Une intervention de Jean-Marie Nicolle
Le mode de production capitaliste serait « Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. » Certes, chaque entreprise est une sorte de pompe à plus-value. L’analogie est pertinente, mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? En effet, il manque un élément : toute machine a été voulue et pensée avant d’être mise en route. Ce n’est pas tout à fait le cas du capitalisme. Curieuse machine que celle dont les finalités sont indéterminées et que « personne ne dirige ».
Une de ses grandes caractéristiques est bien le processus d’abstraction
progressive et généralisée : la numérisation de la monnaie, l’escamotage
du moment et des conditions de la production aux yeux du consommateur, la
substitution des automates aux travailleurs, le secret entretenu autour de la
détermination des prix, la déconnexion entre les rapports financiers et les
rapports de production, la place considérable des coûts de la publicité, tout
cela aboutit à masquer les véritables « rouages » de l’économie, au
point que plus personne ne comprend exactement ce qui se passe. Chacun ne voit
que le secteur dont il est le spécialiste, sans vue d’ensemble, un peu comme un
logiciel dont on aurait perdu le cahier des charges, qui aurait été amélioré
par des programmeurs différents, sans relecture d’ensemble : la meilleure
façon de déclencher un bug… Mais un tel système correspond-t-il à l’appellation
de machine industrielle ? Ce serait plutôt une machine de théâtre dont les
ressorts sont cachés au public qui n’en voit que les effets les plus
spectaculaires.
Ou bien ne serait-ce pas autre chose ? C’est un dispositif dont la
finalité n’a pas de fin identifiable, si ce n’est sa propre expansion ; ne
s’agirait-il pas plutôt d’un organisme vivant ? Un organisme vivant dont
le développement ne connaît aucune limite, au risque de sa propre mort.
Certains cancérologues considèrent aujourd’hui que la cellule cancéreuse est
apparue, au cours de l’évolution du vivant, comme produite par le système
immunitaire de l’organisme lui-même pour s’autostimuler. La tumeur serait alors
un développement accidentel, un excès de ce processus naturel de l’organisme
qui finit par le tuer. Cette analogie me paraît mieux correspondre au
développement du capitalisme : une organisation extrêmement efficace et
dynamique de la production qui produit ses tumeurs, ses métastases, au risque
d’un effondrement total de l’économie. Cette métaphore évolutionniste me paraît
plus parlante.
Revenons un moment à la métaphore mécaniste : si le capitalisme est
une machine qui n’est pas neutre, est-ce seulement pour les inégalités et la
misère qu’il engendre ? Le danger de cette machine, sa
« monstruosité » (comme le dit Heidegger à propos de la technique en
général), tient à l’absence de ses limites. Le capitalisme vise la totalité. Ou,
pour reprendre l’image évolutionniste de la tumeur, il récupère toutes les
productions, y compris les marchés « communistes ». Il exploite
toutes les occasions, comme le marché de la drogue. Il se saisit de toutes les
innovations, comme celles de la médecine. Il contamine toutes les activités,
même celles qui paraissent les plus désintéressées (l’art, le sport, la
religion, la promenade, etc.). Il ne connaît aucune frontière.
Dans ce contexte, peut-on affirmer « Une désescalade technique
s’impose » ? Comment cette désescalade serait-elle possible ?
Nous n’en avons pas d’exemple, dans l’histoire, si ce n’est dans de courts
moments de raidissement réactionnaire de certains gouvernements (par exemple,
pour le rétablissement des corporations), vite balayés par le mouvement dit
« du progrès ». L’humanité pourrait-elle vivre comme les Amish ?
La science dont la technique est issue devrait faire l’objet d’une
critique. Soit. Mais de quelle science parle-t-on ? S’il s’agit des
mathématiques, on voit mal comment reprocher à Euclide d’avoir fait le lit du
capitalisme ! S’il s’agit des sciences physiques galiléennes, des sciences
émancipatrices à l’égard des dogmes religieux, là encore on voit mal leur
collusion avec l’aliénation du travail ! On peut comprendre la notion de
science comme l’ensemble des institutions de recherche financées par l’Etat et
les industries privées en vue de produire des techniques complexes dont on
espère tirer d’énormes profits. Dans ce cas, une critique politique est
envisageable, mais à condition d’éviter les généralisations abusives. D’abord,
ce n’est pas l’activité qui est visée, mais son organisation. La recherche dite
fondamentale doit être épargnée. Le domaine médical et pharmaceutique doit
faire l’objet de discernements délicats : par exemple, la recherche sur
les maladies rares est plus justifiée que les laboratoires de parapharmacie.
Mais on entre alors dans des discussions sans fin sur les critères de
discernement, car même les recherches militaires ou spatiales peuvent receler
des retombées bénéfiques pour le bien-être des humains.
Le danger des métaphores inappropriées est qu’elles nous enferment dans des
images connues, certes, mais souvent déjà dépassées par rapport aux changements
réels. Que Marx compare le mode de production capitaliste à un grand automate
se comprend à son époque. Que nous nous efforcions de trouver une autre
métaphore avec les connaissances actuelles (comme celle de la tumeur) nous
permet de parler à nos contemporains. Mais peut-être sommes-nous déjà dépassés.
Il me semble plus pertinent de nous en remettre à l’histoire pour dégager une
ligne évolutive, sans pour autant fixer un paradigme définitif.
Je prends l’exemple
de l’organisation sociale du temps. Commençons par le pouvoir religieux. Pour
dominer les esprits, il faut s’approprier le temps des croyants en le
remplissant en permanence de préoccupations religieuses. Par exemple, au Moyen
Âge, le dimanche, le Jour du Seigneur pour les chrétiens, étant celui du repos,
il fallait éviter que les fidèles n’en profitent pour s’adonner à des activités
libres ; il fallait donc occuper leur temps par la messe le matin et les
vêpres l’après-midi. Le temps religieux domine le temps social. C’est la vie
monastique qui impose le rythme journalier avec des périodes d’environ trois
heures (matines, tierce, sexte, none, vêpres, complies, etc.) annoncées par la
sonnerie des cloches. Ce repère audible par tous dans les campagnes et dans les
villes uniformise le rythme de la vie quotidienne, en signalant le début et la
fin du travail, les heures des repas, etc. Aux XIIè et XIIIè
siècles, avec le développement des villes, on installe une cloche, puis une
horloge dans un beffroi. Les bourgeois imposent alors des sonneries différentes
de celles des églises pour imposer leur rythme de travail à leurs ouvriers :
l’horloge contre la cloche. Par exemple, l’heure de none, annonçant le repas,
est avancé de 14h à 12h (d’où l’anglais noon). La division du temps est
bien l’objet d’une lutte de pouvoir sur la société et sur les esprits.
Aujourd’hui, l’organisation
sociale du temps est en train de changer à vive allure. Il n’y a pas d’horloge
dans les supermarchés. Alors que le temps de travail est très réglementé, le
temps passé devant les écrans n’a plus aucune limite. La télévision a absorbé
tout le temps libre dégagé du temps de travail contraint, transformant ce qui
aurait permis l’émancipation intellectuelle en abrutissement généralisé. Puis,
la génération nouvelle a rejeté la télévision parce que ses spectacles sont
programmés sur une grille horaire fixe, pour adopter une navigation permanente,
à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, une consommation en
« streaming » sans limitation de durée, sur les plateformes de
diffusion de médias, de jeux vidéo, et sur les réseaux sociaux. « Ainsi,
les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passe-temps, amusés d’un vain
plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement… »
(Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire) Les
plateformes informatiques gèrent « le temps de cerveau disponible » à
leur profit, en commençant par capter les enfants, dès l’âge de deux ans, en
dépit des effets sanitaires et éducatifs catastrophiques que provoquent les
écrans au plus jeune âge, au point que les collégiens passent plus de temps sur
les écrans qu’en classe. On commence à en mesurer les dégâts : inattention
lors des apprentissages, pauvreté des acquisitions en langue, en calcul, en histoire,
isolement social, conflits permanents avec les parents eux-mêmes aux prises
avec leur propres contradictions (comment limiter la pratique du portable par
les enfants quand on y passe soi-même tout son temps ?), sans compter les
pathologies déclenchées par la fragilisation d’un moi qui s’expose sans cesse
aux jugements sur les réseaux sociaux. Les plus de soixante-dix ans ne sont pas
épargnés par la folie du portable. Il n’y a plus de temps à soi, mais une
immersion complète, jusqu’à la noyade, dans un temps imposé par d’autres. Ainsi
est-on passé d’une aliénation du temps par la religion, puis par le travail
salarié, pour arriver aujourd’hui à une aliénation complète du temps par les
écrans.
On en est là. Le
tableau est assez clair. Les causes (techniques, biologiques, sociales et
psychologiques) sont assez connues. Les conséquences sont prévisibles :
nous allons tout droit vers une organisation totalitaire de la société. Mais
que faire ? Y a-t-il un remède ?
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