Un essai sur sa pensée morale et politique, par Marie-Andrée
Ricard
T.W Adorno |
Adorno est sans doute un des philosophes importants du
siècle passé. On l’ignore en France où pour des raisons incompréhensibles, on a
toujours préféré le « jargon de l’authenticité » heideggérien dont
Adorno fit une critique virulente[1].
Il est vrai que l’œuvre d’Adorno est difficile d’accès et que sa philosophie
n’est jamais présentée de manière systématique, même dans cet ouvrage peut-être
le plus fondamental qu’est Dialectique
négative.[2] L’intérêt
majeur du travail de Marie-Andrée Ricard est de proposer une reconstruction
cohérente de la pensée morale et métaphysique d’Adorno et d’offrir ainsi une
voie d’accès à la compréhension du maître de l’école de Francfort.
Le travail de M-A Ricard s’ordonne en quatre parties. En
premier lieu, elle définit le « socratisme » d’Adorno, c’est-à-dire cette
morale de la pensée qui constitue le principe de toute son œuvre. Dans une
seconde partie, elle confronte Adorno à Kant. La troisième partie porte sur
l’analyse adornienne de l’antisémitisme, comme emblématique de la philosophie
morale d’Adorno. La dernière partie revient sur la métaphysique comme
expérience centrée sur la mort.
L’auteur souligne d’abord deux points importants. D’une part,
Adorno reste fidèle à la « 11e thèse sur Feuerbach » de
Marx : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes
manières ; il s’agit de le transformer. Mais la transformation est
évidemment impossible sans le travail de la pensée. Il s’agit seulement de
refuser la séparation de la théorie et de la pratique : « Cette
séparation entre la théorie et la pratique ne retire pas simplement à la pensée
son lien avec l’expérience, elle rend impossible la vie bonne. (…) Cette
séparation est le symptôme d’une aliénation. Elle implique que l’individu est
divisé en lui-même et d’avec les autres. La réalité sociale ne peut se
présenter à lui que comme une puissance anonyme et aveugle. Deuxièmement, cette
séparation est à l’opposé de l’idéal de la vie bonne qui, bien que sous des
formes diverses, traverse toute l’histoire de la philosophie. » (p.15)
D’autre part, la morale d’Adorno est une morale matérialiste : elle
déconstruit le sujet kantien comme pur intelligible pour prendre appui au
contraire sur le corps, sur la souffrance physique comme véritable point de
départ de la pensée morale.
Le premier point signifie qu’il ne faut pas entendre la 11e
thèse comme la mort de la philosophie, mais plutôt comme « une
autoréflexion ou, si l’on préfère, une critique immanente de la
philosophie » (p.19) : sortir la philosophie de cette fausse
conscience qui lui fait oublier sa signification pratique, telle est la tâche
que se fixe Adorno. Il en découle la nécessité de l’examen de soi qui suppose
la critique de la fausse conscience et de donc la société qui produit cette
fausse conscience. Par conséquent la philosophie ne saurait « trouver la
paix en elle-même dans une quelconque vérité »[3].
L’auteure consacre un important développement à la notion de
« chez-soi » et à l’obligation que pose Adorno pour le
philosophe : l’obligation de ne pas être chez soi. Il s’agit de
ceci : « le philosophe doit commencer par examiner son propre vécu,
autrement dit, faire retour en soi, en essayant de faire abstraction de tout ce
qui forme le tissu confortable de l’expérience commune et la rend facilement
communicable. » (p.35) Dans l’aphorisme §5 de Minima Moralia,[4]
Adorno conclut ainsi : « et il n’y a plus maintenant de beauté et de
consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et
maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un
monde meilleur. »
L’autoréflexion de la philosophie implique que le philosophe
doit « éviter de vouloir garder raison » (p.43). C’est pourquoi
Adorno pratique une stratégie de l’exagération, puisque « seule
l’exagération est vraie »[5] :
exagération à la mesure de la constitution effective du sujet – et ici
l’auteure donne d’intéressants aperçus sur la conception adornienne de la peur
– ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la
pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché,
donner à l’autre plus que ce que l’on a
reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif.
Comme on l’a dit, la deuxième partie est consacrée à la
critique qu’Adorno adresse à la morale kantienne. « Adorno développe sa
propre conception de la morale en s’opposant à trois piliers de la morale
kantienne : premièrement la conception du sujet ou de l’agent moral comme
une pure relation d’identité à soi ; deuxièmement à la contrainte
engendrée par cette identité, de réprimer ou encore de maîtriser les
impulsions, les inclinations ou affects qui font malgré tout
« l’humanité » enviable du chien ; troisièmement à la
subordination du bonheur à la vertu, d’où devrait naître un sentiment d’estime
supérieur pour notre personne. » (p.60) Il s’agit pour Adorno de montrer
que « ce n’est que dans un motif matérialiste sans fard que survit la
morale » (Dialectique négative,
cité p.61), une morale dont l’impératif est ainsi résumé par Adorno :
penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. Avec l’auteure, on
peut résumer ainsi l’un des axes fondamentaux de la critique adressé à la
morale kantienne : « Kant a absorbé la liberté dans ce soi-disant
fait de la raison, au prix de la division de l’homme entre un être phénoménal
et un être nouménal, une personne et une personnalité. Adorno pense au
contraire la liberté comme possibilité réelle, mais dépendante de l’unification
de notre sensibilité et de notre raison. » (p.75)
Adorno refuse le devoir de « froideur » qui
découle de l’impératif catégorique kantien. Cet impératif catégorique
« traite les autres uniquement comme des cas d’application d’un principe
universel et comme l’occasion d’attester l’universalité du devoir »
(p.86). La conception kantienne véhicule en outre une conception narcissique de
l’homme : dans le besoin d’élévation de soi avec la « valeur »
de la personne, on retrouve l’investissement libidinal tourné en soi-même,
corrélatif du manque d’estime de soi et des autres. M-A Ricard reprend les
développements d’Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison pour montrer le caractère antinomique de
la morale kantienne. À l’inverse de Kant, Adorno va chercher une fondation
charnelle de la morale. Il y a un ancrage affectif de la morale qui se prolonge
dans la révolte (cf. p. 103). « En montrant que notre humanité se vit dans
une solidarité qui s’enracine dans notre faiblesse, voire dans le corps, Adorno
s’éloigne évidemment de tous ceux qui, comme y incline Kant, posent notre humanité
dans sa ressemblance avec la divinité et qui tirent de cette ressemblance le
blanc-seing pour dominer tout ce qui est autre. » (p.105)
Si on a fait à Adorno le reproche d’être seulement négatif,
de n’avoir pas à proposer de politique à proprement parler, la troisième partie
montre au contraire qu’il y a bien chez Adorno une politique de la
reconnaissance : l’analyse de l’antisémitisme nazi conduite par Adorno (et
Horkheimer) a pour fil directement qu’il s’agit là de l’envers de la
reconnaissance. M-A Ricard soutient la thèse suivante : « Adorno et
Horkheimer ont compris l’antisémitisme moderne nazi comme une pathologie identitaire collective dont le
nerf réside dans une inversion de la reconnaissance. » (p.115)
Mobilisant la vaste littérature disponible sur ce sujet, l’auteure argumente de
manière très convaincante en faveur des thèses d’Adorno et d’Horkheimer. Elle
nous aide ainsi à aller à la racine des problèmes et, du même coup, on en
perçoit l’actualité brûlante : « Le nazisme est sans doute le symptôme
le plus virulent de cette ambition d’une pure production de soi, c’est-à-dire
d’une éradication de toute différence et d’un contrôle absolu sur la vie et la
mort qui ne doit plus rien à la nature, depuis longtemps dégradée au rang de
matériau exploitable sans restriction. » (p. 148) Qui ne doit que sous des
formes douces, sous des couleurs chatoyantes et même au nom des
« droits », de « l’égalité », de la
« non-discrimination », c’est la même pathologie qui agite nos
sociétés prétendument pacifiées ?
La dernière partie repart de la définition de définition
adornienne de l’homme comme être de chair capable de transcendance,
c’est-à-dire capable de sortir de lui-même. C’est encore à la critique de Kant
qu’est largement consacré ce passage – beaucoup plus bref que les
précédents : chez Kant, l’espoir doit laisser place à la foi et il s’agit
d’une automutilation de la raison face à laquelle il s’agit de ramener sur
terre la perspective de l’émancipation. (cf. p.159)
Que les penseurs de l’école de Francfort et en tout premier
lieu Adorno nous aident à penser aujourd’hui ce qu’est notre société, quel est
le genre de vie mutilée qui est la nôtre, voilà ce que le livre de Marie-Andrée
Ricard contribue à établir. Les vues qu’elle donne sur les rapports « dialectiques »
(continuité et opposition) entre Adorno et la philosophie traditionnelle sont
également très précieuse et on lui saura gré d’avoir fait revivre la critique
adornienne de Kant. Un livre donc à conseiller vivement.
Denis Collin - Le 26 avril 2013.
Référence : Marie-Andrée Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique,
éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection « Philia Monde », novembre 2012, ISBN
978-2-7351-1519-8, 22€
[1] T.W.
Adorno, Jargon de l’authenticité :
de l’idéologie allemande. Petite Bibliothèque Payot, 2009
[2] T.W.
Adorno, Dialectique négative, Petite
Bibliothèque Payot, 2003
[3] Max
Horkheimer, Théorie traditionnelle et
théorie critique, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »,
p.92, cité p.24
[4] T.W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions
sur la vie mutilée, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[5] Voir
T.W. Adorno et M. Horkheimer, Dialectique
de la raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1983, réédition
collection « Tel ».
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