Est-il vraiment nécessaire d’enseigner la morale laïque ?
On nous dit que l’école devrait enseigner la morale laïque.
Une loi a même été votée à ce sujet. Mais avant de se demander si c’est bien là
la tâche de l’école, il convient de se demander si la « morale
laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une morale
laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire
religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet
syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs
raisons :
1)
Il n’y a pas à proprement parler de morale
religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus
dogmatiques ;
2)
Il n’y a pas à proprement parler de morale
spécifiquement laïque mais tout simplement une morale humaine qui peut
légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3)
La laïcité ne peut être réduite à un principe de
tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de
l’émancipation.
On peut et on doit se passer des morales religieuses
La loi morale semble, au moins dans la tradition
judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le
Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce
qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour
que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison
de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que
se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de
retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de
châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il
le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne,
vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments
éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de
l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que
s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de
Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »
L’idée d’un fondement de la morale dans l’autorité
transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les
doctrines providentialistes du xviie
siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi morale
est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de
l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de
nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui
interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou
encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la
propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve
l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de
la morale par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et
admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire
en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la morale qui ne vaudrait que pour
les croyants. Une telle morale suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans
les critiques modernes de la morale en général, on retrouve d’ailleurs cette
même problématique mais inversée : puisque la morale découle de la
religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les
hommes au profit des tyrans et des parasites, la morale elle-même n’est qu’une
superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du
nécessaire fondement théologique de la morale se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi
pouvait fonder la morale, cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde
une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés
où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des
États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus
religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien
placés pour donner l’exemple de la régénération morale aux libres penseurs
goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort
longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin
préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique
de la morale font comme si la révélation religieuse était unique et comme si
ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à
la morale ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle
du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits
syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun.
Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect
moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement
religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques
préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de
la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est
bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument
syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut
fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent
sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la
morale. Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits
alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc,
sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on
mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser
ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la
moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ?
Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre
teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du
nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute
atrocité est possible ».[2] Il
n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi
étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les
ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi,
les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers.
S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme
individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi
d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de
« l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de
fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous
oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est
justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut
extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre
n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie
dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi,
ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler
à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement
les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus
prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia
absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon
comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les
bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment
admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des
parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?
Il y a une morale humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison
Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité morale
nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans
l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que
nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage
de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser
la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est
parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous
avons besoin de morale et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la
majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?
– que la morale, une morale autonome, humaine, rien qu’humaine, est
véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs
d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux
« morales religieuses » dans un grand projet syncrétique.
L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des
expressions favorites de Pierre Legendre[3],
semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles
conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il
y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre
elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de
manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie
éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de
l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus
fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et
c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe
siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation
judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une
pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme
femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur
masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas
vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui
posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité
de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de
droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès
la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants
se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de
constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et
l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la
tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un
moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne
peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison
devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de
mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des
mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni
les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela
est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en
va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée
par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte »,
chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le
principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un
affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que
l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un
verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est
seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si
l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait,
la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde
parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la
morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre
à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut
d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les
sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien,
ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité
de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait
encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de
l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait
seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le
résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant
objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ.
Dans des directions différentes, Apel[4],
Habermas[5] ou
Tugendhat[6]
nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique
de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale[7]
s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel.
Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent
être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits
mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau
qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on
pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour
contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En
suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette
priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance
ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux.
Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives,
il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant
ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements
anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de
l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en
fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel
individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on
pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul
égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur
autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou
encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale –
plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.
La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation
Ce qui nous amène au fond de la question. La morale – une
morale humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable
d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal
de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait
effective une telle morale. Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être
libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante –
par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et
protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement
cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont
la pertinence reste parfaitement actuelle.
L’idéal républicain, tel que le défendent les
républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout
naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il
s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience
(nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses),
mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des
obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion
d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne
peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de
groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission »,
soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission
à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos
péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard
que nous devrions porter sur l’enseignement de cette « morale
laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une morale laïque,
mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par
eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école
qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations
méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance
de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes
émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire
aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de
sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de
l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser
obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands
enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent
jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel
sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également
que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que
toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus
à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle
est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements
idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de
la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable
morale laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout
« l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament
peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines,
simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza
leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le
« fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il
n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait,
avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain
du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves,
bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses
adversaires libertins…
Plutôt que la morale laïque, nous aurions besoin que l’État respecte
complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de
morale laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous
le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est
évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et
alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une
et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence morale, voire
moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la morale
laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la
laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de
tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et
XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la
tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du
principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne
craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à
trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de
l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais
l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les
présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par
une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements
raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie
du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien
la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la
liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux
individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est
pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer
une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les
partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout
simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les
œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même
Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre
les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de
la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent
se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César,
ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin
Notice :
Denis Collin, né en 1952, est professeur agrégé de
philosophie, docteur ès Lettres et Sciences Humaines ; il enseigne en
lycée (Évreux) et il assure les cours de philosophie politique et philosophie
en langue italienne à l’Université de Rouen.
Principaux livres publiés :
Comprendre Marx et le Capital, un guide graphique, Max Milo, 2011
La longueur de la chaîne, Max Milo 2011
Vico et l'histoire, SCEREN, 2010
Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009,
traduit en tamoul
Comprendre Machiavel, Armand Colin,
collection "Lire et Comprendre", 2008
Comprendre Marx (Armand Colin, 2006) –
traduit en brésilien et en turc
Revive la République (Armand
Colin, 2005)
La matière et l’esprit (Armand
Colin, 2004, collection “L’inspiration philosophique”)
Questions de morale (Armand
Colin, 2003, collection “L’inspiration philosophique”),
Morale et Justice sociale (Editions du
Seuil, 2001, collection La couleur des idées)
En collaboration avec Jacques Cotta, L'illusion
plurielle - Pourquoi la gauche n'est plus la gauche (JC Lattès,
Paris, 2001)
La fin du travail et la mondialisation
(Editions L'Harmattan, Paris 1997)
La théorie de la connaissance chez Marx
(Editions L'Harmattan, Paris 1996)
[1] Voir
Pierre Bayle, Pensées diverses sur la
comète, GF-Flammarion, 2007
[2]
Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999),
reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3]
Voir en particulier Pierre Legendre, Sur
la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4]
Karl-Otto Apel, Discussion et
responsabilité, Le Cerf, 1996
[5]
Jürgen Habermas, De l’éthique de la
discussion et Morale et communication,
Flammarion, collection « Champs », 1999
[6] Ernst
Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf,
1998
[7] Denis
Collin : Morale et justice sociale, Le Seuil, Paris, 2001,
collection “ La couleur des idées ”
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire