mardi 23 janvier 2024

Quelques remarques sur le texte intitulé « Machinerie et asservissement »

 Une intervention de Jean-Marie Nicolle

Le mode de production capitaliste serait « Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. » Certes, chaque entreprise est une sorte de pompe à plus-value. L’analogie est pertinente, mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? En effet, il manque un élément : toute machine a été voulue et pensée avant d’être mise en route. Ce n’est pas tout à fait le cas du capitalisme. Curieuse machine que celle dont les finalités sont indéterminées et que « personne ne dirige ».


Une de ses grandes caractéristiques est bien le processus d’abstraction progressive et généralisée : la numérisation de la monnaie, l’escamotage du moment et des conditions de la production aux yeux du consommateur, la substitution des automates aux travailleurs, le secret entretenu autour de la détermination des prix, la déconnexion entre les rapports financiers et les rapports de production, la place considérable des coûts de la publicité, tout cela aboutit à masquer les véritables « rouages » de l’économie, au point que plus personne ne comprend exactement ce qui se passe. Chacun ne voit que le secteur dont il est le spécialiste, sans vue d’ensemble, un peu comme un logiciel dont on aurait perdu le cahier des charges, qui aurait été amélioré par des programmeurs différents, sans relecture d’ensemble : la meilleure façon de déclencher un bug… Mais un tel système correspond-t-il à l’appellation de machine industrielle ? Ce serait plutôt une machine de théâtre dont les ressorts sont cachés au public qui n’en voit que les effets les plus spectaculaires.

Ou bien ne serait-ce pas autre chose ? C’est un dispositif dont la finalité n’a pas de fin identifiable, si ce n’est sa propre expansion ; ne s’agirait-il pas plutôt d’un organisme vivant ? Un organisme vivant dont le développement ne connaît aucune limite, au risque de sa propre mort. Certains cancérologues considèrent aujourd’hui que la cellule cancéreuse est apparue, au cours de l’évolution du vivant, comme produite par le système immunitaire de l’organisme lui-même pour s’autostimuler. La tumeur serait alors un développement accidentel, un excès de ce processus naturel de l’organisme qui finit par le tuer. Cette analogie me paraît mieux correspondre au développement du capitalisme : une organisation extrêmement efficace et dynamique de la production qui produit ses tumeurs, ses métastases, au risque d’un effondrement total de l’économie. Cette métaphore évolutionniste me paraît plus parlante.

Revenons un moment à la métaphore mécaniste : si le capitalisme est une machine qui n’est pas neutre, est-ce seulement pour les inégalités et la misère qu’il engendre ? Le danger de cette machine, sa « monstruosité » (comme le dit Heidegger à propos de la technique en général), tient à l’absence de ses limites. Le capitalisme vise la totalité. Ou, pour reprendre l’image évolutionniste de la tumeur, il récupère toutes les productions, y compris les marchés « communistes ». Il exploite toutes les occasions, comme le marché de la drogue. Il se saisit de toutes les innovations, comme celles de la médecine. Il contamine toutes les activités, même celles qui paraissent les plus désintéressées (l’art, le sport, la religion, la promenade, etc.). Il ne connaît aucune frontière.

 

Dans ce contexte, peut-on affirmer « Une désescalade technique s’impose » ? Comment cette désescalade serait-elle possible ? Nous n’en avons pas d’exemple, dans l’histoire, si ce n’est dans de courts moments de raidissement réactionnaire de certains gouvernements (par exemple, pour le rétablissement des corporations), vite balayés par le mouvement dit « du progrès ». L’humanité pourrait-elle vivre comme les Amish ?

La science dont la technique est issue devrait faire l’objet d’une critique. Soit. Mais de quelle science parle-t-on ? S’il s’agit des mathématiques, on voit mal comment reprocher à Euclide d’avoir fait le lit du capitalisme ! S’il s’agit des sciences physiques galiléennes, des sciences émancipatrices à l’égard des dogmes religieux, là encore on voit mal leur collusion avec l’aliénation du travail ! On peut comprendre la notion de science comme l’ensemble des institutions de recherche financées par l’Etat et les industries privées en vue de produire des techniques complexes dont on espère tirer d’énormes profits. Dans ce cas, une critique politique est envisageable, mais à condition d’éviter les généralisations abusives. D’abord, ce n’est pas l’activité qui est visée, mais son organisation. La recherche dite fondamentale doit être épargnée. Le domaine médical et pharmaceutique doit faire l’objet de discernements délicats : par exemple, la recherche sur les maladies rares est plus justifiée que les laboratoires de parapharmacie. Mais on entre alors dans des discussions sans fin sur les critères de discernement, car même les recherches militaires ou spatiales peuvent receler des retombées bénéfiques pour le bien-être des humains.

 

Le danger des métaphores inappropriées est qu’elles nous enferment dans des images connues, certes, mais souvent déjà dépassées par rapport aux changements réels. Que Marx compare le mode de production capitaliste à un grand automate se comprend à son époque. Que nous nous efforcions de trouver une autre métaphore avec les connaissances actuelles (comme celle de la tumeur) nous permet de parler à nos contemporains. Mais peut-être sommes-nous déjà dépassés. Il me semble plus pertinent de nous en remettre à l’histoire pour dégager une ligne évolutive, sans pour autant fixer un paradigme définitif.

Je prends l’exemple de l’organisation sociale du temps. Commençons par le pouvoir religieux. Pour dominer les esprits, il faut s’approprier le temps des croyants en le remplissant en permanence de préoccupations religieuses. Par exemple, au Moyen Âge, le dimanche, le Jour du Seigneur pour les chrétiens, étant celui du repos, il fallait éviter que les fidèles n’en profitent pour s’adonner à des activités libres ; il fallait donc occuper leur temps par la messe le matin et les vêpres l’après-midi. Le temps religieux domine le temps social. C’est la vie monastique qui impose le rythme journalier avec des périodes d’environ trois heures (matines, tierce, sexte, none, vêpres, complies, etc.) annoncées par la sonnerie des cloches. Ce repère audible par tous dans les campagnes et dans les villes uniformise le rythme de la vie quotidienne, en signalant le début et la fin du travail, les heures des repas, etc. Aux XIIè et XIIIè siècles, avec le développement des villes, on installe une cloche, puis une horloge dans un beffroi. Les bourgeois imposent alors des sonneries différentes de celles des églises pour imposer leur rythme de travail à leurs ouvriers : l’horloge contre la cloche. Par exemple, l’heure de none, annonçant le repas, est avancé de 14h à 12h (d’où l’anglais noon). La division du temps est bien l’objet d’une lutte de pouvoir sur la société et sur les esprits.

Aujourd’hui, l’organisation sociale du temps est en train de changer à vive allure. Il n’y a pas d’horloge dans les supermarchés. Alors que le temps de travail est très réglementé, le temps passé devant les écrans n’a plus aucune limite. La télévision a absorbé tout le temps libre dégagé du temps de travail contraint, transformant ce qui aurait permis l’émancipation intellectuelle en abrutissement généralisé. Puis, la génération nouvelle a rejeté la télévision parce que ses spectacles sont programmés sur une grille horaire fixe, pour adopter une navigation permanente, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, une consommation en « streaming » sans limitation de durée, sur les plateformes de diffusion de médias, de jeux vidéo, et sur les réseaux sociaux. « Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement… » (Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire) Les plateformes informatiques gèrent « le temps de cerveau disponible » à leur profit, en commençant par capter les enfants, dès l’âge de deux ans, en dépit des effets sanitaires et éducatifs catastrophiques que provoquent les écrans au plus jeune âge, au point que les collégiens passent plus de temps sur les écrans qu’en classe. On commence à en mesurer les dégâts : inattention lors des apprentissages, pauvreté des acquisitions en langue, en calcul, en histoire, isolement social, conflits permanents avec les parents eux-mêmes aux prises avec leur propres contradictions (comment limiter la pratique du portable par les enfants quand on y passe soi-même tout son temps ?), sans compter les pathologies déclenchées par la fragilisation d’un moi qui s’expose sans cesse aux jugements sur les réseaux sociaux. Les plus de soixante-dix ans ne sont pas épargnés par la folie du portable. Il n’y a plus de temps à soi, mais une immersion complète, jusqu’à la noyade, dans un temps imposé par d’autres. Ainsi est-on passé d’une aliénation du temps par la religion, puis par le travail salarié, pour arriver aujourd’hui à une aliénation complète du temps par les écrans.

On en est là. Le tableau est assez clair. Les causes (techniques, biologiques, sociales et psychologiques) sont assez connues. Les conséquences sont prévisibles : nous allons tout droit vers une organisation totalitaire de la société. Mais que faire ? Y a-t-il un remède ?

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