dimanche 14 janvier 2024

Machinerie et asservissement

Le machinisme porta longtemps les espoirs de libération de l’humanité. La machine devait libérer l’homme du travail. Elle est devenue très largement l’instrument de son asservissement. La technique moderne est issue de la science et n’a plus rien à voir avec ce « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon. 

Le machinisme est inséparable des rapports de production dans lesquels il s’est développé. Le capital est d’essence « spirituelle », puisque l’argent n’est pas une réalité matérielle, même s’il a besoin, au moins provisoirement, d’un support physique comme l’or. Mais le capital ne peut vraiment être capital que par l’incarnation dans la machinerie qui permet de pomper la force de travail vivante. La machinerie a aussi une fonction idéologique directe : elle donne un modèle de l’organisation sociale efficace. Le mode de production capitaliste dans son ensemble fonctionne comme un grand automate (Marx). Les théoriciens du marché parfait en font une machine à feed back, se régulant elle-même par approximations successives. La connexion généralisée par l’intermédiaire des réseaux informatiques fait de la « société mondiale » (tant est-il qu’existe une telle chose) une gigantesque machine cybernétique. Que cette gigantesque machine soit essentiellement un moyen pour extorquer de la plus-value, sur une échelle toujours élargie, indépendamment de toute finalité proprement humaine, cela n’a plus aucune importance. On n’arrête pas le progrès ! Pour Althusser, l’histoire est un « procès sans sujet ni fin(s) » : c’est bien ainsi que se présente le mode de production capitaliste. Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. Voilà qui la met à l’abri de toute critique. La rationalité de cette machine est à l’abri de tout examen. Elle lui est immanente et c’est elle qui donne le modèle de la rationalité puisque c’est elle qui décide des organisations sociales et des relations que doivent entretenir les individus. Par exemple, c’est la rationalité technique qui élimine les guichets et les caisses tenues par des « opérateurs humains » pour les remplacer par des applications internet ou des guichets automatiques, transformant par la même occasion l’usager ou le consommateur en un rouage de la machine : le client qui passe à la caisse automatique fait le travail de la caissière réduite au chômage. L’abstraction de la marchandise est ici poussée presque à son terme. Demain, c’est le « réfrigérateur « intelligent » qui déterminera la commande à passer, laquelle sera livrée par drone. Alors le rapport de l’homme aux choses utiles à la vie sera réduit à un pur rapport de consommation, masquant complètement tout le processus social de production et de circulation.

On peut encore voir la grande machinerie capitaliste sous un autre angle, comme une de ces machines absurdes de l’artiste suisse Jean Tinguely, machines faites de bric et de broc et fonctionnant sans autre finalité. Et, effectivement, la grande machinerie capitaliste recycle tout ce qui tombe sous la main pour en faire des éléments de son propre fonctionnement. Les éléments les plus archaïques – extraire des minerais à la main, par exemple – coexistent avec le dernier cri de la technologie. Un enfant du Kivu peut faire un élément convenable de la machine.

La machine, comme système, n’est pas neutre. Elle ne peut pas servir à n’importe quelle fin, même si c’est ainsi qu’elle se présente. Les marxistes ont défendu avec obstination cette neutralité de la machine. Lénine était fasciné par le taylorisme et le fordisme, que Gramsci qualifiait avec plus de pertinence de « révolution passive », c’est-à-dire de révolution contre le prolétariat. Mais si la machinerie est adéquate au mode de production capitaliste, comme Marx l’a montré, et si le socialisme peut la reprendre et la faire tourner à son propre compte, c’est que le socialisme n’est qu’une sorte de nouveau capitalisme dans lequel le capitaliste est remplacé par le bureaucrate et l’ingénieur, évolution qui est d’ailleurs enga  gée depuis longtemps par le capitalisme lui-même. Mais le travail à la chaîne « socialiste » est tout aussi aliénant que le travail à la chaîne capitaliste. Les interconnections informatiques ont leur propre logique qui est de séparer toujours plus les individus les uns des autres et non de la relier comme l’assure une propagande insistante. Comprendre cela, c’est reprendre, à nouveaux frais, la critique radicale de la technique, telle que l’ont entreprise Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, pour la France, ou Lewis Mumford aux États-Unis.

Sans doute est-il absurde de vouloir briser les machines. Notre vie en dépend tellement que nous briserions par la même occasion la vie humaine elle-même. Mais il est plus que temps de s’intéresser à leurs usages, à leur fonction sociale et aux aliénations dont elles sont porteuses. Une désescalade technique s’impose qui serait ruineuse pour le mode de production capitaliste et bénéfique pour la majorité des humains. Mais évidemment, une critique de la technique n’épargnera pas la science dont elle est issue. La science moderne représenta la grandeur de l’esprit humain, elle promit un avenir radieux à l’humanité. À travers la technique, elle est mise aujourd’hui au service de son pire abaissement. C’est pourquoi la critique de la science (et pas seulement de ses mauvaises applications) se trouve à l’ordre du jour. Grâce à la science, l’humanité est ainsi libérée… de son encombrante liberté. Il est temps de cesser de vénérer de tels libérateurs !

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