mercredi 31 janvier 2024

ENTRETIEN avec CARLOS X. BLANCO -


Vous avez récemment publié un livre sur Marx en France. Quels sont les éléments essentiels du marxisme que vous retenez et ceux dont vous écartez ?

J’ai publié en 2018 (pour le bicentenaire !) un livre sur la pensée de Marx (éditions du Seuil) et je publie très prochainement un livre sur le marxisme (Mais comment peut-on encore être « marxiste », édition Atlande). Marx et le marxisme sont pour moi deux choses assez différentes. Marx est un grand philosophe qui a procédé à la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire qu’il en a cherché la genèse non-économique dans la vie réelle. L’analyse du fétichisme de la marchandise, la signification de la transformation du travail vivant en travail mort, cette véritable aliénation de la vie que constitue le capital, tout cela est fondamental et nous n’en avons pas encore exploré toutes les possibilités. Au contraire, le marxisme orthodoxe a fossilisé la pensée de Marx, en a falsifié tout un pan et constitue bien selon la caractérisation de Costanzo Preve une « religion à destination des classes subalternes ». Le « marxisme orthodoxe » fut ce « matérialisme » que Marx appelait « grobianisch » (grossier), celui répète que les conditions d’existence déterminent la conscience (là où Marx dit « conditionnent         », bedingen et non bestimmen), qui hypostasient les êtres collectifs (classes sociales, institutions) et élimine l’individu considéré du point de vue de l’activité pratique, sensible, « subjectivement. ». 

mardi 23 janvier 2024

Quelques remarques sur le texte intitulé « Machinerie et asservissement »

 Une intervention de Jean-Marie Nicolle

Le mode de production capitaliste serait « Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. » Certes, chaque entreprise est une sorte de pompe à plus-value. L’analogie est pertinente, mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? En effet, il manque un élément : toute machine a été voulue et pensée avant d’être mise en route. Ce n’est pas tout à fait le cas du capitalisme. Curieuse machine que celle dont les finalités sont indéterminées et que « personne ne dirige ».

vendredi 19 janvier 2024

Le devenir machine de l’homme

 C'est le titre provisoire d'un travail que je mène en ce moment et dont je présente ici les grandes lignes.

Mon point de départ

Les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des neurosciences remettent sur le devant de la scène une très vieille histoire, celle de l’homme-machine, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de La Mettrie.  Au fond tout se passe comme si l’on voulait se débarrasser de l’humanité de l’homme, en le réduisant à une machine cybernétique ou à un amas de neurones. Les « IA génératives » et autres « robots conversationnels » d’un côté, les neurosciences cognitivistes, les neurosciences pour devenir un bon leader, les neurosciences pour tout ce que nous désirons, de l’autre, voilà des « modes » qui sont lourdes de menaces, mais ne tombent pas du ciel. Nous avons affaire à deux phénomènes parmi les plus saillants qui expriment une histoire pluriséculaire, qui fut d’abord celle de l’Europe occidentale pour se généraliser aujourd’hui au monde entier. Plutôt que détailler une critique de l’IA ou déterminer les limites de la raison neuroscientifique, il m’a semblé plus judicieux de chercher à donner un tableau historique et culturel, permettant d’expliquer pourquoi nous tenons tant, sinon à devenir des machines, du moins à nous comporter comme des machines.

dimanche 14 janvier 2024

Machinerie et asservissement

Le machinisme porta longtemps les espoirs de libération de l’humanité. La machine devait libérer l’homme du travail. Elle est devenue très largement l’instrument de son asservissement. La technique moderne est issue de la science et n’a plus rien à voir avec ce « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon. 

vendredi 5 janvier 2024

Deux questions dialectiques épineuses

 


J’ai consacré un livre à faire l’Éloge de la dialectique (éditions Bréal) et la vie nous met toujours aux prises avec cette dialectique dont Hegel fut le grand maître. L’identité de l’identité et de la différence en est le cœur. Et c’est seulement en admettant cette formule contradictoire que nous pouvons rendre compte des embrouillaminis dans lesquels nous nous trouvons pris. Je vais en donner ici deux exemples :

1)       Comment concilier le réalisme en matière de politique internationale et une défense ferme des principes moraux que nous tirons de la pensée des Lumières (mais sans doute aussi de la tradition grecque et chrétienne) ?

2)       Comment concilier l’universel et le respect des particularités des diverses civilisations humaines.

Ces deux problèmes n’en font peut-être qu’un seul, d’ailleurs.

jeudi 4 janvier 2024

L’illusion volontaire


Il revient à Pascal, ce grand continuateur de saint Augustin, d’instruire le procès du moi. « Le moi est haïssable »[1] écrit-il dans une phrase célèbre … et peut-être pas toujours bien comprise car, comme le dit Lucien Goldmann, Pascal ne répond jamais par oui ou non mais toujours par oui et non.[2]

La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.[3]

Ainsi le moi est identifié à l’amour-propre. Le moi n’est pas une chose, une partie de l’homme, il n’est pas l’âme, il est simplement l’amour-propre. Or cet amour-propre est proprement ce qui corrompt l’âme. D’une part l’amour-propre incline à tous les péchés – ainsi la comédie est « dangereuse pour la vie chrétienne » parce qu’elle flatte l’amour-propre et prépare ainsi l’âme à accueillir tous les plaisirs et toutes les douceurs et les plaisirs représentés dans la comédie.[4] D’un autre côté cet amour-propre est ce qui nous pousse à nous faire Dieu et donc à ignorer le vrai Dieu. C’est pourquoi :

Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.[5]

Rien de ce qui en nous est « aimable », nos qualités, nos richesses, nos connaissances, etc., rien de cela nous le méritons, rien de cela ne doit être rattaché aux qualités propres du moi. Nous ne méritons pas plus qu’un autre. Pourquoi celui-ci est-il touché par la grâce et pas celui-là ? « Mérite, ce mot ambigu »[6] : Pascal reprend ici la controverse augustinienne contre les pélagiens : La grâce ne nous est pas donnée en échange de nos mérites affirme saint Augustin[7] et quand Dieu couronne nos mérites il couronne ses dons ! Réciproquement, être juste ne nous garantit de rien. Pascal rappelle saint Augustin qui a dit que la force serait ôtée au juste.

Rien donc ne vient justifier l’amour-propre. Au contraire la vérité, celle que la foi ouvre au croyant donne toutes les raisons d’aller jusqu’au mépris de soi :

Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors de l’homme, et une nature corrompue.[8]

L’amour-propre s’oppose donc à cette véritable connaissance de la nature humaine, et à la foi sur laquelle elle repose. Et par conséquent l’amour-propre ne peut reposer que sur une tromperie, qui masque cette nature corrompue et prend les défauts à mérite.

Il [l’amour-propre] ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris.[9]

« Misère de l’homme sans Dieu » : tel est le titre de cette partie selon la classification des liasses de Pascal par Brunschvicg. Misère non pas accidentelle mais consubstantielle. Misère que rien de ce qui appartient en propre à l’homme ne peut venir compenser :

Vanité des sciences. – La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale, au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.[10]

Et immédiatement après :

On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes, et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.[11]

Inversion de la réalité : nous nous faisons mérite de ce qui est le moins important car le plus important, nous ne le méritons, nous le l’avons pas appris mais le tenons de la grâce, du don de Dieu… Et parmi toutes ces sciences qui ne nous apportent aucun science des choses véritablement importante, la philosophie figure en bonne place, elle qui se termine dans le pyrrhonisme, le scepticisme et la suspension du jugement. « Nous voilà bien payés ! »[12]

L’embarras dans lequel se trouve l’amour-propre produit la « haine mortelle » contre cette vérité. L’amour-propre ne se peut regarder lui-même en face. Il lui faut un miroir trompeur, un miroir courtisan qui lui répète qu’il est le plus beau. Mais en même temps, il ne peut pas ne pas voir cette vérité :

Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.[13]

Mentir aux autres, se montrer sous un jour flatteur, jouer des apparences et se mentir à soi-même, c’est tout un. En mentant aux autres, je me mens à moi-même. Mais ce mensonge est fait de deux éléments contradictoires. Si je mens aux autres, j’espère que les autres ne connaîtront jamais la vérité, mais il m’est impossible de me mentir à moi-même en ne connaissant pas la vérité. Je mens aux autres et je me mens à moi-même parce que je connais la vérité.[14] Comme toujours chez Pascal, on a l’un et l’autre, la contradiction sans dépassement, c’est-à-dire la condition tragique de l’homme. Par conséquent, le plus grand mal pour l’homme n’est pas d’avoir des défauts – il ne peut en être autrement car pour la créature Dieu est d’abord perdu et la nature est corrompue – mais de ne pas vouloir les reconnaître. Comment peut-on ne pas reconnaître ce qu’on a devant les yeux ? Comment peut-on ne pas vouloir voir ce qu’on voit ? Il faut, nouvel oxymore, succomber à « l’illusion volontaire » qui est l’injustice par excellence puisque nous voulons pour nous-mêmes quelque chose que nous ne saurions tolérer des autres :

Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.[15]

Ainsi, que les autres nous montrent nos vices, cela devrait nous rendre heureux puisqu’ils contribuent à ce que nous sortions de l’erreur et de l’injustice. Au fond, être méprisé quand on est méprisable, c’est encore le mieux que nous puissions souhaiter si nous anime encore le sens de la justice. Mais l’amour-propre ne le permet pas :

Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ?[16]

Il y a certes des degrés dans cette aversion pour la vérité. Mais elle est en chaque homme et inséparable de l’amour-propre. Le moi est le foyer de toutes les tromperies, de tous les mensonges. Parce que nous voulons tromper et nous voulons nous tromper sur nous-mêmes nous finissons par être trompés par les autres :

Si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.[17]

Et c’est pourquoi nos réussites, nos succès mondains nous éloignent toujours d’avantage de la vérité. D’où cette conclusion sans appel de Pascal :

Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il parle alors sincèrement et sans passion.

L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.[18]

Ainsi, l’amour-propre, c’est-à-dire le regard que le moi porte spontanément sur lui-même, est la source de cette illusion volontaire qui contamine toute la vie sociale et ne lui laisse pour fondements que ces illusions qui prennent d’autant plus de force qu’elles peuvent compter sur la force de l’imagination cette « maîtresse d’erreur ». Le pire, peut-être est que cet amour propre n’a pas d’objet. Qu’est-ce que le moi ? Pour savoir, dit Pascal, il faut se donner ce qu’on aime en moi quand on m’aime. Si on aime quelqu’un à cause de sa beauté, on ne l’aime pas lui-même puis la maladie peut détruire cette beauté. Il en va de même pour les qualités morales qui peuvent se perdre.

Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne font point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ?[19]

Ce moi est à la fois impérissable et même temps inaccessible ; ses qualités (périssables) ne le définissent pas, elles n’explicitent pas une essence. Mais comme on peut l’aimer que ses qualités, il n’est donc pas aimable. Alors le moi est-il haïssable ? Sans aucun doute : il est se veut le centre de tout et veut asservir les autres. L’honnêteté, les bonnes mœurs n’y peuvent rien. Elles peuvent masquer aux autres l’incommodité de ce moi qui veut les asservir mais nullement en supprimer l’injustice. Reste ce que le Rédempteur met en moi, ces sentiments de sincérité et de fidélité aux hommes, la « tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a unit »[20]. Dans l’amour de Dieu et l’amour des autres hommes (la charité) réside la vraie connaissance du moi, dépouillé des illusions et de l’injustice.



[1]                     Pascal, Pensées, 455 de l’édition Brunschvicg, 597 de l’édition Lafuma. Nous donnons par la suite les références aux pensées en donnant dans l’ordre ces deux numérotations.

[2]                     Lucien Goldmann, Le dieu caché, Gallimard, 1959, p.46

[3]                     Pascal, Pensées, 100-978

[4]                     Cf. Pensées, 11-764

[5]                     Pensées, 492-617

[6]                     Pensées, 513-930

[7]                     Voir saint Augustin, Controverses pélagiennes : De la grâce et du libre arbitre, chap. V.

[8]                     Pensées, 441-471

[9]                     Pensées, 100-978

[10]                   Pensées, 67-23

[11]                   Pensées, 68-778

[12]                   Pensées, 73-76

[13]                   Pensées, 100-978

[14]                   Il y a peut-être ici une idée de ce « mentir-vrai » par lequel Aragon désignera le nouveau style réaliste en littérature.

[15]                   Pensées, 100-978

[16]                   Ibid.

[17]                   Ibid.

[18]                   Ibid.

[19]                   Pensées, 323-688

[20]                   Pensées, 550-931

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...