement, imprégné d'idéalisme de la tête jusqu'aux pieds. Certains, comme Korsch ou Pannekoek, ont accusé le livre d'être l'expression du matérialisme du XVIIIe siècle, mécaniste et "bourgeois". Rien de moins vrai. S'il y a quelque chose dont les écrits de Lénine tiennent compte, c'est bien de la profonde crise de la mécanique classique entre la fin du siècle dernier et le début du nôtre. Ce n'est pas par hasard si ce fut vraiment cet événement qui lui fit saisir la nécessité, comme je l'ai déjà dit, de tenir bien distinctes science et philosophie, en interdisant à la dernière d'interférer et de mettre son nez dans la théorie de la première.
Je passe sur la façon dont tout cela mine à la base cette "dialectique de la nature" ou de la matière (à laquelle plus tard Lénine aussi s'associera), et qui fut le mode sur lequel le marxisme non seulement restaura la vieille philosophie romantique de la nature, mais s'engagea dans l'entreprise - d'abord seulement absurde et ensuite également criminelle avec Lyssenko - de vouloir "dialectiser" les sciences
Je m'empresse d'en venir au fait, c'est-à-dire au motif de cet article. Il y a vingt ans, alors que je commençais l'étude systématique de l'épistémologie de Popper, j'étais encore marxiste. Au fur et à mesure que j'avançais dans la lecture, se découvraient des affinités avec l'oeuvre de Lénine. L'attaque sur le fond contre la ligne Berkeley-Mach. La revendication de la valeur objective de la science, c'est-à-dire de sa portée cognitive. L'idée que la réalité peut être sondée à l'infini (un point sur lequel Lénine insiste beaucoup) et, de là, que les théories scientifiques ne sont jamais conclusives. Et encore : la commune aversion pour le phénoménisme, tellement marquée chez Popper qu'elle le conduit à accepter pour sa propre philosophie la dénomination "d'essentialisme modifié". Non seulement la profession réalisme toujours plus appuyée. Enfin la forte revendication de la théorie de la "vérité comme correspondance" après le célèbre essai de Tarski et l'interprétation (discutable) que Popper en a donnée.
Il en résultait une convergence très remarquable. Les deux auteurs, c'est évident, sont très différents l'un de l'autre (et je néglige beaucoup les contradictions de Popper). Il restait toutefois un bon bout de route en commun. Ainsi j'ai été amené au cours des années à la conclusion que si Popper était tombé sur le livre de Lénine, il aurait dû y trouver du bon (je ne me porterais pas garant de la réciproque).
Donc, un accouplement Lénine-Popper. Vous vous imaginez ! L'idée était si bizarre qu'elle risquait le ridicule. Je n'y pensais plus. Puis, après une quinzaine d'années, voici le premier indice, significatif, quoique encore indirect : une allusion favorable au livre de Lénine de 1908 dans un écrit de 1984 de John Watkins, un des disciples les plus orthodoxes de Popper. Il y a quelques jours, une confirmation, on me le concédera, surprenante : une lettre privée de Popper, datée de 1970, déjà rendue publique par Die Zeit, et aujourd'hui contenu dans son dernier livre, A la recherche d'un monde meilleur. Le passage commence par une reconnaissance presque trop bienveillante, du moins pour ce qui regarde Marx : "J'admets que Marx et Lénine écrivaient de manière simple et directe. Qu'auraient-ils dit du caractère ampoulé des néodialecticiens." Et, enfin, extrait de la fin, ce jugement sec et bref : "Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent."
(Traduit de l'italien - Première publication: L'ESPRESSO- 22 Avril 1990)
par Denis Collin
dans la rubrique Philosophie italienne, le Mercredi 23 Mars 2005, 07:10 -
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