vendredi 5 janvier 2024

Deux questions dialectiques épineuses

 


J’ai consacré un livre à faire l’Éloge de la dialectique (éditions Bréal) et la vie nous met toujours aux prises avec cette dialectique dont Hegel fut le grand maître. L’identité de l’identité et de la différence en est le cœur. Et c’est seulement en admettant cette formule contradictoire que nous pouvons rendre compte des embrouillaminis dans lesquels nous nous trouvons pris. Je vais en donner ici deux exemples :

1)       Comment concilier le réalisme en matière de politique internationale et une défense ferme des principes moraux que nous tirons de la pensée des Lumières (mais sans doute aussi de la tradition grecque et chrétienne) ?

2)       Comment concilier l’universel et le respect des particularités des diverses civilisations humaines.

Ces deux problèmes n’en font peut-être qu’un seul, d’ailleurs.

§§§

Commençons par le premier. En bon lecteur de Machiavel, je tends à considérer les relations internationales d’un point de vue réaliste, ce que l’on appelle aussi parfois pragmatisme. Mais d’un autre côté, en lecteur de Kant, je tendrais plutôt à défendre une politique morale, car il n’est pas possible d’affirmer que ce qui vaut en théorie ne vaut rien en pratique ! Pour moi, bien que contradictoires, en première approche, ces deux principes sont un seul et même principe qui se développe comme l’unité d’une contradiction.

La politique internationale est le champ où s’affrontent les puissances, grandes ou moins grandes et, en dernier recours, c’est la forme des armes qui tranche. Le nazisme n’a pas été vaincu par les arguments moraux, mais par la force des armes des pays alliés qui n’ont pas fait dans la dentelle. L’Armée rouge a été particulièrement cruelle et les bombardements alliés sur les villes allemandes ou japonaises se firent sans le moindre discernement et sans précautions particulières pour le sort des populations civiles. Roosevelt avait même proposé de réduire l’Allemagne à l’état de champ de pommes de terre. La diplomatie « réaliste » a guidé assez largement les gouvernements à l’époque de la guerre froide. La situation mondiale d’aujourd’hui nous confronte à nouveau à ces graves problèmes. Qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du conflit israélo-palestinien, il est impossible de parvenir, par la force des bons sentiments, à une paix « juste et durable ». L’histoire n’est d’ailleurs rien d’autre que l’accumulation de ces paix injustes et peu durables… qui finissent par durer. Si on essaie de trouver des justifications pour soutenir un camp ou l’autre, on peut se plonger dans l’histoire, mais l’histoire ne donne aucune justification à qui que ce soit. On est toujours l’envahisseur de quelqu’un, toujours l’impérialiste ou le barbare de quelqu’un. Les Juifs vivaient en Judée Samarie bien avant d’être occupés par les Romains, qui durent céder la place aux Arabes, lesquelles finirent par s’incliner devant les Ottomans puis les Anglais… et finalement les Juifs ! Une partie de l’actuelle Ukraine est incontestablement la mère historique de la Russie et ses ennemis furent Polonais (voir Tarass Boulba). Une partie de l’actuelle Ukraine était la Galicie, un temps, dominée par l’empire austro-hongrois, héritier présumé du Saint Empire romain germanique. La soi-disant « révolution orange » a échoué à faire de l’Ukraine une nation en excluant les provinces russes révoltées. Les peuples ne fondent jamais leur droit sur l’histoire, mais sur la capacité à se faire peuples.

L’histoire ne donne pas de leçon, rappelait Hegel. Les circonstances et les hommes sont toujours différents et ce qui semble avoir été bon hier peut très bien se révéler catastrophique aujourd’hui. Les seules constantes sont géographiques, géologiques, climatiques et ce sont ces constantes qui conditionnent les intérêts des États. L’accès aux mers, par exemple, est l’un de ces intérêts majeurs. « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » : cette maxime attribuée à Lord Palmerston et à De Gaulle, est celle du réalisme politique. Réalisme qui nous enseigne avec Machiavel que l’on n’a pas le choix entre le bien et le mal, mais entre un plus grand mal et un moindre mal. On peut facilement admettre que, dans la très grande majorité des cas, la guerre est le plus grand mal, alors la recherche de la paix est le moindre mal, sachant que la paix exigera des compromis et des concessions de part et d’autre. Si, en revanche, on décide de régler les questions en litige par la guerre, il ne reste qu’à confier aux armes son sort et alors il faut être décidé à abattre son adversaire ou au moins à le réduire à merci.

Le réalisme cependant n’exclut pas de devoir pratiquer une politique morale. On peut admettre que » tous les hommes sont méchants et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion » (Machiavel, Discours…). Comme le dit encore le pénétrant Florentin, ils sont « ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profits ». Mais ces constats ne nous dispensent pas nous-mêmes de rechercher à chaque fois que cela est possible la voie du bien. Nous devons nous montrer pleins de gratitude, constants, francs, courageux devant les dangers et méprisants pour le profit ! Avant de dispenser des leçons de morale à la terre entière, nous devons nous les appliquer à nous-mêmes ! Il en va de même en politique internationale. Aucune nation ne peut s’autoriser à réclamer des autres ce qu’elle n’applique pas elle-même. Renoncer à toute politique de grande puissance, refuser de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres nations, pratiquer chez soi la plus large démocratie, et défendre le droit à la liberté d’expression des journalistes, intellectuels, philosophes, etc. Ceci implique que le seul droit que nous puissions revendiquer sur le plan international, est celui d’être maître chez soi, droit que l’on reconnaît évidemment à toutes les autres nations. Si on doit intervenir sur le plan international, ne peut pas pour pousser à la guerre d’autres nations, tout en sachant que nous n’en paierons pas le prix ! Mais pas plus qu’un particulier n’est autorisé à contraindre les autres à respecter les lois morales tant qu’ils ne touchent pas à la liberté égale pour tous, pas plus une nation ne peut décider qu’une autre nation est « l’empire du mal » tant qu’elle ne cherche pas à établir sa domination au plan international.

Autrement dit, le réalisme politique ne contredit nullement l’exigence d’une politique morale. Au contraire, il l’appelle. De ce point de vue, la politique morale s’oppose à la politique de puissance et fait de la paix sa ligne directrice.

§§§

L’universalisme est difficilement discutable. Dès lors que l’on proclame que tout homme, par nature, possède un certain nombre de droits inaliénables, ces droits valent aussi bien à Paris qu’à Tombouctou ! La question est ancienne. Opposant farouche à la révolution française, le libéral britannique Edmund Burke soutenait qu’il ne connaissait pas l’homme en général et que les seuls droits effectifs étaient, par exemple, les droits des Anglais. Burke se faisait l’apôtre d’un relativisme qui tient toujours le haut du pavé. Mais le relativisme, comme le scepticisme sur le plan de la théorie de la connaissance, se détruit de lui-même. Si chaque nation a son droit, il ne reste qu’à s’en remettre à la force quand des droits s’opposent. Les droits de l’homme tels qu’ils s’inventent aux États-Unis et en France à la fin du xviiie siècle sont des droits universels, même si on les restreint de fait à une certaine catégorie de la population. Les États-Unis, à peine ont-ils proclamé les droits de l’homme, maintiennent l’esclavage des Noirs au nom des droits des propriétaires et les Français restreignent les droits politiques aux « citoyens actifs » et en excluent les femmes. Mais ces constats, souvent faits, ne disqualifient pas la prétention universaliste des droits de l’homme, elle ne fait que souligner l’inconséquence des hommes de ce temps-là — on soulignera qu’un Condorcet, beaucoup plus conséquent que ses contemporains défendaient aussi les droits des femmes et des esclaves noirs dans les colonies.

On a reproché au colonialisme sa légitimation universaliste. C’est parfaitement ridicule. Le colonialisme était une négation pratique de l’universalisme des droits, puisqu’il commençait par nier les droits des peuples colonisés et se refusait à accorder les mêmes droits aux colons et aux indigènes — dans les colonies françaises régnait le statut de l’indigénat que défendaient les colons d’un côté, les autorités religieuses traditionnelles de l’autre, alors même que l’Algérie était considérée comme partie intégrante de la nation et divisée en départements. Le colonialisme est non pas un excès d’universalisme, mais un défaut d’universalisme.

Le problème de l’universalisme est qu’il est le corrélat presque nécessaire de l’affirmation de la supériorité de la civilisation issue de l’histoire de l’Europe occidentale sur les autres civilisations. Même les plus enragés des différentialistes doivent admettre que l’interdiction de l’esclavage est meilleure que son autorisation. Ils admettent aussi qu’il est mieux pour une société de garantir des droits égaux pour tous, hommes et femmes, que de restreindre les droits ou, du moins, la jouissance de certains droits aux hommes. Rares sont les différentialistes qui prendront la défense du mariage arrangé et encore moins du mariage des petites filles dès l’âge de neuf ans. On a bien vu certains « ethnopsychiatres » prendre la défense de l’excision, mais, fort heureusement, ils n’ont pas (encore ?) fait école. Si on renonce à l’universalisme, on renonce à prononcer quelque jugement que ce soit sur des pratiques qui nous semblent totalement contraires au respect de la dignité humaine. Personne, en France, ne réclame que les veuves soient immolées sur le tombeau de leur mari et aucune coutume n’interdit le mariage d’un fils d’universitaire (une sorte de brahmane à notre sauce) avec la fille d’un éboueur. Pourtant, en Inde, ce sont là des traditions que certains considèrent comme parfaitement légitimes…

Évidemment, l’évolution des mœurs n’a pas suivi partout le même chemin. Le poids de la religion est plus ou moins fort. Il serait donc absurde de vouloir imposer de l’extérieur la conception universaliste des droits. Les moyens pour aboutir à la reconnaissance des droits seraient contraires à ces droits eux-mêmes. Par exemple, le respect de la liberté religieuse fait partie du bloc des droits de l’homme et il n’est pas toujours aisé de faire cohabiter la liberté religieuse — la liberté pour chaque individu de pratiquer sa foi — avec les principes de la liberté de conscience égale pour tous. On sait qu’en Europe même, les lois sont très variables : la Grèce reconnaît la place éminente de l’Église orthodoxe et le mariage religieux y a la même valeur que le mariage civil.

Ajoutons que la conception universaliste des droits de l’homme n’est pas la marque de la supériorité de la civilisation européenne. D’une part, comme Amartya Sen l’a montré, il y a eu ailleurs, et par exemple en Inde, d’autres tentatives pour instaurer une société démocratique. En outre, « notre » civilisation qui a tant apporté à l’humanité s’est montrée aussi capable d’apporter le pire et de construire les moyens de détruire l’humanité dans son ensemble. Elle montre aussi jusqu’à quel point de déréliction peut mener une conception déraisonnable de la liberté quand on prétend s’arracher à tout déterminisme naturel.

Si nous n’avons aucune légitimité à vouloir que le droit et les coutumes des autres nations se conforment à notre droit et à nos coutumes, nous sommes néanmoins fondés à défendre chez nous notre droit et nos coutumes. Les « arrangements raisonnables » britanniques ou canadiens, consistant à laisser à la charia le soin de régler les questions de droit civil concernant la « communauté musulmane » sont tout à fait inconcevables du point de vue des droits humains ; ils consistent à admettre au nom du droit à la différence une différence des droits, conforme certes à l’esprit de Burke, mais imprégnée d’un racisme sournois : « c’est assez bon pour eux », pense ainsi l’Anglais pur souche qui laisse s’exercer un droit antagonique avec les libertés que lui-même a conquises. Quand la République affirme la supériorité de la loi française sur les lois et les coutumes religieuses, on peut penser qu’un esprit profondément religieux aura du mal à accepter un tel principe. Les chrétiens s’y sont faits depuis assez longtemps, et la monarchie en France a joué en ce sens (voir le livre de Jean-François Colosimo, La religion française, mille ans de laïcité). Les derniers arrivés doivent l’accepter, sinon ils peuvent toujours prendre leurs cliques et leurs claques et aller s’installer dans un pays où règne la charia.

L’universalisme inclut les droits de la particularité, c’est-à-dire les droits que peut faire valoir toute conception d’ensemble raisonnable de vie. Il en est ainsi parce que l’universalisme des droits est fondé sur la reconnaissance des droits inviolables de l’individu. La glorification de la différence, l’hypostase du particulier ne peut conduire qu’à la guerre entre les communautés et la négation des droits individuels.

 

En conclusion, la dialectique ne consiste pas à identifier les contraires selon des règles orwelliennes (du type, « la liberté c’est l’esclavage »), mais à montrer comment ils peuvent s’articuler pour sortir des oppositions abstraites qu’on ne pense résoudre qu’en rejetant l’un des deux termes. Bref, il s’agit bien, encore une fois, de sortir de la pensée binaire.

 

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